À moins de dix, ils ont cassé Internet
On est passé d'un réseau décentralisé à un réseau... centralisé...
Les pannes affectant toute une partie du Web se multiplient. Nous atteignons une situation qui est inverse à celle voulu par la DARPA lors de la création d'Internet. Et cela ne devrait pas s'arranger.
Vous vous souvenez de la légende selon laquelle Internet a été pensé pour « défendre la sécurité nationale [américaine] face à une attaque nucléaire » ? Bien entendu, une guerre nucléaire totale éteindrait à la fois toute vie humaine et toutes les machines, mais l'idée est là. Les chercheurs de la DARPA voulaient changer de paradigme. Ils voulaient passer de réseaux en étoile à des réseaux sans véritable centre névralgique. Cela a bien fonctionné pendant un temps. Et puis sont arrivé des mastodontes. Et la fâcheuse tendance humaine à accumuler, à centraliser a repris le dessus. Au début, seuls les experts se sont rendus compte de ce qui était en train d'advenir. Aujourd'hui, même Madame Michu le remarque parce que son cloud avec ses photos s'écroule. Parce que du jour au lendemain, elle ne peut plus rien acheter, ni accéder à ses sites préférés sur le Web. Et ça, c'est de la faute d'une dizaine de sociétés qui ont réussi à casser Internet.
Un récent article de l'Internet Society (ISOC) pose les choses clairement, pour ceux qui n'auraient pas compris depuis des lustres.
Amreesh Phokeer, expert en métrologie des réseaux rappelle dans cet article que quelques sociétés ont désormais la main sur une très grande partie de l'économie numérique. De fait, lorsqu'un incident technique touche l'une d'entre elles, tout un pan d'Internet s'écroule.
L'Internet Society mesure cette concentration avec un indice. Au delà de 2.500, il indique une « haute concentration du marché ». Depuis juin 2021 le niveau de concentration des Content Delivery Network (CDN) est passé de 2448 à 3410 pour les 10.000 sites les plus visités. Les CDN sont des réseaux qui permettent de servir plus vite et mieux des contenus aux visiteurs. La plupart des gros sites s'appuient sur ces CDN pour fournir leurs informations. En outre le marché des CDN est dominé par les États-Unis qui en accueillent 96,5%. Le premier acteur suivant est la Russie avec 2,8%. On comprend donc aisément que la chute de l'un des acteurs majeurs dans ce domaine affecte énormément de sites.
L'article de l'Internet Society rappelle les derniers « évènements » :
Mai 2025: le DNS 1.1.1.1 de Cloudfare tombe. En mai également, un problème lié aux DNS fait écrouler le trafic vers une grosse partie du cloud d'Amazon.
Octobre 2025 : un problème de DNS, encore, met à mal le portail du cloud Azur, les services Microsoft 360, Outlook et la fonctionnalité de jeu multijoueurs de la Xbox.
La concentration au niveau des DNS, des CDN, de l'hébergement, des noms de domaines et des certificats SSL pose un réel souci de résilience d'Internet. Les chiffres mesurés par l'Internet Society montrent le niveau de risque et l'absurdité des discours politiques qui s'engagent à aller vers plus de souveraineté.





Dans un article de 2021, Nguyen Phong Hoang notait que « à eux seuls, Cloudflare et Amazon hébergent plus de 30 % des domaines populaires pour le DNS et l'hébergement Web. Si l'on ajoute Google, Akamai et Fastly, cinq fournisseurs hébergent 60 % des pages indexées dans la liste Tranco Top-10K. »
Sur cette dernière illustration, on voit que 10 acteurs concentrent une majorité des services essentiels à la diffusion de l'information sur le Web. À eux seuls, ils ont cassé le projet initial d'un réseau décentralisé démarré dans les années 70. Et le Web ne date que de 1993...
Ce n'est pas tout...
L'ISOC s'est penchée sur les éléments clef de la diffusion d'information via le Web. les DNS, l'hébergement, les CDN... Mais ce n'est pas la seule problématique.
Celle des câbles est également très importante. « La diversité en coeur de réseau se réduit. Il y a de moins en moins de chemins alternatifs et la donnée passe de plus en plus par les câbles des GAFAM qui offrent des chemins très courts », explique à Reflets Kavé Salamatian, Professeur des Universités en Informatique à l'Université de Savoie.
De fait, Google, Facebook (Meta) ou Amazon posent désormais des câbles sous-marins en lieu et place des traditionnels opérateurs ou consortiums d'opérateurs. Ces câbles constituent l'épine dorsale d'Internet.
Les entreprises comme Google, Meta ou Amazon justifient souvent leur entrée sur ce marché par un besoin de connectivité lié à l'étendue de leur infrastructure. On n'est jamais mieux servi que par soi-même, n'est-ce pas ? Mais là où les opérateurs (souvent nationaux) étaient contraints de fournir un service à tous (pas de « zones blanches »), ces nouveaux entrants n'ont pas les mêmes impératifs imposés par les États. Ils se défendent d'ailleurs de vouloir remplacer les opérateurs traditionnels.
Ces derniers se retirent peu à peu de l'activité de coeur de réseau car les contraintes sont doubles : fournir un service général et ne pas trop augmenter les prix par peur de perdre leurs clients sur des marchés concurrentiels.
« Les câbles nouvelle génération ont 10 à 20 fois plus de débit et on peut changer leur capacité sans avoir à les remonter. Ceux qui les posent, comme les GAFAM ont énormément de bande passante en réserve. Que se passera-t-il lorsque les câbles des opérateurs classiques deviendront obsolètes ? Qui restera-t-il en coeur de réseau ? », poursuit Kavé Salamatian.
À ce problème, il faut ajouter celui du matériel. Là aussi la concentration se profile. Les marques de routeurs (qui acheminent la donnée) se réduisent. Cisco et Huawei se tirent la bourre depuis des année mais ils dominent. De leur côté, les GAFAM se mettent à produire des routeurs logiciels pour les débits intermédiaires et il n'est pas impossible que d'ici quelques années ils s'imposent comme ils l'ont fait pour le cloud, les CDN et le reste...
Moins de diversité, c'est évidemment plus de risques de pannes qui ravagent toute une partie d'Internet d'un coup. Mais c'est aussi accéder à un pouvoir qui était jusque là l'apanage des États. Or l'agenda politico-philosophique des patrons de ces entreprises n'est pas tourné vers le bien commun...