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par Gaël Dahnal

Terres de Gandhaäl (7) – Livre 1 : « Fondations »

Seghuenor reprit son souffle. Des images de son enfance affluaient par vagues successives, comme des chevaux emballés lancés dans un galop effréné. Les heures passées assis en tailleur sur un rocher surplombant la mer, les yeux fixés sur le soleil, suivant sa trajectoire; la souffrance que procuraient les exercices auxquels l’astreignaient son maître. La solitude aussi. L’attente. L’espoir et le désespoir.

Seghuenor reprit son souffle. Des images de son enfance affluaient par vagues successives, comme des chevaux emballés lancés dans un galop effréné. Les heures passées assis en tailleur sur un rocher surplombant la mer, les yeux fixés sur le soleil, suivant sa trajectoire; la souffrance que procuraient les exercices auxquels l’astreignaient son maître. La solitude aussi. L’attente. L’espoir et le désespoir. Seghuenor ressentait pour la première fois le poids que représentait pour lui cette période de sa vie. Il n’avait pas connu l’enfance, les caresses d’une mère aimante, les premiers émois amoureux. Il avait été projeté dans un monde d’apprentissage et d’effort avant même qu’il ne fut en mesure de profiter des instants bénis que connaissent tous les être humains durant leurs premières années. Il se rendit compte tout à coup qu’il était seul, qu’il ne connaissait pas l’amour, la douceur d’un foyer; il comprit en cet instant qu’il était peut-être, à l’instar  d’un projectile que l’on propulse vers une cible, un pion que l’on jouait, déterminé pour une partie dont il ne connaissait pas les tenants et les aboutissants, ni les règles. Il luttait depuis trente cercles, aidé de Mortesse, et d’autres hommes de valeur et c’était la première fois que cette idée lui venait à l’esprit, le saisissait dans toute sa vérité !

Seghuenor ferma les yeux et entreprit de faire le vide dans son esprit, il lui fallait continuer comme si rien ne s’était passé. Les temps n’étaient pas à l’introspection — se dit il avec force — mais à l’action ! Ils luttaient depuis trop longtemps pour qu'il se laisse aller à de pareilles faiblesses, le destin d’un peuple tout entier, d’une nation était en jeu; il fallait continuer, continuer le combat qu’il menait tous les jours…Une prière silencieuse traditionnelle jaillit dans son esprit, évidente : Akmäth, déesse mère de toutes choses, reine de la nature, gardienne des élément, viens à mon aide et guide moi ! Je ne suis qu’un homme aveugle et j’implore ta mansuétude… Doldiën l’avait écouté religieusement, aucune émotion ne semblait perceptible sur ses traits. Ses yeux enfiévrés étaient fixes, rivés sur un point invisible devant Seghuenor. Celui-ci continua son récit, rasséréné par la prière muette qu’il venait d’accomplir. — Depuis quinze cercles les tribus Mestydes sont de nouveau soudées. Nous avons dû parcourir tout le continent sud durant de longs cercles de saisons, livrer bataille, convaincre, menacer, récompenser, pour y parvenir. Les chefs des tribus ont accepté de nous prêter allégeance et sont désormais membres du conseil d’Anglar qui se tient dans la cité première, Shaleenmär. Mais de nouvelles dissensions font jour, les luttes de pouvoir, les complots sont notre lot quotidien. Nous devons nous organiser, Doldiën, nous devons éviter que les peuples du sud ne reviennent en arrière, ne se perdent une fois encore dans de stériles querelles, ne soient asservis par des puissances extérieures ou ne disparaissent tout simplement. Des émissaires du Ghöl-Amgöth, de Morglang, de Dorianor nous sont envoyés; Anglar commence à devenir une puissance non négligeable et les empires Kendaïs, malgré les guerres terribles qu’ils se livrent entre eux, commencent à s’intéresser à nous. Nous avons fait les premiers pas vers l’unité, la paix, nous sommes une jeune nation fragile et ne voulons pas voir tout nos efforts réduits à néant,  me comprends-tu ? Jalïn Doldiën hocha la tête lentement à plusieurs reprises. Son visage auréolé par les rayons violets crépusculaires semblait plus vieux, creusé par de soudaines rides qui durcissaient son visage. Ce fut un murmure qui s’échappa d’entre ses lèvres. — Je comprends très bien, Seghuenor. C’est le début d’une grande histoire, une très grande histoire… Il sourit malicieusement et reprit : — J’aimerais beaucoup voir Shaleenmär, la première cité bâtie par des hommes libres. Oui, j’aimerais la voir… Vous avez fait un grand travail tous les deux, mais il y a un gouffre entre unifier des tribus et diriger un empire, et vous l’avez bien compris. Que faire? Il soupira et secoua la tête de gauche à droite comme pour mieux se convaincre. — Tout se répète à l’infini; comment arriver à déjouer les pièges qu’il nous tend, je ne le sais pas moi-même ! Mais foin de cela, nous verrons bien…  et qu’en est-il des shalwäth, y en a-t-il parmi votre conseil ? — Nous les avons chassés ! — intervint Mortesse, le regard sombre. Les shalwaths sont dangereux, ils ne maîtrisent pas les forces qu’ils invoquent, ce sont des êtres corrompus ! Seghuenor, gêné par l’intervention virulente de son ami, reprit à sa suite : — Mortesse ne dit pas cela pour toi, bien entendu Doldiën; mais nous avons eu beaucoup de problèmes avec les sorciers. Leurs pouvoirs inquiètent le peuple, ils sont étranges et incontrôlables pour la plupart. De plus, les rennes du pouvoir ne leur sont pas indifférents, crois-moi ! Un seul fait exception, il vient de temps à autres à la cour et je lui fais confiance. Il est d’ailleurs à l’origine de l’édification de Neldar la pensante, la deuxième cité. C’est un sage et il n’y a pas d’avidité en lui, il veut conserver la connaissance, améliorer les hommes grâce au savoir. — Pour moi ? répondit Doldiën. Que veux-tu dire par là ? — Je…beaucoup de choses ici m’ont fait dire que la Shalaaï ne t’était pas étrangère. Ces lumières… Seghuenor balaya d’un bras la tour baignée de lueurs pourpres — la musique que nous entendions il y un instant… — Oui, bien sûr, j’aurais du m’en douter, suis-je bête ! Le maître de trois sources rit faiblement. — Il n’y a aucune Shalaaï dans tout ce que tu me décris, aucune ! Je vous expliquerai, et vous verrez demain des choses encore plus subtiles et intéressantes, croyez-moi. Non, non, je n’aime pas la Shalaaï moi non plus. Je la connais pourtant et m’en suis servi à quelques reprises, il y a longtemps, mais ce sont des forces tyranniques et fluctuantes qui rongent celui qui s’en sert, qui peuvent même en faire leur esclave. Les Kendaïs ont asservi les peuples des deux continents grâce à elle, et ce n’est pas fini. Mais parlons d’autre chose.  Qui est donc le sage dont tu me parlais et à qui tu as confié la responsabilité de la deuxième cité d’Anglar ? — Il se nomme Wholäth Drhare, mais il ne dirige pas Neldar, c’est un conseiller, architecte, un guide pour le Shaïndi Stampa à qui j’ai donné ma confiance pour que ce port soit construit. — Oui, je comprends…Wholäth, bien sûr… — Vous le connaissez ? —  Je le connais très bien. C’est un ami qui m’est cher. Je ne l’ai pas vu depuis si longtemps, peut-être depuis la disparition de Gandhaäl. Une expression de surprise envahit les visages des deux voyageurs. Mortesse demanda sans préambule: — Vous voulez dire par là que vous avez connu le seigneur Gandhaäl, que vous avez plus de deux cent cercles ! Et vous voudriez me faire croire que la Shalaaï n’est pour rien dans tout ça ? Allons Doldiën ! Je n’ai rencontré qu’une seule fois ce Drhare, il n’a pas l’air mauvais bougre, mais c’est un Shalwäth et je ne peux avoir entièrement confiance en un invocateur de démons. Si lui aussi est vieux de deux cent cercles il faut m’expliquer comment cela est possible ! — Il y a des hommes qui ne sont pas comme les autres sur ce monde, et la Shalaaï n’y est pour rien ! Ne cherchez pas dès aujourd’hui à vouloir connaître la vérité, il est trop tôt. Si vous êtes venus jusqu’à moi afin que je vous prête main-forte il faudra accepter que certaines choses inexplicables le restent, sachez-le. Mais nous avons beaucoup bavardé et l’heure avance, les invités de la fête doivent nous attendre. Venez, nous continuerons cette passionnante discussion demain, je vous montrerai la vallée de trois sources et nous aurons alors tout le loisir de partager nos points de vue. Le ton employé par Doldiën avait été péremptoire, les deux hommes sentirent alors qu’il n’y avait pas seulement chez leur hôte calme et compréhension. Jalïn Doldiën se leva, de manière normale cette fois-ci — se dirent les deux compagnons — et les invita à le suivre. Mortesse et Seghuenor, perdus dans leurs pensées, en proie à de nombreuses questions, suivirent le maître de Gondoriän à travers le dédale de pierre que formait sa demeure, tous deux silencieux.

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