Journal d'investigation en ligne et d'information‑hacking
par shaman

Résistances indigènes sur les plates-bandes du capitalisme

"Attention, à partir de maintenant nous entrons en territoire Mapuche. Ils pourraient nous arrêter à n'importe quel moment et brûler le camion". Le travailleur forestier qui nous a pris en stop ne semble pas particulièrement haineux en disant cela.

Il ne vient pas de ces régions mais du nord du Chili. Il poursuit: "Depuis que nous sommes petits, on nous explique que les Indiens Mapuche sont des voleurs, des alcooliques et des fainéants. Beaucoup de mes confrères forestiers les détestent. Moi non."

Les évènements mettant en cause les Indiens d'Araucanie divisent en effet les sociétés chilienne et argentine. C'est d'abord l'affaire Santiago Madonaldo qui en Argentine a récemment défrayé la chronique. Cet activiste de 28 ans avait disparu après avoir participé à un barrage routier sauvage mis en place par les Mapuche pour exiger la libération d'un de leur leader séparatiste, Facundo Jones Huala. La société argentine exigea des réponses de la ministre de l’intérieur, Patricia Bullrich, dont les forces spéciales avaient violemment dispersé le barrage. Le corps fut finalement retrouvé 78 jours plus tard noyé dans la rivière Chubut, proche des lieux du drame. L'affaire n'est pas encore résolue et beaucoup soupçonnent un cas de disparition forcée. Quelques jours après la dispersion du barrage, le leader Mapuche du RAM ("Resistencia Ancestral Mapuche") toujours emprisonné, déclarait à la télévision d'argentine :

"Il y a des choses que je ne peux pas cacher comme ma doctrine politique et idéologique. Nous soutenons l'utilisation de la violence politique comme moyen d’autodéfense. Nous planifions la libération du peuple Mapuche et la reconstruction de notre monde. Nous sommes la branche armée du mouvement Mapuche : nous utilisons des cocktails Molotov, des couteaux et des bâtons. Nous n'avons pas les moyens pour plus que cela."

Au même moment, au Chili, trois militants Mapuche entament leur 110e jour de grève de la faim. Ils sont accusés d'avoir mis le feu à une église anglicane, ce qu'ils démentent. L'un d’eux professe même la foi anglicane. Leur demande est simple : être jugés de la même manière que tous les citoyens chiliens. Le gouvernement utilise en effet une loi antiterroriste datant de l'ère Pinochet pour réprimer la résistance indienne. Cette loi, régulièrement dénoncée par les organismes de défense des droits de l'homme, permet la détention préventive des suspects pendant plus de 2 ans et l'appel de témoins à visage caché. Le 28 septembre 2017, les soutiens à la cause Mapuche investissent les rues de Santiago de Chili. La manifestation sera dispersée par les canons à eaux et les carabiniers. Le gouvernement cessera finalement de faire la sourde oreille et trois des quatre grévistes recommenceront à s'alimenter. Mais le problème reste entier. À peine une semaine plus tôt, le 21 septembre, huit autres leaders du mouvement ont été arrêtés dans le cadre de l'opération "Hurricane". Ils sont eux aussi accusés de terrorisme, toujours grâce à cette fameuse loi. On les accuse d'incendies de camions et d'églises.

Alors ils revendiquent quoi ces Mapuche ? Nous pourrions répondre en quelques mots : revendications territoriales, reconnaissance culturelle, égalité de traitement devant la loi ... Mais pourquoi s’arrêter là ? N'y a-t-il pas plus d'enseignements à tirer de leur lutte ? Pour cela nous allons devoir remonter dans le temps et reparcourir l'histoire, une histoire que nous connaissons tous, mais qui mérite néanmoins un peu plus de notre attention. Car comme le dit Eduardo Galeano dont le livre "Les veines ouvertes de l’Amérique du Sud" a inspiré une partie de ces lignes :

"Si le passé n'a rien à dire au présent, l'histoire peut aller dormir tranquillement dans le placard, là ou le système garde ses vieux déguisements"

Membres de "Mouvement des Indiens Mapuche" durant la cérémonie d'enterrement de Jaime Facundo Mendoza Collio, 24 ans, mort en 2009 après avoir été abattu par la police durant une occupation de terres.  - REUTERS/Jose Luis Saavedra (CHILE POLITICS CONFLICT)
Membres de "Mouvement des Indiens Mapuche" durant la cérémonie d'enterrement de Jaime Facundo Mendoza Collio, 24 ans, mort en 2009 après avoir été abattu par la police durant une occupation de terres. - REUTERS/Jose Luis Saavedra (CHILE POLITICS CONFLICT)

L'éthique coloniale et la naissance du capitalisme

1492, Christophe Collomb (re)découvre l'Amérique. Abordant les côtes du Venezuela, il imaginera y avoir découvert le paradis terrestre. Il y rencontre un peuple « bienveillant et accueillant par nature », qui l’accueille avec hospitalité. "Ils nous concilièrent tellement leur amitié que c'était merveille". Mais les douces rêveries sont une chose, la réalité économique en est une autre. La couronne espagnole a financé l'expédition du navigateur génois, et en attend un retour en espèces sonnantes et trébuchantes. Les Espagnols viennent de chasser les Maures d'Espagne, et les coffres de la couronne sont vides. En 1494, une bulle papale attribue les terres nouvellement découvertes à l’Espagne et lui concède en 1508 le patronage de l'Église du nouveau monde. Pour attirer les conquistadors, les souverains espagnols accordent aux conquistadors le droit de se saisir de terres en leur nom, en échange d’un cinquième des butins et trésors qu’ils trouveront. La course est lancée, la conquête du nouveau monde sera le fait d'aventuriers souvent sans scrupules, attirés par la promesse d’un enrichissement rapide avec la bénédiction du roi et de l'église.

Les Indiens connaissent les métaux précieux, qui ont pour eux une valeur spirituelle. Leurs orfèvres ont mis au point des techniques avancées pour leur temps et leurs œuvres feront l'étonnement des Espagnols… Qui les fondront pour les transformer en lingots. En 1534, Francisco Pizarre débarque à Séville avec la rançon qu'il a fait verser par le roi Atahualpa juste avant de l'étrangler : une pièce remplie d'or et deux autres d'argent. Cette rançon représente un demi-siècle de production de métaux précieux en Europe. En 1545, Potosi est découverte, surnommée "la colline ruisselant d'argent". La ville nouvellement créée acquiert très vite le statut de ville impériale. Son blason mentionne : "Je suis la riche Potosi, le trésor du monde, la reine des montagnes et la convoitise des rois". Sa population dépassera bientôt celle de Londres, Paris, Madrid et Rome. En parallèle, les mines du Mexique sont mises en exploitation. Entre 1503 et 1660, on estime que 185 tonnes d'or et 16 000 tonnes d'argent sont arrivées en Espagne. L'argent transporté représente le triple des réserves européennes d'alors. Moctezuma, l'empereur aztèque témoignera :

"Comme le ferait des singes, ils soulèvent l'or, ils s'assoient avec des gestes qui manifestent leur jubilation [...] Ils montrent à cet égard un appétit furieux. Ils convoitent l'or comme des porcs affamés".

Christophe Colomb de retour de sa première expédition.
Christophe Colomb de retour de sa première expédition.

Mais cette manne va peu profiter aux colonisateurs. Charles Quint, qui a acheté le trône du Saint Empire, ne parle pas espagnol et s'entoure de conseillers flamand. Il dilapide les fortunes du nouveau monde en constructions somptueuses, s'endette en lançant des guerres de religion contre les Turcs ou contre l'hérésie protestante naissante. En 1543, Quelque 65 % du montant des rentes royales sont destinées au paiement des annuités de la dette et profitent aux grands banquiers : Fugger, Welser, Shetz ou Grimaldi. Noblesse espagnole et riches du nouveau monde, interdits de toute activité industrielle, dilapident leurs fortunes en faste, produits de luxe et nouveaux titres pompeux.La fragile industrie espagnole, elle, ne va pas résister à la forte demande en produit de luxe et manufacturés en provenance des colonies. Un rapport français de la fin du XVII siècle affirmera que l’Espagne ne contrôle que 5 % du commerce avec le nouveau monde en dépit de son monopole officiel, le reste étant entre les mains des Flamands, des Hollandais, des Français, des Génois et des Anglais. Galeano affirme : "L'Espagne possédait la vache mais d'autres buvaient son lait".

Ailleurs en Europe, la réforme a fait son apparition et avec elle, les ingrédients qui, selon Max Weber, permettront la naissance du capitalisme : l'ascétisme bourgeois et la théorie de la prédestination, selon laquelle la réussite est un signe d’élection divine, seul le fait de jouir de ses richesses étant un péché. Dans le premier tome du Capital, Marx écrira :

"La découverte des gisements d'or et d'argent en Amérique, la croisade d'extermination, d'esclavagisme et d’ensevelissement dans les mines de la population aborigène, le commencement de la conquête et le pillage des Indes orientales, la transformation de l'Afrique en terrain de chasse d'esclaves noirs sont autant de faits qui annoncent l'ère de production capitaliste. Ces processus idylliques représentent autant de facteurs fondamentaux dans le mouvement de l'accumulation originaire."De cette accumulation de richesses va naître le capitalisme. L'horloge de l'histoire va continuer sa course, mais la dynamique de fond va rester inchangée. Les économies vampires vont poursuivre leur entreprise, s'abreuvant goulûment aux veines grandes ouvertes du continent Sud Américain. D'abord par l'intermédiaire des grandes plantations de sucre, caoutchouc, coton ou café. Crées par les héritiers des conquistadors, elles vont consommer sans modération la force de travail des esclaves africains. 13 millions quitteront les côtes africaines et la moitié d'entre eux mourra au cours des trois premières années de servitude. Ces plantations dévasteront également la nature originelle, nature dont Amerigo Vespucci, explorateur du Brésil, disait : "Les arbres sont d'une telle beauté et d'une telle douceur que nous pensions être au Paradis terrestre.". L'indépendance des colonies sud-américaines ne changera pas la donne. Elles seront le fait de bourgeoisies assujetties aux centres mondiaux capitalistes, plus préoccupées à récolter les ressources du continent plutôt qu'à en émanciper les populations. L'époque moderne achèvera d’entériner le rôle assigné au continent sud-américain : pré-carré des États-Unis, grands propriétaires bloquant toute réforme agraire, extractivisme forcené conduit par tous les gouvernements, dépendances aux centres mondiaux par le biais de la dette et de la dépendance technologique.

Des Indiens qui résistent encore et toujours à l'envahisseur

Les natifs du continent Sud-américain vont être les premiers à subir de plein fouet la furie du capitalisme naissant. Les premiers contacts ne sont pas inamicaux, les Espagnols échangeant des objets prisés (haches, tissus, et.) contre l'or tant désiré. Mais les demandes se font plus pressantes, les indigènes sont soumis à la question, les expéditions tournent au pillage et les Espagnols s'enfoncent toujours plus loin dans les terres. Grâce à quelques avantages technologiques (la roue, le cheval, la poudre à canon et le fer), grâce à leur intrépidité (et une certaine fourberie), mais aussi parce qu'ils amènent avec eux virus et bactéries, les Espagnols vont abattre des empires millénaires en quelques années.

En 1521, Hernan Cortes et la petite vérole mettent à bas la confédération Aztèque. En 1572, c'est l'empire théocratique des Incas qui s'écroule. Un siècle après la découverte du nouveau continent, Phillipe II affirmera qu'un tiers des indigènes a été décimé. Les survivants vont être contraints de payer le tribut pour les morts. Grâce au système d'encomienda, la couronne attribuera les Indiens aux colons sur deux générations en 1536. Puis trois générations en 1629… Puis quatre en 1704. Qu'ils soient astronomes, architectes, ou simples "sauvages" de l'âge de pierre, ils deviendront le premier combustible du système colonial. Huit millions d'entre eux vont périr pour exploiter les richesses de Potosi. Ils se suicideront individuellement ou collectivement pour échapper au travail harassant et aux tributs exorbitants. Bartolomé de Las Casas, un jésuite radical et grand défenseur des Indiens, témoignera auprès de la couronne des atrocités qui ont lieu sur le nouveau continent :

"Quand ils ont été amenés aux limites de l'effondrement par les travaux auxquels ils sont soumis et commencent à tomber de faim et de labeur, alors qu'ils trébuchent dans les montagnes avec des charges énormes sur le dos, les Espagnols les frappent et les battent avec des bâtons. [...] Ils ne leur permettent pas d'arrêter et de respirer [...]  Leur seule réponse à un tel traitement est : 'J'abandonne, Tu es diabolique et monstrueux. Je ne peux plus continuer. Tue-moi maintenant. Je ne veux pas vivre un autre moment. '. Ils disent cela allongés en gémissant et en serrant leurs poitrines dans ce qui est clairement une grande agonie."

Les chiffres divergent mais le constat reste glaçant. En un siècle de colonisation européenne, la population indigène sera passée de plus de 70 millions à moins de 12 millions.

Mais revenons aux Mapuche.

Les Indiens d'Araucanie sont un peuple de guerriers. Ils ont défait les visées expansionnistes des Incas, les arrêtant à la hauteur du fleuve Maule. La résistance du chef Lautaro ("Grand aigle") et la rébellion de Pelantaro ("Caracara lumineux") ont abouti à fixer la frontière de l'empire espagnol à la rivière Bio Bio. Le peuple Mapuche sera le seul peuple "découvert" à être reconnu comme une nation indépendante par une couronne européenne. Dès lors, les envahisseurs hésiteront à s'aventurer en territoire indigène. En 1810, le Chili devient indépendant, le territoire Mapuche restant coincé entre Nord et Sud. Malgré le développement d'échanges commerciaux, des tensions vont progressivement faire leur apparition. Les années 1850 voient le territoire chilien totalement exploité, le seul espace d'expansion possible étant le territoire indien. Les colons chiliens pratiquent une agriculture tournée vers l'exportation, l'agriculture vivrière Mapuche et ses grands territoires vides leur semblent une aberration. Ils se mettent progressivement à acquérir les terres au Sud de la rivière Bio Bio. En 1851, le chef Mapuche Manil va prendre parti pour la révolution qui éclate au Chili. Percevant le gouvernement de Santiago comme le principal ennemi, il chevauche vers le Nord avec ses braves. Mais les rebelles seront finalement défaits. Huit ans plus tard, en 1859, sous la pression colonisatrice, le chef Manil appelle à un nouveau soulèvement. Les Indiens s'unissent, attaquent plusieurs forts et ré-imposent leur contrôle sur leurs territoires historiques. Le gouvernement chilien, exaspéré, ressort les plans d'invasion d'Araucanie des cartons. 

Sentant l'invasion venir, les Mapuche vont tenter un ultime mouvement tactique. Assistés par un explorateur et avocat français, ils convoquent une assemblée constituante. Plus de 3000 délégations indigènes assistent à l'évènement. Le 17 novembre 1860, ils déclarent la création du "Royaume d'Araucanie et de Patagonie", adoptent une constitution et élisent Orélie Antoine de Tounens comme roi. L'invasion du Chili, ou "Pacification de l'Araucanie", sera déclenchée dès l'année suivante, suivie de peu par son équivalent en Argentine. Les opérations dureront plus de 10 ans. Orélie Antoine de Tounens  sera capturé, interné au Chili, puis déporté en France. Le gouvernement d'Araucanie en exil continue de fonctionner aujourd’hui. Les territoires indigènes finiront par être intégrés au Chili ou à l'Argentine. La population indienne passera d'un demi-million à 25 000 âmes. Les survivants seront déportés dans des réserves ne couvrant que 5 % de leur territoire originel. Les politiques de colonisation étatiques continueront par la suite à grignoter ce maigre territoire, marginalisant complètement ces communautés.

 Orélie Antoine de Tounens acclamé par les chefs Mapuche.
Orélie Antoine de Tounens acclamé par les chefs Mapuche.

Le XXe siècle va voir la réorganisation de la résistance avec l'occupation de terres comme moyen d'action. Les organisations indiennes s'allient avec les mouvements de la gauche chilienne. Une partie des terres va être rendue sous les gouvernements de Jorge Alessandri et d'Eduardo Frei. En 1972, Salvador Allende fait voter une loi reconnaissant les droits indigènes. Il promet la restitution des terres usurpées depuis la pacification. Le coup d'état de Pinochet mettra fin à ces élucubrations gauchistes. Remettant le pays sur les rails néo-libéraux, Pinochet confisque à nouveau les terres "injustement" restituées aux indigènes, les transfère aux grandes familles et aux multinationales, posant ainsi les bases d'une lucrative industrie du bois subventionnée par l'État. Cette industrie est ajuourd'hui au cœur du conflit avec les Mapuche. 

Indiens anarchistes contre cowboys forestiers

Au commencement était la forêt tempérée Sud-américaine, adaptée à son environnement, source d'une bio-diversité riche et unique mais inutile pour une industrie forestière basée sur l'exploitation du pin et de l'eucalyptus, deux espèces à croissance rapide. Il faut donc défricher et replanter. Entre 1997 et 2007, la surface des plantations de pin et d'eucalyptus chiliennes est multipliée par dix. Elles couvrent aujourd'hui plus de 43 pour cent du territoire du Sud du Chili. Dans ces régions, caractérisées par des climats sévères et des vents violents, ces plantations ne rendent pas les mêmes services que la forêt originelle. Les cycles de coupes rapides laissent régulièrement les sols à nu, et provoquent une importante érosion. Elles ne retiennent pas les eaux de pluie provoquant l'asséchement des nappes phréatiques et des inondations dans les vallées. Les sols sont contaminés par les pesticides, les golfes pollués par les usines de traitement du bois. Les grands groupes forestiers ne créent sur place ni richesses, ni emploi. Souvent exemptés d’impôts, employant des travailleurs issus d'autre parties du pays, elles restructurent le paysage économique dans le seul but d'exporter.

Au Chili, les forestiers, ce sont trois grandes entreprises, trois grandes familles qui se partagent la vache et le lait. D'abord, la famille Angelini contrôlant la société ARAUCO. Anacleto Angelini, né en Italie, émigra au Chili en 1948. Parti avec 100 dollars en poche, il fit fortune grâce aux pêcheries, aux mines et à la distribution d'essence. La plus grande part de ses richesses fût amassée sous la dictature, en bénéficiant des grandes privatisations, alors qu'un de ses cadres principaux était un proche Pinochet. A sa mort, en 2007, il était la personne la plus riche d’Amérique du Sud. La deuxième famille, Matte, contrôle la société CMPC à hauteur de 55 %. Dirigé par la fratrie Matte, fraye avec les politiques de tous bords. Le groupe a en outre été accusé de collusion avec la concurrence pour s'entendre sur les prix. Stephan Schmidheiny, enfin, contrôle la société Masisa. Schmidheiny, entrepreneur et magnat suisse, est un personnage difficile à lire. Héritier du plus gros conglomérat de l'amiante, dont il finira par se débarrasser, il est condamné puis acquitté pour sa responsabilité dans la mort des ouvriers qui travaillaient dans ses usines. Il acquiert les terres Mapuche alors que Pinochet est encore au pouvoir, devient millionnaire puis se reconvertit en philanthrope, réinjectant toutes ses possessions dans une fondation. Il écrit un livre décrivant ses activités de business philanthropique, construit un site Web dont le seul but semble de se dédouaner. Une sorte de Monsieur Propre ? Mettons-le au banc d'essai Mapuche ! Dans son livre, trois brèves lignes affirment qu'il collabore avec eux. Tiens. En 1999, il refuse de recevoir une délégation Mapuche, puis se ravise et en 2004 conclut avec eux un accord leur permettant de récupérer progressivement les terres non exploitées. Trois ans plus tard, les Mapuche dénoncent Masisa qui n'aurait pas respecté leur accord et aurait fait appel aux carabiniers pour les expulser. Depuis, Masisa a détruit un site sacré. Les Mapuche ont alors occupé les propriétés de l'entreprise ici, et .

 Camions forestiers brûlés par la résistance Mapuche.
Camions forestiers brûlés par la résistance Mapuche.

Le conflit actuel éclate en 1995, avec un projet controversé de construction d'un barrage sur la rivière Bio Bio. Ce projet est poussé par Endesa, une compagnie espagnole d’électricité, et doit apporter au Chili l'énergie dont le pays manque cruellement. Il doit aussi déplacer 90 familles et inonder un cimetière historique Mapuche. Il est d'abord rejeté face à l'opposition de la "Société Nationale de développement indigène" ou "Conadi". Le gouvernement du Chili licencie alors les deux directeurs d'origine indigène. La "Conadi" retourne sa veste et la construction débute en 1999. La lutte va alors se radicaliser. A la manœuvre, le  "Conseil de toutes les terres", crée en 1990, qui avait déjà commencé à lancer des occupations de terres en Araucanie. En 1996, 140 leaders Mapuche sont condamnés pour occupations illégales. En 1997, c'est le premier camion forestier qui est incendié, celui-ci transportait du bois en provenance d'une parcelle contestée. Et les choses s’enveniment. En 1998, la "Coordination Arauco-Malleco" ou "CAM" est créé, rassemblant plus de 160 communautés indigènes. Cette organisation dédiée à la résistance et à l'action sera au cœur des affrontements entre l'État Chilien, les Mapuche et les milices paramilitaires.

Car les Chiliens d'Araucanie vont commencer à s'organiser pour se défendre. En 2002 apparaissent les "Commando Hernan Trizano", du nom d'un capitaine Chilien chargé de protéger les colons avant l'opération de Pacification d'Araucanie. En 2009, un porte-parole masqué de ce groupe affirme que le groupe est armé et qu'il a une liste de leaders Mapuche à abattre "s’ils n'arrêtent pas de déconner avec nos terres". Et de poursuivre : "Les principaux leaders Mapuche vont disparaître de la surface de la terre avec de la dynamite que nous allons placer dans leur ceintures s’ils continuent à insister pour récupérer leurs terres".

Et le conflit de s’approfondir. Des activistes Mapuche meurent lors de la réponse quasi militaire à l'occupation de terres. Un paysan écrasera même un jeune indigène avec son tracteur. En 2012, 50 départs de feu simultanés, imputés aux Mapuche, provoquent la mort de 7 pompiers. En 2013, ce sont deux fermiers qui décèdent dans l'attaque et l'incendie de leur ferme. Une maison d'un leader Mapuche est alors brûlée et 42 leaders arrêtés. En 2014, un autre leader est assassiné sur le pas de sa porte. Mais les occupations, incendies de camions, destruction de biens des forestiers, continuent. Y répondent répression et arrestations, le plus souvent hors du cadre strict de la loi Chilienne.

Malgré les nombreux incidents, les leaders Mapuche clament leurs intentions non violentes et dénoncent les violences dont est victime leur peuple. Ainsi, Aucan Huilcarman Paillana, porte-parole du "Conseil de toutes les terres" explique :

"Nous avons besoin de la compréhension de la société Chilienne, et nous avons besoin des terres pour assurer une continuité historique à notre peuple. Toute notre culture, notre langage et notre identité ont une relation directe avec la terre. Nous aimons notre terre car nous venons d'elle. Si nous perdons notre terre, nous perdons notre langage et nous allons aussi doucement disparaître" (...) La récupération de terres est différente de la prise de terres. Nous avons un droit sur ces terres qui nous furent usurpées par l'armée chilienne en 1881. Nous avons un droit sur ces terres et un droit de les récupérer. Nous récupérons ce qui est à nous."

Ou Juan Carlos Curinao, un chef ou "Lonco" Mapuche :

Nous ne portons pas d'armes pour blesser les colons non-indigènes, nous nous battons pour notre culture. C'est l'état qui a attaqué, qui nous tire dessus." "Si j'occupe une propriété, ce n'est pas de la violence. Je récupère mon territoire."

Hector Llaitul encore, porte parole de communautés Mapuche :

Notre lutte est contre l'extractivisme forestier, jamais contre nos frères travailleurs."

 Détention de Jaime Huenchullan durant l'opération Hurricane de 2017.
Détention de Jaime Huenchullan durant l'opération Hurricane de 2017.

Les Mapuche sont-ils de dangereux terroristes ? Sommes-nous face à un ancien conflit réchauffé, de neo-cowboys contre punk-indiens ? Les Mapuche luttent-ils pour une vision du monde archaïque et tombée dans les oubliettes de l'histoire ?

Ou se battent-ils simplement contre l'extractivisme des multinationales à l’appétit dévorant ?Pas si vite, nous n'avons pas fini notre histoire ! Nous allons quitter les terres et le peuple Mapuche pour remonter vers le nord, vers la Colombie et la côte Caraïbe. Car là-bas aussi vit un peuple dont l'histoire mériterait que nous en tirions quelques enseignements.

La cosmologie Kogui au chevet de notre monde

Les Indiens qui vivent là se nomment Kogui, Arhuaco, Wiwa et Kankwamo. Ils sont tous issus de la grande culture des Tolima, un peuple d'orfèvres, d'artisans et d'agriculteurs, dont les racines remontent aux années 200 après Jésus-Christ. Bartolomé de Las Casas témoigne des premières années de la conquête :

 "Les natifs de la province de Santa Marta avaient beaucoup d'or, la province et ses alentours étaient riches de ce métal et les gens qui vivaient ici avaient la volonté et la connaissance pour l'extraire. Pour ces raisons, de 1498 à aujourd'hui, en 1542, la région attira une suite ininterrompue de pillards espagnols uniquement intéressés par voguer vers ces côtes, attaquer, tuer et voler les gens, dérober leur or et reprendre le large. Chaque expédition - et elles furent nombreuses durant ces années - ont envahi la région causant un mal incommensurable. Jusqu'en 1523, ce furent principalement la bande côtière et la campagne sur quelques lieues qui furent dévastées. Mais en cette année un grand nombre de ces brigands espagnols établirent un camp permanent dans la région. [...] Ce camp vit l'arrivée d'un commandant après l'autre, tous déterminés à surpasser leur prédécesseur en méchanceté et en cruauté. [...] Ils en firent tant qu'ils dépeuplèrent, entre 1529 et aujourd'hui (1542), une zone de plus de 400 lieux qui était autrefois aussi densément peuplé que les autres."

Les indigènes, ici, vont résister à l'invasion espagnole de la même façon qu'ils l'ont fait pour les invasions précédentes : par l'isolation. Les tribus fuient vers la montagne proche, région isolée et refuge luxuriant. Mais cette fuite est aussi un retour aux sources car cette montagne est le centre de leur cosmologie. La Sierra Nevada de Santa Marta couvre un territoire grand comme l’île Maurice, plus de 2 000 kilomètres carrés. On y trouve tous les écosystèmes présents en Colombie : forêt tempérée, tropicale, déserts, landes et marécages. La Sierra Nevada est la plus haute montagne côtière du monde, son plus haut pic atteignant 5 700 mètres de hauteur. Elle fertilise la région environnante grâce à 35 rivières qui prennent leurs sources dans ses pics enneigés. Elle héberge un écosystème unique, internationalement reconnu comme exceptionnel et essentiel. L'UNESCO l'a nommée en 1979 "Réserve de biosphère pour l’humanité".

Pour les peuples qui vivent ici, cette montagne est bien plus encore. D'elle naquit le reste de la terre. Elle est le cœur battant du monde, reflet vivant de sa richesse et de sa diversité. Ils en sont les enfants, se nommant eux-mêmes "grands frères" par opposition aux "petits frères" que sont les habitants des autres région du monde. Ils ont été placés sur terre pour protéger la montagne et par delà elle, maintenir l’équilibre du monde tout entier. Car, pour eux, ce qui se passe dans cette montagne a des effets partout ailleurs. Ils s'acquittent de leur engagement par le biais de méditations journalières, rituels saisonniers et en maintenant une discipline mentale sans failles. Gerardo Reichel-Dolmatoff, anthropologue et archéologue colombien spécialisé dans les peuples originels, témoigne :

"La religion traditionnelle Kogui est étroitement liée aux idées Koguis concernant la structure et le fonctionnement du monde. La cosmologie Kogui est un modèle pour la survie dans le sens qu'elle modèle les comportements individuels dans un plan d'action ou d'interdictions orientés vers le maintien d'un équilibre viable entre les besoins de l'homme et les ressources de la nature. De cette manière l'individu et la société entière doivent tous deux porter cette immense responsabilité qui ne s'étend pas seulement à leur société mais à l’humanité toute entière".

Leur tâche n'est pas facile. La culture tairona fut d'abord mise à mal par l'invasion puis la colonisation espagnole. Les descendants des Taironas, les Koguis, sont repoussés vers des terres moins riches où l'agriculture ne peut plus subvenir aux besoins de grands groupes de population. Les Espagnols se saisissent du pouvoir et des nobles et détruisent la classe guerrière. La société Kogui subit un processus de déculturation ne laissant intact que les paysans cultivant la terre. Leur vision du monde, elle, va être sauvée par les Mamas, chamanes et autorités spirituelles.

Les Mamas subissent une formation rigoureuse, restant isolés du monde sans pratiquement voir la lumière du jour pendant les vingt premières années de leur vie. Cette période d'isolation prolongée leur permet de s'abstraire des préoccupations normales des êtres humains et d’acquérir des moyens de communication avec l'autre monde. Ils étudient les rituels, effectuent des méditations profondes et apprennent le secret de la divination. Retournant vers la société à l'âge de 20 ans, ils deviennent les guides du peuple, les protecteurs de la montagne et du monde dans son ensemble. Loin de les marginaliser, cette formation les pousse vers les autres cultures, ayant un devoir moral de les protéger aussi. Le XXe siècle va poser de nouveaux problèmes aux Mamas. La guerre civile colombienne va avoir des répercussions dans la montagne, lieu idéal pour les cultures illégales, refuge et source de main d'œuvre pour les guérillas, objectifs pour les militaires et les para-militaires qui les pourchassent. Reichel-Dolmatoff décrit dans les années 70, l'émergence d'unnouvelle génération de Mamas qui "ne se conforment plus aux bases établies par la tradition, mais qui se tournent vers de nouveaux horizons et de nouvelles dimensions dans lesquelles la destinée humaine pourrait s'accomplir":"Ce n'est pas tant les causes de ces phénomènes qui occupent les prêtres, mais la problématique de comment les intégrer dans les schémas établis de la cosmologie ... Quels rituels ou attitude morale impliquent-ils pour les individus et la société."

Guérilla légaliste à l'épreuve d'une Colombie trop souvent escroquée

Le 21 octobre 1987 est établi "Gonavindua Tairona" dont le but proclamé est de "lier les communautés natives au monde occidental avec l'obligation de defendre la Sierra Nevada jusqu'à ses fondations les plus profondes pour que, tous ceux qui vivent ici ainsi que leur environnement ne souffre d'aucun mal.". L'année suivante, les Koguis accèdent à une requête de Alan Ereira pour réaliser un documentaire pour la BBC, requête qu'ils avaient plusieurs fois refusée. Les Koguis vont ainsi mettre fin à leur politique d'isolement, se plaçant dans un mouvement plus général de résurgence des cultures indigènes en Amérique du Sud. Le film issu de leur collaboration se nommera "Issu du cœur du monde - L'avertissement des grands frères". Il contribuera à leur reconnaissance, leur vaudra la visite du roi d’Espagne ... mais n'aura pas l'effet escompté. En 2005, ils re-convoquent Alan Ereira estimant que leur message n'a pas été entendu. Ils s'avouent profondément effrayés par ce que nous faisons au monde mais comprennent que nous n'avons pas connaissance des forces que nous sommes en train de déchaîner… Un deuxième film, Aluna, sera issu de cette collaboration.

Les Indiens revendiquent un territoire qu'ils appellent "La ligne noire", une frontière invisible à l’œil nu parcourant 54 sites sacrés qui encerclent la Sierra. Ces sites, grands esprits liés à la montagne, la protègent, ils sont les organes. La Colombie ne reconnaît aux Indiens qu'un territoire beaucoup plus restreint, centré autour des deux grands parcs nationaux que sont la réserve naturelle et indigène de la Sierra Nevada de Santa Marta et le parc Tayrona sur la côte caraïbe. "Gonavindua Tairona", soutenu par les ONG, poursuit une politique de rachat de terres visant à reconstituer le territoire originel. Ils collaborent aussi avec certains paysans pour re-générer la forêt et les terres épuisées par la monoculture et les plantations. "Gonavindua Tairona" s'oppose aussi à plusieurs grands projets de développement, barrages et mines, qui mutilent leur terre sacrée. Avec l'apaisement de la guerre civile, ces méga-projets fleurissent, poussés par une nouvelle loi libérale sur les mines et un gouvernement ambitionnant de tripler les exportations de charbons pour 2021. Deux trajectoires en collision. Les Koguis vont affronter ici l'extractivisme et la corruption.

Ligne noire et projets de mines. En bleu rayé les projets en attente d'autorisation. En vert les projets en cours.

En 2007, "Gonavindua Tairona" sollicite la Cour constitutionnelle colombienne. Ils s'opposent à l'implantation d'un méga-port dédié à l'exportation, au cœur du territoire démarqué par la Ligne noire. Ils arguent qu'ils n'ont pas été assez consultés et bloquent ainsi le début des travaux. Que diable ces retards, le consortium colombo-brésilien commence en 2008 à dynamiter le site. En 2010, un jugement de la Cour constitutionnelle donne raison au Koguis. En 2011, une autre consultation à lieu, sans déboucher sur des résolutions. Pas de problème, c'est le Ministère de l'Environnement qui se chargera d'accorder une licence environnementale permettant les travaux et à la désacralisation du site de Jukulwa de continuer. Depuis, le projet patauge. A court de ressources, le milliardaire brésilien sera amené à vendre le port et les futures trois grandes mines au conglomérat Turc Yildirim Holding SA, qui promet de faire avancer le projet "agressivement". Aujourd'hui, le port est terminé, mais l'exploitation des mines n'a toujours pas commencé, empêtré dans des problèmes juridiques internationaux. Les Koguis, eux, n'abandonnent pas. En février 2016, ils se retirent d'une consultation avec le gouvernement sur des projets de mines et d'énergie. Deux jours plus tard, des incendies criminels ravagent deux de leurs sites sacrés.

Quelques années auparavant, en 2005, se tenaient les consultations pour le projet "El Cercado" sur la rivière Rancheria. Le gouvernement le présente comme le projet du futur avec pour objectifs de garantir l'accès à l'eau à plus de 300 000 personnes dans la région, de générer de l’électricité pour alimenter les villages et, bien sûr, de fournir de l'eau pour les grandes exploitations. Les indigènes affirment n'avoir été jamais consultés, mais le projet se met en branle. En 2006, des attaques de groupes paramilitaires vident les environs du barrage de ses habitants. Environs 1500 personnes sont déplacées. En 2010, le gouvernement annonce la fin des travaux et la mise en eau commence. Mais tout le monde va vite déchanter. Les aqueducs amenant l'eau aux villages ne sont tout simplement pas connectés. Un rapport de 2014 de l'inspection générale colombienne affirmera que sur les quatre objectifs initiaux, un seul a été accompli : l'irrigation de grande ampleur de l'agrobusiness. L'inspecteur général, Alejandro Ordóñez, déclarera:

"Le problème dans 'La Guajira', ce n'est pas la sécheresse, c'est la corruption. Elle a empêché les administrations et les entités d'effectuer les actions qui auraient permis d'éviter les moments douloureux qui touchent les habitants de La Guajira"

Laissons le barrage derrière nous. Nous continuons de descendre le cours de la rivière Rancheria pour tomber sur la mine de charbon de Cerrejon, exploitée conjointement par BHP Billiton PLC, Anglo American PLC et Xstrata Coal. Le consortium prélève 2700 mètres cubes par jour de la rivière ou de puits souterrains environnants. Ils sont utilisés pour nettoyer les chemins et faire retomber la poussière charbonnée qui pollue la région.

En aval, toujours sur la Rancheria, se trouvent les régions semi-désertiques de la moyenne Guajira. Ici, la population composée en grande partie des indigènes Wayuu lutte contre la faim. Le maigre flux de la rivière ne permet pas de soutenir une agriculture. Beaucoup parcourent des distances importantes pour avoir accès à l'eau. Le chiffre de 14 000 morts de malnutrition dans la région est avancé. Pour le gouvernement, c'est le fait d'un phénomène "El Nino" particulièrement marqué. Les anciens, eux, affirment :

"Dans le passé nous pouvions construire des puits de seulement 5 mètres de profondeur et nous trouvions de l'eau. Maintenant nous avons besoin de creuser 40 mètres pour trouver de l'eau de mauvaise qualité ."

Plus bas sur la cote caraïbe, se trouve le village de Cabo de la Bella. Ici les enfants mendient de l'eau.

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