Journal d'investigation en ligne et d'information‑hacking
par bluetouff

Postulat n°2 : la maîtrise des identités conditionne notre rapport moral aux libertés

Nous venons de voir que les problématiques liées à l'identité sur Internet sont faites de paradoxes. L'exercice des libertés sur Internet ne déroge pas à une certaine forme de complexité principalement liée à la gestion de ses identités. La liberté d'expression est probablement celle qui vient à l'esprit de tout internaute si on lui demande ce qu'Internet lui inspire. Ce fut le cas en France jusqu'à une certaine époque que nous vous laisserons ici le loisir d'apprécier. Mais la donne a changé.

Nous venons de voir que les problématiques liées à l'identité sur Internet sont faites de paradoxes. L'exercice des libertés sur Internet ne déroge pas à une certaine forme de complexité principalement liée à la gestion de ses identités. La liberté d'expression est probablement celle qui vient à l'esprit de tout internaute si on lui demande ce qu'Internet lui inspire. Ce fut le cas en France jusqu'à une certaine époque que nous vous laisserons ici le loisir d'apprécier. Mais la donne a changé. Le parcours chaotique du rapport de l'homme public à Internet, ponctué d'une succession de lois anti-terroristes et pour le bien de l'exception culturelle française, couplé à un accroissement plus que significatif des aborigènes du Net ont conduit à une surveillance accrue des réseaux de communication.

Personne n'aime se sentir surveillé, il est donc logique et naturel de vouloir échapper à la surveillance. Pour un journaliste, c'est même un devoir dont il ne semble pas toujours bien conscient même s'il faut reconnaître à la profession une certaine prise de conscience depuis les révélations d'Edward Snowden sur les programmes de surveillance américains. Mais cette prise de conscience n'est qu'un premier pas.

Non, nous n'aborderons pas ici le piratage du site Ashley Madison pour tenter d'expliquer que la maîtrise de son identité conditionne notre rapport moral aux libertés mais vous avez tout loisir d'y songer en ayant une pensée pourles victimes d'une mauvaise évaluation des risques liés à la gestion de leur identité, d'un site sans scrupule et d'imbéciles qui ont publié leurs données personnelles.

La première entrave à la liberté d'expression et de la presse c'est l'identité

S'exprimer sur un réseau de communication en ligne, c'est échanger. Sur le "Web 2.0", l'information se construit sur des échanges, des interactions. L'information est copieusement enrichie de commentaires, de contre-information, d'échanges de points de vue. Chaque lecteur apportera un crédit à la manière dont X ou Y relate une information.

Est-ce parce que c'est X ou Y ou est-ce parce que l'information est pertinente ?

Un organe de presse a normalement une identité, une raison sociale. Sur Internet, d'un point de vue technique et pratique, un blog est autant un organe de presse que le site web d'un quotidien national, il s'y exprime de la même manière que le quotidien national, souvent avec les mêmes outils. Mais un journaliste jouit de droits auxquels blogueurs et lanceurs d'alertes ne peuvent prétendre.

Il y a bien un joli principe dans la déclaration française des droits de l'homme qui énonce que "tout Citoyen" (même bloggueur ou lanceur d'alerte) a le droit de communiquer ses pensées et ses opinions, mais il y a surtout tout un tas de textes de loi qui vous expliquent que le citoyen dont on parle c'est le journaliste, pas le bloggueur, ni le lanceur d'alerte.

« La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre à l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi. » Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 

Le blogueur ou le lanceur d'alerte a beau être tout aussi "Citoyen" et parfois plus indépendant et désintéressé qu'un journaliste, il ne dispose pas d'un droit à la protection de ses sources. Et comme il n'a pas légalement le loisir de protéger ses sources, il ne peut que protéger trois choses :

  • l'identité de ses sources par la négation de leur existence ou son incapacité technique à la l'identifier formellement ;
  • sa propre identité ;
  • les deux.

Un blogueur ou un lanceur d'alerte sera naturellement plus enclin à dissimuler des identités, donc plus enclin à être l'objet du scepticisme de ses lecteurs.

Mais...

Si c'est un lâche anonyme qui ne cite même pas de source, comment peut-il être pris au sérieux ?

La rupture

Et puis arrivèrent Wikileaks et Chelsea Manning, un immense raté qui partait pourtant bien. Cet épisode marque un intéressant revirement de situation. Le volume et la nature des documents publiés par Wikileaks rendaient de fait le site parfaitement crédible. En dehors de l'administration américaine, tout le monde se fichait bien de savoir qui était à l'origine de la fuite.

Mais on ne peut protéger une source d'elle même.

Même Wikileaks qui déploie des trésors d'outils et de pédagogie pour conserver ses sources anonymes n'a pas pu empêcher Chelsea Manning de révéler à un "journaliste" son rôle dans la fuite des documents militaires classifiés américains. Ce "journaliste" s'est évidemment empressé d'aller dénoncer Chelsea Manning à l'administration américaine.

Prenons le problème sous un autre angle.

Un journaliste est-il le mieux placé pour protéger l'identité d'une source ?

  • Non.

Pourquoi ?

  • Parce qu'il en a le droit et que l'on confie ce genre de droit de préférence à des gens qui ne peuvent ou ne savent pas l'exercer ;
  • parce qu'il ne protège pas lui-même sa propre identité.

Le courage c'est l'anonymat, pas la carte de presse

Plus une information est pertinente et sensible, moins l'identité de celui qui la révèle est importante. L'information pertinente, celle qui révèle quelque chose au public, qui apporte un éclairage au monde, c'est celle qui disparaîtra totalement des colonnes des quotidiens nationaux si les journalistes refusent de repenser leurs droits, leurs responsabilités et leur métier.

C'est bien mignon de se planquer derrière une carte de presse mais sur Internet, ce n'est pas la carte de presse qui protège l'identité d'une source. La carte de presse, ça fonctionne probablement devant un officier de police, devant un juge, mais c'est bien moins efficace sur Internet, face à des "boîtes noires". Une carte de presse ne chiffre pas les communications et ne propose pas un moyen sécurisé et anonymisé d'échanger avec une source.

Pour avoir le courage de publier une information sensible, il faut se donner les moyens de la publier dans des conditions optimales, en évacuant au possible toute source de pression potentielle. Là encore, ça ne passe pas par une carte de presse mais par la protection de l'identité d'une source et/ou de sa propre identité.

Dernier point qui peut donner à réfléchir : la protection de l'identité du journaliste, son anonymat, entre en parfaite contradiction avec la logique carriériste de ce dernier puisque c'est sa profession et qu'il a un besoin naturel de reconnaissance pour être en mesure d'évoluer professionnellement.

Le meilleur moyen de protéger l'identité d'une source, c'est de ne pas pouvoir l'identifier

Mais le rôle d'un journaliste, c'est d'identifier sa source pour juger de sa pertinence ?

Non. Cette manière de faire était probablement très en vogue au 20e siècle, mais Internet a sensiblement changé la donne.

De nos jours, il est plus convenable de juger de la pertinence d'une information et non d'une source. La compromission de l'identité d'une source d'information est devenue la principale raison d'une information incomplète, tronquée, fausse, ou orientée.

Valider l'identité d'une source est plus facile que la validation de l'information. Un journaliste consciencieux ne peut et ne doit pas valider la pertinence d'une information sur la seule base de la validation de l'identité d'une source. Cette identité peut être éclairante sur un contexte motivant la divulgation de l'information mais c'est bien là son seul apport, un apport qui peut se montrer souvent inutile, parfois nuisible.

Ce que nous pouvons conclure à ce stade

  • La divulgation de l'identité de la personne qui révèle au monde une information peut être nuisible à l'information elle-même.
  • Il existe un paradoxe entre la confiance qu'une source aura pour divulguer une information parce qu'elle est anonyme et la défiance que le récepteur portera à cette information parce que sa source est anonyme.
  • L'anonymat n'est pas une garantie de la véracité de l'information mais il est la seule garantie d'une révélation faite sans sentiment de défiance sous-jacent.
  • Dans une société devenue panoptique, l'anonymat est devenu indispensable à l'exercice de notre liberté d'expression que la déclaration des droits de l'homme définit pourtant comme l'un des droits le plus précieux.
  • L'anonymat est une forme extrême de maîtrise de l'identité qui conditionne la manière dont nous traitons ou recevons l'information.
  • Notre rapport moral à l'information est conditionné de manière trop importante par l'identité à laquelle nous l'attribuons.

 

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