Journal d'investigation en ligne et d'information‑hacking
par bluetouff

@Marianne2fr, Tor, le poids des mots, le choc des pixels : plongée dans le journalisme à la con

Marianne nous a la semaine passée gratifiés d'un article bien étrange : "Plongée dans l'Internet criminel ». L'article disponible sur le Web, a été publié dans l'édition papier de Marianne (numéro du 27 avril au 3 mai)... Le titre à lui seul ne laissait rien augurer de bon. Sur son édition numérique, l'article est taggué "TAGS : CRIMINALITE, DARK WEB, EUROPOL, HACKER ».

Marianne nous a la semaine passée gratifiés d'un article bien étrange : "[Plongée dans l'Internet criminel](http://www.marianne.net/Plongee-dans-l-Internet-criminela228487.html)_ ». L'article disponible sur le Web, a été publié dans l'édition papier de Marianne (numéro du 27 avril au 3 mai)... Le titre à lui seul ne laissait rien augurer de bon. Sur son édition numérique, l'article est taggué "TAGS : CRIMINALITE, DARK WEB, EUROPOL, HACKER ». C'est du grand journalisme, avant même de lire l'article, nous avons :

  • un titre racoleur digne des plus sombres heures du journalisme d'investigation sauce TF1,
  • le mot hacker associé à deux autres mots qui laissent entendre qu'un hacker est par définition un criminel (Criminalité et Europol), ainsi qu'à un autre mot qui n'existe même pas et est un non sens technique (darkweb).

Conclusion, il est le produit d'un auteur qui vient de découvrir Tor, qui n'en a pas lu la documentation la plus basique, qui ne maîtrise pas les concepts de chiffrement et d'anonymat, et qui ne connaît visiblement même pas la définition du mot hacker. Il y a quand même un moment où les piges alimentaires ont leur limites, l'auteur les a ici allègrement franchies.

Marianne s'est en fait intéressé aux darknets , des réseaux anonymisant qui abritent des services cachés, comme le font Tor ou I2P pour les plus connus. Et c'est bien de Tor dont il est question dans cet article. Tout y est : des gros méchants qui se cachent, des crimes, du sexe, de la drogue. L'auteur propose donc de nous faire plonger dans les bas fonds du Net (et non du Web) pour nous expliquer que ces réseaux sont de parfaites zones de non droit. Les quartiers Nord de Marseille, à côté du "darkweb" (et oui nous sommes en 2013, et la presse ne fait toujours pas la différence entre Web et Internet), c'est le pays des bisounours. Pourquoi ? Parce que c'est "anonyme »... et si c'est anonyme, c'est forcément criminel.

Psychotropes, armes à feu, films nécrophiles et pédophiles, livres de cuisine anthropophagique, faux papiers, listings de numéros de cartes de crédit, contrefaçons horlogères chinoises, téléphones mobiles indétectables par les autorités, télécommandes universelles pour déverrouiller les automobiles de moins de cinq ans...

Une véritable inventaire à la Frédéric Lefèbvre. Et ce n'est là que le début de l'article qui enchaîne bêtises, absurdités, et approximations, avec un sens de la formule qui, tout journalistique qu'il soit, est surtout techniquement faux à l'image de cette perpétuelle confusion entre Web et Internet :

_ Bienvenu dans le dark Web._

C'est une bonne idée d'écrire ça en gras, cette jolie confusion entre Web et darknet / services cachés (Les Tor Hidden Servicespuisque c'est de ça dont l'auteur parle plus que maladroitement) n'en apparaît que plus visible. On va se la faire ultra simple, le Web est un système hypertexte fonctionnant sur Internet et qui répond à un protocole qui est le sien l'Hypertext Transfer Protocol. Les services cachés Tor ont leur propre protocole. Tor permet cependant l'hébergement de services Web (mais pas que) cachés dont l'auteur parle un peu plus loin.

Sauf que Tor ne se limite pas du tout au Web et l'appellation"darkweb" est le produit de l'imaginaire de l'auteur... D'ailleurs, si ce dernier avait tapé le mot "Darkweb" dans Google, il se serait peut être rendu compte que les références à ce mot sont des sources parfaitement crétines. Tor est un réseau anonymisant. On va le voir plus loin, mais précisons-le tout de suite, "anonymisant" n'a rien d'un gros mot.

Vous vous doutez bien, qu'un article qui commence sur des erreurs techniques factuelles ne peut aboutir qu'à une jolie marmelade. Mais ça va tout de suite plus loin. L'auteur, non content d'aborder l'usage d'une technologie par nature duale sous l'angle "tous des criminels", a carrément le culot de stigmatiser les concepts de chiffrement (et non de cryptage... encore une approximation technique de l'auteur) et d'anonymisation sur Internet pour leur prêter des intentions forcément criminelles. C'est, au bas mot, stupide.

Sur les autoroutes de l'interdit, l'anonymat est requis. Monnaie, outils de navigation, moyens de communication..., tout est crypté.

Tor serait donc une "autoroute de l'interdit" où "tout est crypté ». Coluche aurait répondu que quand un journaliste sait ce qu'il sait sur un sujet, il ferait mieux de fermer sa gueule... En une phrase, une seule, nous avons le parfait combo :

"interdit, anonymat, chiffrement" : les trois mamelles du cybercrime. Pas un instant notre auteur ne définit la notion d'anonymat ni n'en explique ses usages licites et NECESSAIRES , à aucun moment il n'explique que le chiffrement est un outil du quotidien, indispensable!

Un réseau hautement sécurisé est un réseau anonymisé et chiffré, parce qu'il protège le contenu et le contexte. On protège le contenu par des techniques de chiffrement et le contexte par des techniques d'anonymisation. Tor anonymise grâce à un routage particulier dit "en oignon". Nous en avons déjà parlé, par exemple ici. L'armée, les professions libérales ayant besoin d'une grande confidentialité, les journalistes... les gens qui ont un besoin professionnel de ces réseaux, il y en a un paquet. Et nous ne parlerons même pas des révolutions arabes qui ont démontré, s'il en était besoin, l'importance capitale de ces réseaux pour préserver l'intégrité physique des opposants ou pour contourner la censure vendue clés en main par de "grandes démocraties".

TOUT l'article, à l'exception de ce qui n'a pas été écrit par l'auteur est un véritable festival, comme cette confusion, encore une, entre Java et Javascript :

On y avance masqué avec un navigateur refusant les cookies, scripts Java et autres espions logiciels qui hantent l'Internet marchand. Même les adresses des sites sont exotiques. En lieu et place des classiques .com, les .onion (« oignon » en anglais) dominent avec des adresses absconses de type https ://3swkolltfj2xjksb. onion

Et c'est donc bien de Tor que l'auteur parle, en omettant totalement d'en expliquer sa provenance, et donc son utilité première. Il omet également de signaler que Tor  a reçu le prix du logiciel libre 2010, dans la catégorie « projet d’intérêt social » et que ce logiciel est utilisé par de nombreux confrères, pour anonymiser leurs sources, ou contourner la censure dans certains pays où l'Internet est un peu plus hostile que sur le LAN de Marianne. Même s'il rappelle très brièvement que l'utilisation de Tor n'a en soi rien d'illégale, ce dernier ne peut s'empêcher d'assimiler Tor à un "réseau clandestin" ce qui pour le coup est parfaitement idiot.

Une fois connecté à ce réseau clandestin, si l'on ne sait pas où se diriger, les « bonnes adresses » sont partiellement rassemblées au sein de plusieurs wikis

D'approximations en approximations, l'auteur assimile par exemple le protocole IRC à une "messagerie instantanée", une sorte de MSN pour cybercriminels... là on touche carrément le fond.

 sans compter les nombreux canaux de conversation comme IRC. C'est par le biais de cette messagerie instantanée que l'on peut pénétrer les tréfonds du Net

Et quand Marianne stigmatise Tor pour parler de cybercriminalité, c'est probablement parce qu'il ne sait pas se servir de Google et ne connaît pas ces places de marchés qui sont autant d'outils du quotidien parfaitement détournées par des petits malins. Il oublie d'expliquer que les utilisateurs des darknets ne sont pas légion et que le gros "du marché" est sur le WEB. Pour qui sait ce qu'il recherche, tout est trouvable sur le Web, y compris des numéros de cartes bleues vendues à la centaine. Les vagues de spams font le reste. Nous vous avions par exemple parlé de l'utilisation détournée de Pastebin.

Heureusement en fin d'article, l'interview d'Eric Freyssinet vient élever le débat. Marianne aurait du se contenter de cette interview en se bornant à expliquer ce qu'est Tor et pourquoi il est aussi très utile. Il avait le devoir de mettre le lecteur en garde pour expliquer que Tor, comme tout Internet, n'est pas une zone de non droit et qu'une utilisation criminelle d'un protocole, quelque que soit ce protocole est illégale, et expose les contrevenants à des sanctions pénales.... Mais non, au lieu de ça Marianne se livre à un storytelling de bas étages... pitoyable.

 

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