Journal d'investigation en ligne et d'information‑hacking
par drapher

Guerre psychologique électorale et big data : un business florissant

Les méthodes des agences de renseignements tout comme celles des centres de commandement militaire ont évolué. Des outils logiciels — d’analyse et d’influence en ligne — ont été développés par ces organismes d’Etat, [ou ont été achetés, financés, voir plus loin], alors que dans le même temps des entreprises privées se lançaient dans une sous-traitance de ces activités dites « d’infowar ».

Les méthodes des agences de renseignements tout comme celles des centres de commandement militaire ont évolué. Des outils logiciels — d’analyse et d’influence en ligne — ont été développés par ces organismes d’Etat, [ou ont été achetés, financés, voir plus loin], alors que dans le même temps des entreprises privées se lançaient dans une sous-traitance de ces activités dites « d’infowar ».

Le vote du Brexit, puis l’élection de Donald Trump ont soulevé de nombreux questionnements sur la responsabilité des réseaux sociaux, et plus largement de l’information en ligne. Le principe des bulles d'influence a été particulièrement mis en avant : les électeurs auraient été influencés par les algorithmes de Facebook qui les auraient confortés dans leur croyance idéologique, auraient renforcé leurs convictions. Cette influence sur "la perception du monde" de l'électeur potentiel — via les réseaux sociaux — est en partie démontrée, et elle a très certainement joué son rôle dans les dernières élections occidentales. Pour autant, cet "auto-renforcement idéologique en ligne" n'explique pas tout.

Au delà de la simple influence algorithmique en ligne — par la pression informationnelle — des "PsyOp" de grande envergure, ciblées, se sont déroulées, organisées par des entreprises privées à la solde de partis politiques. Ces entreprises se targuent de les avoir réussies, particulièrement dans le cas de Donald Trump et du Brexit. L'algopolitique de "l'influence psychologique et comportementale en ligne" a-t-elle trouvé ses lettres de noblesse dans le marketing électoral ?

Palantir, CA et A-IQ sont dans un bateau…

Il y a quelques personnages-clés à connaître pour commencer à comprendre ce qui semble potentiellement se dérouler dans le joyeux monde de la guerre de la communication… et des scrutins "démocratiques". Ce monde de l'Infowar où les concepteurs de PsyOps considèrent que les individus sont des cibles à atteindre, avec comme objectif de connaître le maximum sur eux, et de les toucher là où "ça fait mal", pour les convaincre de pousser le "bon" bulletin dans l'urne. Ne nous méprenons pas : ces méthodes sont déjà en place depuis un certain nombre d'années dans le marketing en ligne, elles ont fait leurs preuves, et permis à des entités commerciales comme Google-Alphabet, ou Facebook d'avoir plus de poids politique et économique que la plupart de n'importe quel grand État membre du G20.

Le premier personnage clef est Peter Thiel, le co-fondateur de Palantir. Palantir est une entreprise dont Reflets se préoccupe depuis quelques années, avec — en 2016 — une abracadabrantesque théorie sur la vente de son gros logiciel de "surveillance" à la DGSI, qui s'est révélée juste l'année dernière. Au point que le "Centre de ressources et d'information sur l'intelligence économique et stratégique" cite Reflets comme source dans un article de février dernier sur cet achat du gros logiciel de Palantir par… la DGSI. Palantir a été originellement financée par le fonds d'investissement de la CIA et travaille pour le gouvernement américain (NSA, CIA, FBI) depuis ses début, en 2003.

Thiel est aussi le co-fondateur de Paypal et investisseur de la première heure dans l'entreprise Facebook où il siège au conseil d'administration. Peter Thiel ne manque ni de moyens financiers, ni de ressources techniques. Il est aujourd'hui le Conseiller au numérique de Donal Trump.

Fabrice Epelboin, journaliste chez Reflets, effectuait en 2014 cette présentation de Palantir et de ses logiciels, dédiés à l'exploration des Big data, et vendus aux gouvernements :

Vient ensuite Robert Mercer, un milliardaire qui rachète SCL Elections en 2013, renommée depuis Cambridge Analytica (CA), une "petite et discrète" entreprise d'influence numérique qui se targue quand même d'avoir permis l'élection de Donald Trump et travaillé avec Nigel Farage pour faire gagner le Brexit. A savoir sur SCL Election :

SCL Elections est une entreprise britannique avec 25 ans d'expérience dans les "opérations psychologiques militaires" et “la gestion d'élections”.

Robert Mercer est considéré comme une pointure en intelligence artificielle, un ingénieur en informatique très brillant et très riche, puisqu'il est aussi co-fondateur de l'un des plus puissants fonds d'investissement de la planète. De nombreuses confidences sur Mercer et sa participation à l'opération du "oui" au Brexit proviennent d'Andy Wigmore, l'ancien directeur de la communication de campagne de Farage, qui s'est confié à une journaliste du Guardian.

Le troisième personnage-clé est Nigel Oakes, l'un dirigeant d'Aggregate-IQ (A-IQ),  une obscure entreprise canadienne qui possède un bureau à Londres, et qui est elle aussi spécialisée dans le traitement de données et dans l'influence électorale. A-IQ a été financée à hauteur de 3,9 millions de livres sterling par le principal groupe pro-Brexit, "Vote Leave". La journaliste du Guardian souligne que cette somme correspond à plus de la moitié du budget de "Vote Leave", qui était de…7 millions de £.

Nigel Oakes, le pdg de A-IQ est lié à SCL Elections, et donc à CA, puisque Robert Mercer et son entreprise ont acheté les droits de propriété intellectuelle de A-IQ. Ces trois entreprises et leurs dirigeants ont donc en commun d'avoir développé des outils de traitement massif des données. Peter Thiel, le boss de Palantir, est devenu le conseiller de Donald Trump. CA, l'entreprise de Robert Mercer, se vante d'avoir  fait élire l'homme d'affaires, et partage la base de données d'A-IQ pour influencer les électeurs britanniques au profit de Farage, et donc du vote en faveur du Brexit. Un ancien employé de Cambridge Analytica expliquait à la journaliste du Guardian, il y a moins d'un mois [toujours dans ce même article] la chose suivante au sujet des méthodes de son entreprise, A-IQ :

Psychological warfare? “Totally. That’s what it is. Psyops. Psychological operations – the same methods the military use to effect mass sentiment change. It’s what they mean by winning ‘hearts and minds’. We were just doing it to win elections in the kind of developing countries that don’t have many rules.

Une guerre psychologique ? Complètement. C'était ça. Des Psyops. Des opérations psy — les mêmes méthodes qu'utilisent les militaires pour effectuer des changements de perception de masse [sur des populations]. C'est ce qu'ils voulaient dire en parlant de "gagner les cœurs et les esprits". Nous avons fait ça pour gagner les élections, dans le cadre de pays développés, qui n'ont établi aucunes règles [à ce niveau là].

Techniques marketing pour modification de comportement

Cambridge Analytica ne se mouche pas avec ses solutions informatiques pour remporter une élection. Car oui, cette entreprise ne cache pas du tout ses pratiques :

Nous avons réussi de façon spectaculaire alors que nous étions confrontés à des adversaires qui ont effectué des dépenses record. Nous avons fait cela en moins de temps, avec moins de personnes et avec un budget beaucoup plus restreint. Notre solution était simplifiée, axée sur les données, de bout en bout, et était basée sur des procédés scientifiques, et est toujours innovante.

CA se vante de mettre au service des politiques les mêmes méthodes que celles des entreprises commerciales. Faire gagner Trump lors de la dernière campagne électorale n'était — selon cette entreprise — pas si compliqué :

Le travail de Cambridge Analytica sur la campagne Trump est un exemple clair de la façon dont les techniques de marketing axées sur les données peuvent modifier le comportement dans les populations cibles. Appliqué au secteur commercial, ces techniques peuvent engager stratégiquement votre public clé, améliorer les taux de conversion et stimuler les ventes.

Mais comment font-ils ? Quel est le secret pour permettre à une startup de connaître le sens des votes individuels ?

Réponse de Cambridge Analytica :

En analysant tout, de leur histoire de vote à la voiture qu'ils conduisent, nous avons identifié des comportements corrélés aux décisions de vote. Ces modèles nous ont permis de prédire la façon dont les individus voteraient - même si nous ne connaissions pas leurs convictions politiques.

Et une fois ces analyses effectués, que fait CA ?

En utilisant ces informations, nous pouvons placer les électeurs dans différentes catégories et déterminer la meilleure façon de les influencer par le biais du marketing. De manière cruciale, nous pouvons également identifier les électeurs susceptibles de soutenir Donald Trump.

Les données utilisées par Cambridge Analytica sont de provenances diverses, mais une masse considérable provient de Facebook. Le "PAC" monté par Mercer pour soutenir Trump a bien entendu travaillé avec Agregated IQ.

Les entreprises de marketing ont basé leur leur modèle commercial sur le traitement massif des big data et en font désormais une marque de fabrique. Et d'effectivité. Cet exemple graphique est très parlant :

Illustration de http://crackedlabs.org/en/corporate-surveillance pour démontrer l'efficacité et les bienfaits de la surveillance au profit des entreprises

Les promesses qu'offrent le traitement de ces données sont énormes. Et les mettre au service des équipes de campagne pour tenter de parvenir à faire basculer une élection serait devenu désormais "monnaie courante". L'entreprise 50+1 — au logiciel éponyme — a aidé à "optimiser" la campagne d'Emmanuel Macron, et de nombreux "outils" de traitements de big data sont en activité en France. Dont ceux de Palantir, à la Direction générale du renseignement intérieur. La conclusion de la journaliste du Guardian, sur les actions de Psyops au Royaume-Uni pour le vote du Brexit sont similaires à celles que Reflets se voit souvent obligé de faire :

This isn’t about Remain or Leave. It goes far beyond party politics. It’s about the first step into a brave, new, increasingly undemocratic world.

Le sujet n'est pas le vote pour rester ou sortir [de l'UE]. Cela va bien plus loi que les partis politiques. Le sujet est celui du premier pas dans un "meilleur des mondes", nouveau, et de plus en plus anti-démocratique.

Une façon élégante et synthétique de décrire la situation dans laquelle nous sommes plongés. Tout le sujet reste désormais celui de savoir comment contrer ce "nouveau meilleur des mondes de plus en plus anti-démocratique".

Quelqu'un dans la salle ?

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