Journal d'investigation en ligne et d'information‑hacking
par Fabrice Epelboin

Fleur Pellerin annonce la mise à mort de la neutralité du net

Les rencontres de Pétrarque, une série de tables rondes et d'émissions de radio co-organisées par France Culture et Le Monde, ont été l'occasion de deux sorties tragi-comiques de la part de notre ministre à l'Économie numérique : l'un sur l'armement numérique, sur lequel nous reviendrons, et l'autre sur la Net neutrality, qui a fait hurler Twitter vendredi dernier.

Les rencontres de Pétrarque, une série de tables rondes et d'émissions de radio co-organisées par France Culture et Le Monde, ont été l'occasion de deux sorties tragi-comiques de la part de notre ministre à l'Économie numérique : l'un sur l'armement numérique, sur lequel nous reviendrons, et l'autre sur la Net neutrality, qui a fait hurler Twitter vendredi dernier.

La scène se passe après plus d'une heure et demie de débats sur les rapports entre Internet et démocraties, quelques minutes avant que Fleur Pellerin et sa cour ne quittent l'assemblée pour repartir précipitamment pour Paris. Un petit moment de stress pour les animateurs (qui réalisent à la fois une table ronde en public ET une émission de radio en devenir, ce qui est loin d’être évident à gérer).

Emmanuel Laurentin (France Culture) introduit alors le sujet de la neutralité des réseaux, et plutôt que de demander à Dominique Cardon ou à moi-même ce que c'est (plus le temps), passe directement la parole à Fleur Pellerin, sur le point de nous quitter, en lui demandant de définir ce terme et de dire ce qu’elle en pensait…

Et là, c’est le drame.

Fleur commence par se tromper totalement dans la définition (elle a dû mal réviser son sujet ou se tromper dans ses fiches), devant un Jean-Baptiste Soufron (récemment nommé à la tête d'un CNNum déserté), qui, assis au premier rang à 10 mètres de là, manque de s’étouffer, tout comme moi. Dominique Cardon, qui est assis à côté de la ministre, amorce un facepalm embarrassé, avant que la ministre n’embraye sur une virulente mais courte diatribe, arguant du fait que tout cela n’est qu’un concept américain fait pour défendre les intérêts de Google, Apple et consorts… et ne quitte la table pour aller prendre son train.

Dafuq i just see?!

Un moment rare, où l'on entrevoit le trucage, à la façon d'un film de science fiction de série B qui laisse soudainement apparaître la grossièreté de ses effets spéciaux et fait que, tout d'un coup, on n'y croit plus. Un ratage à la hauteur du Firewall openOffice de Christine Albanel. Le genre de chose qui discrédite définitivement un politique aux yeux des spécialistes et d'une génération tout entière qui suit depuis des années les tourments de la loi Hadopi.

Mais si Fleur Pellerin ne comprend visiblement rien au concept de neutralité du Net, elle a déjà sous la main un argumentaire destiné à expliquer pourquoi son gouvernement s'apprête à le mettre à mort.

Le week-end qui suivra sera ponctué de longs échanges de mails et de coups de téléphone avec une multitude de responsables politiques et personnalités du monde d'Internet (aucun journaliste cependant) venus s'enquérir de la réalité de ces propos ( qui seront en ligne fin août sur Franceculture.fr ) et venus partager leurs sentiments sur la façon de décrypter ce qui, aux oreilles de tous les spécialistes d'Internet, est un amas d'absurdités.

Comment interpréter cet argumentaire totalement aberrant posé pour s'opposer à la Net neutrality ? Certainement pas en faisant appel à la rationalité. Pour cela, on se penchera sur le parcours (brillant) de Fleur Pellerin : Science Po - ENA, afin d’en faire un retro engineering.

Ça tombe bien, j'enseigne à Science Po (prenez ça comme un full disclosure).

Le contexte institutionnel, tout d'abord. Le ministère de Fleur est un truc potentiellement en devenir. On lui avait proposé le secrétariat à l'Intégration et à l'Égalité des chances, mais ce n'est pas un véritable ministère (pas d'administration), et cela revenait à proposer le secrétariat d'État aux personnes handicapées à un tétraplégique... Un peu trop gros (mais pas inédit). La voilà donc au numérique. Elle n'y comprend rien (elle n'est pas la première, on se souviendra pour NKM d'un passage de l'écologie au numérique ou pour Muriel Marland Militello d'un passage de la protection des animaux à la traque des internautes par l'HADOPI), mais qu'importe, elle a fait l'ENA.

Ce ministère est traditionnellement (une très récente tradition), le cul entre deux chaises : celui du ministère de la Culture et celui de l'Industrie. Dans la tête d'un politique, qu'il soit de droite ou de gauche, Internet n'est pas un bien public mais une industrie. Pas plus que durant le gouvernement précédent, il ne dispose d'une véritable autonomie, il n'est que la chambre d'exécution des deux mastodontes ministériels précités, qui sont les véritables lieux de décision de tout ce qui touche au numérique au pays des Droits de l'homme et du fromage.

Ce contexte institutionnel est la raison majeure qui fait que l'argument avancé par Fleur Pellerin pour lutter contre la Net neutrality est incompréhensible dans le contexte du numérique. Si on prend le cadre plus large de l'Industrie et de la Culture, et que l'on oublie la rationalité, tout devient plus clair.

L'industrie, et la nostalgie de la puissance française. 

Si la France a eu du retard au démarrage face au monde anglo-saxon lors de l'entrée dans la révolution industrielle, la forme même du progrès à l'époque faisait que "rattraper son retard" n'était pas invraisemblable. À l'heure de la révolution numérique, où les capacités de calcul doublent tous les 18 mois et la somme de données produites par l'humanité suit une courbe bien plus exponentielle encore, l'idée même de rattraper son retard est mathématiquement idiote.

Autant se retrancher sur ses acquis : l'industrie. Dans le numérique, ce sont les poseurs de tuyaux et ce qui va avec, l'armement numérique, en particulier tout ce qui touche à la surveillance des populations, secteur dans lequel la France est l'un des champions du monde.

Dès lors, la stratégie la plus profitable aux intérêts français serait d'acter dans le sens d'un maximum de transferts de valeur, dans le secteur du numérique, vers ces acteurs industriels : les tuyaux (FAI) et les technologies de surveillance (cybersécurité, cyberdéfense, SIGINT, COMINT... appelez ça comme vous voulez). Alcatel, Bull, Orange, Thales... la France ne manque pas d'acteurs majeurs dans ce secteur.

Problème : la Net neutrality qui - rappelons le - veut que ceux qui opèrent les tuyaux n'altèrent et n'interfèrent en rien sur ce qui y passe, va totalement à l'encontre d'un tel transfert de valeur.

L'aspect gaguesque du plan fibre (ou pseudo fibre, comme l'explique en détail Bluetouff) et qui fera l'objet d'une réunion avec le ministère de l'Industrie et celui de l'Économie numérique sous peu, s'explique aussi très bien si on exclut toute explication rationnelle d'un point de vue Internet : il n'est pas question en effet de donner accès au très haut débit pour tous, comme le déplore Bluetouff, mais de déverser de l'argent sur l'industrie des réseaux et de créer de la valeur au cœur du réseau (d'où le fait qu'on se foute totalement que l'utilisateur, de son côté, en profite).

L'innovation en France n'est pas en bout de chaîne, dans les contenus et les services, mais au cœur du réseau. Il n'y a pas et il n'y aura jamais de Google français, mais nous avons de sérieux rivaux à opposer à Cisco, c'est là-dessus qu'une politique industrielle se doit de miser... quitte à détruire irrémédiablement le potentiel démocratique amené par Internet (après l'avoir fait ou tenté de le faire via "Bull et consorts" en Libye, en Syrie, en Tunisie, au Maroc, au Barhein, au Gabon, etc.).

Fuck democracy, it's the economy, stupid.

Donc. Résumons. Pour tirer profit de la révolution numérique avec ce dont la France dispose comme potentiel, il est impératif de miser sur un transfert de valeur vers le cœur du réseau, domaine dans lequel la France a des atouts, et surtout pas en bout de réseau, domaine dans lequel les Américains, champions de l'innovation dans des garages, dominent.

Retournons le raisonnement à l'envers : la Net neutrality est un concept américain fait pour favoriser les acteurs américains. Passons sur le fait que l'inventeur du concept de Net neutrality soit de père chinois et de mère anglaise et ait grandi au Canada. Après tout, Fleur Pellerin est d'origine coréenne, et ignore certainement tout cela. Pun intended.

L'exception culturelle

Mais ce décryptage des propos de Fleur Pellerin oublie que son ministère est également sous l'influence d'une autre force maléfique : celle du ministère des industries culturelles.

Sous cet angle, on peut comprendre ce qu'Apple vient faire dans l'argumentation de Fleur Pellerin. Apple, même s'il n'a jamais défendu le concept de neutralité du Net et qu'il y est plutôt opposé, a deux caractéristiques amusantes. Tout d'abord, il est très difficile pour les défenseurs de la neutralité du Net de défendre Apple (bien plus encore que Google). Apple est un univers fermé, une prison dorée et confortable, imaginée par un manager-dictateur, Steve Jobs, à l'opposé des valeurs défendues par les partisans de la neutralité du Net. Mais Apple, c'est aussi un acteur potentiellement dominant dans le monde de la télé connectée, où nombreux sont ceux qui prédisent qu'il pourrait refaire le coup de l'iPod et devenir demain un acteur central de la télévision (à moins que ce soit Netflix).

Pour un gouvernement comme celui de la France - tous bords confondus - perdre le contrôle de la télévision serait un drame qui mènerait à sa perte. On a vu ce qu'il advenait des oligarchies qui perdaient le contrôle de l'Internet (coucou Ben Ali), sans une dose de JT aseptisé et savamment censuré, le bon peuple aurait tôt fait de réaliser que "Par le peuple" est tout aussi faux que "pour le peuple".

Avec la télévision connectée, et donc la disparition du concept même de grille de programmes imposée par une chaîne de télévision, on passe d’un marketing de l’offre à celui de la demande, et manque de bol, là encore, la France est une merde question demande : entre "True Blood" et "Julie Lescaut", qui va gagner ? Dommage collatéral : l’exception culturelle et son volet qui consiste à imposer à une grille de programmes un quota d’œuvres françaises.

Voilà une autre piste d’explication qui circule parmi les spécialistes depuis la sortie maladroite de Fleur Pellerin, et qui aurait le mérite d’expliquer le tour de prestidigitation qui ferait qu’on pourrait maquiller ce qui s’annonce inéluctablement comme une Hadopi v3.0 en exception culturelle v2.0.

Il manque encore des bouts pour rendre cela vaguement cohérent aux yeux de personnes n’y comprenant rien, mais il y a de bonnes chances pour que Pierre Lescure, en charge de la mise au point de Hadopi III, travaille d’arrache-pied sur le sujet tout l’été pour nous préparer un tour de magie d’ici la rentrée. Can’t wait.

Toujours est-il que le quota d’œuvres françaises, une dimension importante de l’exception culturelle, n’a en effet aucune chance de survivre si la télévision de demain devenait connectée (et libre). Encore moins si elle était dominée par Apple (et donc pas vraiment libre, mais super confortable et ergonomique). Vous imaginez votre poste de télévision vous annoncer que, du fait d’avoir visionné trois épisodes de "Breaking Bad", vous devez désormais vous taper deux épisodes de "Plus belle la vie" ? Une problématique complexe, où là encore, l’incapacité de la France à innover sur les contenus et les services, combinée à sa position forte sur les tuyaux (TF1), devrait nous donner matière à rire sous peu (Lescure ne manque pas d’humour).

Gageons qu'à défaut d'arriver à imposer un quota français à une population qui consommera sous peu ce qu'elle veut en matière de culture, on se contentera de faire payer les vilains américains pour avoir accès au marché français, sous prétexte de financer les pauvres artistes. Gageons également que ces artistes, tout comme avec le système des ayants droit, ne verront jamais la couleur de cet argent.

Tax tax tax

L’autre clé de lecture est issue de ceux qui ont regardé avec attention les réunions au sommet entre le gouvernement et les opérateurs Internet.

Après avoir, durant des décennies, pris leurs clients pour des vaches à lait, les opérateurs telecom ont vu Free mettre fin à cette époque dorée, et menacent de profiter de cette occasion pour se délester d’effectifs devenus encombrants (e.g. rétablir d’une façon ou d’une autre des marges exorbitantes).

Le ministère de l’Industrie et celui de Redressement productif (LOL) verraient d’un bon œil le rapatriement des call centers sur le sol français afin de créer de l'emploi. Pour arriver à concilier des objectifs aussi opposés, il va falloir trouver de l’argent, beaucoup d’argent... or les caisses sont vides.

La solution - pas très originale - passe par l’impôt. Qui pourrait donc payer pour tout cela ? Bingo : Google, Apple et consorts. Il faut dire que ces derniers se sont débrouillés, comme toute multinationale qui se respecte, pour payer le moins d’impôts possible, et cette sortie de Fleur Pellerin à l’encontre de Google, quelques jours après une réunion au sommet destinée à minimiser la casse sociale chez les opérateurs, ressemble fort à un coup de pression.

Mais taxer Google ne remplirait pas pour autant les caisses d’Orange... Pour cela, il faudrait trouver un moyen pour que "Google, Apple et consorts" paient directement Orange. On pourrait imaginer que Google paie Orange pour l’utilisation du réseau Orange, tout comme Apple pour sa TV connectée, en échange, par exemple d’une plus grande rapidité de leurs services sur le réseau Orange... On pourrait également permettre à Orange de faire plus d’argent, en lui offrant la possibilité de commercialiser des forfaits Internet qui différencieraient certains services (imaginons un forfait illimité sur Facebook et Twitter mais limité sur l’usage d’autres services)... problème : tout cela est totalement contraire à la neutralité du Net, qui veut qu’un opérateur Internet ne différencie pas les signaux qui traversent ses tuyaux en fonction de leur provenance, de leur contenu ou de leur destination. Techniquement en revanche, le Deep Packet Inspection saura vous facturer tout ça, de manière différenciée, par protocole...

On arrive à la même conclusion : il faut tuer la neutralité du Net.

Bref, pour préserver ses intérêts économiques, la France ne manque en effet pas d'arguments pour tuer la neutralité du Net, ainsi que pour fournir aux dictatures en Afrique et au Moyen-Orient du matériel de surveillance destiné à mettre au pas leur opposition. Le seul problème, c'est de trouver un mensonge qui passe aux yeux de la population, et d'utiliser un levier qui galvanisera les plus cons : la haine.

Américanophobie, islamophobie et vilains niakoués : choose your flavor.

Pour conclure ce premier compte-rendu des rencontres de Pétrarque, un mot de désolation face à l’abyssale et abjecte démagogie dans laquelle sombre le personnel politique français : la stigmatisation de l’autre et la xénophobie.

Si le camp de la droite a visiblement choisi l’islam comme épouvantail et le racisme pour unifier son camp, le parti socialiste nous ressort l’anti américanisme (en hommage à Georges Marchais, sans doute). En période de crise, la peur de l’autre et sa désignation comme la source de tous les maux est une recette facile, et qui a fait ses preuves en France.

A l’heure où François Hollande reconnaît la responsabilité de la France dans la rafle du Vel'd’Hiv, il y a 70 ans, on peut du coup tabler sur le fait qu’en 2082, le président français reconnaîtra la responsabilité de la France dans des rafles plus discrètes qui ont lieu en ce moment un peu partout en Afrique, au Moyen-Orient et en Asie, rendues possibles par la vente d'armes numériques à des dictateurs dans le but d'optimiser la torture et l'assassinat politique. Il suffit d’être patient.

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update: le transcript tweeté par Jean Birnbaum du Monde, qui coanimait le débat.

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