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Entretien
par Clément Detry

Etre journaliste et être une femme dans l’état de Veracruz au Mexique

Paloma Junquera (1)  travaille pour la presse mexicaine dans l'état de Veracruz, sur la côte atlantique du Mexique. Elle connaissait Ruben Espinosa, le célèbre photojournaliste de cette même région assassiné dans un appartement à Mexico. Lui aussi était du Veracruz. Vingt-et-un journalistes et photographes, selon l’ONG de défense de la liberté de la presse Articulo 19, y ont été assassinés en onze ans.

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Reflets.info : Comment te protèges-tu, Paloma ?

Paloma Junquera : Il serait très long d'évoquer toutes les précautions que je prends. Déjà, ne pas s'exposer physiquement. Je sors toujours accompagnée. Il est très rare que je sorte seule et si je le fais, j'informe mes amis, ma moitié, je dis où je vais et on m'y retrouve. Quand je couvre des affaires de disparitions forcées, quand je suis les brigades citoyennes de recherche des disparus, je ne suis pas la seule journaliste dans le groupe. Je me déplace avec des journalistes d'autres médias, peu importe la concurrence, nous nous arrangeons. Auparavant, je courais le soir, je faisais mon jogging. Puis je me suis acheté un tapis de course. Auparavant, je passais toujours par le même chemin pour rentrer chez moi. Aujourd'hui ce serait pour moi une prise de risque totalement irresponsable. Il y a des sujets dont je ne discute jamais sur Internet ou par téléphone, je vais voir les gens en personne. Je suis devenue beaucoup plus attentive à mon environnement.

« Notre sécurité, en tant que journalistes de l’état de Veracruz, dépend aussi de l’importance que nous attachons à la déontologie »

Notre sécurité, en tant que journalistes de l’état de Veracruz, dépend aussi de l’importance que nous attachons à la déontologie . Il faut être très droit et clair avec ses interlocuteurs. Cela ne me plaît pas de le dire, mais je suis obligée de constater qu'il y a des journalistes, dont certains ne sont plus des nôtres aujourd'hui, qui se sont mis délibérément en danger en négligeant la déontologie de notre profession. Il suffit de presque rien : déjeuner avec une personne dont on pourrait suspecter qu’elle a quelques liens avec la criminalité organisée et accepter que celle-ci paye l'addition... C'est tentant, car les journalistes gagnent des miettes dans notre région, mais il ne faut jamais faire ça. Ces journalistes, légalement, n'ont pas été soudoyés. Ils ne se sont pas enrichis, mais ils sont déjà allés trop loin. Il faut éviter l’argent et le plomb (2).

Enfin, évidemment, nous nous censurons. Je vais vous expliquer comment je me censure, c’est une stratégie assez particulière. J’ai couvert un grand nombre d’affaires de disparitions forcées, dont une affaire particulièrement sensible, qui avait attiré l’attention de la Commission nationale des droits de l’homme (CNDH) et qui compromettait le secrétaire régional à la sécurité publique dans l’administration de l’ex-gouverneur Javier Duarte, Arturo Bermudez. Je parle d’un territoire où quatre, cinq cartels de la drogue se mènent une guerre sans merci et où plusieurs responsables publics se sont déjà fait mitrailler. Bermudez s’y promenait tranquillement dans sa voiture personnelle avec deux gardes du corps. Un sinistre personnage. J’essayais donc de me “reposer” entre deux papiers au sujet de Bermudez. Je me censure dans le temps. Je pourrais publier chaque semaine un reportage ou une enquête à propos d’une disparition forcée, mais ce serait de la folie. Entre confrères, on parle de « dosification » du travail d’information ou encore d’« essorage des escamoles ».

Reflets.info : Tu mentionnes l’administration de Javier Duarte, qui a gouverné Veracruz de 2010 à 2016 et qui fuit aujourd’hui de graves poursuites judiciaires. Le cauchemar est terminé, tu respires?

Paloma Junquera : Evidemment que non. Je pense que le problème est structurel et que sa résolution ne dépend pas d'un changement de personnes à la tête de l'administration régionale. La gestion de M. Duarte a été marquée par un nombre record d'assassinats de journalistes, et il est peu probable que les agressions létales continuent avec une telle intensité. Mais l’inefficacité du système de protection des journalistes est nationale et structurelle.

« Les journalistes sont avertis de différentes manières avant d’être assassinés, mais les ONG ne sont pas au courant, ou trop tard ».

Reflets.info : Pourquoi ce système est-il inefficace ?

Paloma Junquera : Le système de protection est fédéral, alors que les réalités locales sont très différentes. A Mexico, les journalistes connaissent leurs droits et savent où se trouve le bureau d’organisations non-gouvernementales comme Artículo 19 qui peuvent alerter l’opinion publique nationale voire internationale. A Veracruz, peu de journalistes sont au courant de l’existence même d’Artículo 19. La plupart ne s’indignent même pas des intimidations et agressions qu’ils subissent, ils pensent que c’est normal, que ça fait partie du métier. Le maire de leur commune vient en personne taper sur leur table, les bouscule dans la rue mais ce n’est pas grave, il n’y a pas mort d’homme. Les journalistes sont avertis de différentes manières avant d’être assassinés, mais les ONG ne sont pas au courant, ou trop tard.

Reflets.info : Et au niveau fédéral, quel est le problème avec le système de protection des journalistes mis en place en 2012 par le gouvernement ?

Paloma Junquera : Ce système est un échec lamentable. J’ai participé à trois réunions sur la mise en place d’une alerte préalable de protection des journalistes dans l’état de Veracruz avec le sous-secrétaire fédéral aux droits de l’homme, avec des membres du gouvernement régional de Veracruz. Je n’ai pas tenu jusqu’à la fin de la troisième réunion. Un responsable du secrétariat régional à la sécurité publique est venu me voir et m’a demandé sur un ton naïf ce qui se passe à Veracruz. Je lui explique patiemment ce qui se passe à Veracruz. Puis un responsable de sécurité fédéral vient me voir pour me demander ce qui se passe à Veracruz. Et ils nous laissent parler des heures, comme ça, de choses qu’ils savent déjà. Puis ils nous programment une autre réunion…

Reflets.info : Est-ce que tu utilises le fameux bouton de panique fourni aux journalistes dans le cadre du Mécanisme fédéral de protection ?

Paloma Junquera : Non, on me l’a proposé mais je ne l’ai pas pris. Ma position au sujet du bouton est similaire à celle de la plupart de mes confrères à Veracruz. Supposons que je me sente en danger et que j’appelle, qui sera au bout du fil, si jamais on me répond ? Les forces de l’ordre régionales. Or, les forces de l’ordre sont un problème dans l’état de Veracruz. Les principaux agresseurs de militants, de journalistes et de défenseurs des droits humains sont les narcotrafiquants et les forces de l’ordre locales. Nous avons beaucoup de raisons de penser que ces dernières sont infiltrées par les cartels à tous les niveaux. Le bouton permet aussi d’appeler la police fédérale mais le temps qu’ils arrivent, je suis morte et enterrée.

« La seule différence que je vois entre la police locale et la criminalité organisée, c’est le fait que la police porte un uniforme ».

  Reflets.info : Crains-tu davantage les narcotrafiquants ou les forces de l’ordre?

Paloma Junquera : J’aimerais bien répondre à cette question s’il existait un quelconque moyen de faire la différence entre les deux. En apparence, il existe une mafia institutionnelle, en uniforme, avec le monopole de la violence légitime et une autre mafia clandestine, masquée, sans visage. Je ne vais pas revenir sur tous les éléments qui prouvent la consanguinité de ces deux organisations. Il y a des rapports de la CNDH, d’innombrables témoignages de proches de disparus, de victimes confrontées à l’impasse du système judiciaire… La seule différence que je vois entre la police locale et la criminalité organisée, c’est le fait que la police porte un uniforme.

Reflets.info : Parle-nous de ces journalistes que Veracruz a perdus.

Paloma Junquera : Je connaissais personnellement Milo Vela depuis mes débuts dans le journalisme. Un vieux monsieur qui travaillait pour le journal d’investigation El Piñero de la Cuenca. Ils ont tiré à travers les fenêtres de sa maison et l’ont tué, lui et toute sa famille, en 2011. Milo Vela tenait la rubrique police et justice du Piñero de la Cuenca, il était très bien renseigné sur tous les problèmes de sécurité publique dans l’état de Veracruz. Il a assisté à la transformation de l'économie locale, du trafic d'appareils électroménagers et de téléviseurs depuis le port de Veracruz au trafic de drogue. Il a écrit un libre, “El Llano de la Vivora”, où il explique les causes d’une confrontation armée qui a eu lieu entre les forces armées et la police fédérale pour une chargement de drogue. Nous avons ressenti sa mort comme une amputation, nous étions démoralisés et désarmés.

Regina Martina Martinez était une personne discrète et réservée mais très vive d’esprit, qui travaillait d’arrache-pied, comme une petite fourmi. Depuis la capitale Xalapa, elle avait développé un réseau d’informateurs dans de multiples communautés marginalisées et demandait aux députés régionaux ce qu’ils comptaient faire pour régler des problèmes d’extrême pauvreté de la population indigène des montagnes. Elle venait au parlement local dans un but précis, pour interroger les députés sur des points précis, elle n’était pas là pour converser tranquillement avec eux sur des canapés en velours. Ces deux journalistes étaient des grands professionnels et des personnes très sincères. Je connaissais également les quatre reporters du journal El Dictamen dont les corps ont été retrouvés dans un canal d'eaux usées en 2012, avec celui de leur secrétaire de la rédaction. Tous ces décès ont laissé un grand vide.

« On assiste à un renouvellement générationnel de la profession de photographe dans notre région ».

Reflets.info : Ruben Espinosa était photographe. Felix Marquez, qui a été assassiné en 2013, aussi. Les autorités de Veracruz ont-elles un problème particulier avec les photographes ?

Paloma Junquera : En effet, on assiste à un renouvellement générationnel de la profession de photographe dans notre région. Il existe un courant très actif de journalisme photographique encouragé par Internet et les nouvelles technologies. Ruben Espinosa travaillait pour l’agence AVC Noticias. Chez AVC Noticias, au moins quatre photojournalistes, d’après mes informations, ont été agressés, menacés ou insultés. Comment fâcher un homme politique? En le photographiant. AVC Noticias a été l’une des premières agences à investir le web. Leur point fort, c’est la photographie. Le directeur est une personne très connectée, branchée et ouverte aux innovations. Très hostile à la censure aussi.

_Il a créé cette agence pour publier des photographies qui soient “vraiment journalistiques”. Des photographies qui montrent nos personnalités politiques telles qu’elles sont. Pour l’équipe d’AVC Noticias, il ne s’agit pas de photographier les responsables publics uniquement lorsqu'ils veulent bien poser et de retoucher les photos pour qu’on ne voie pas leur embonpoint. _

_Cette équipe est composée de jeunes talents détectés sur les réseaux sociaux. C’est aujourd’hui une agence influente, qui fournit en images de nombreux journaux à Veracruz. _

_Veracruz est comme un bout de chorizo qui s’étend du nord au sud au bord de l’océan, la géographie de cet état est très particulière. Il n’y a pas de journaux régionaux à Veracruz. Toutes les entreprises de presse sont implantées dans un microcosme local et sont complètement inconnues à trente kilomètres de là. C’est à Córdoba qu’on lit El mundo de Córdoba. C’est à Posa Rica qu’on lit El Mundo de Posa Rica.Mais aujourd’hui, du nord au sud, on voit partout les photos de ces jeunes enthousiastes. _

C’est cette agence qui a révélé l’existence dans notre état de groupes d’autodéfense contre la criminalité organisée, que les médias nationaux ne voyaient que dans les états de Guerrero, Oaxaca et Michoacán. Lorsque ces photos de groupes d’autodéfense ont été publiées, les autorités régionales ont mis en œuvre tout ce qui était en leur pouvoir pour démentir l’information, ont prétendu qu’il s’agissait de montages, que les protagonistes avaient été payés par les photographes pour poser ainsi… Arturo Bermudez a promis publiquement, en conférence de presse, de « coffrer » l’auteur de ces photographies. Ce dernier a quitté l’état de Veracruz.


(1) Le nom de la journaliste a été modifié [NDLR]

(2) Plata o plomo (de l'argent ou du plomb) était une réplique habituelle de Pablo Escobar qui laissait ainsi un choix à ses interlocuteur [NDLR]

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