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Édito
par drapher

Djihad et terrorisme : analyser les discours propagandistes

Le leader de l'Etat islamique, Abou Bakr al Baghdadi, affirme, dans une déclaration qui lui est attribuée jeudi, que son "califat" gagne du terrain dans le monde arabe et appelle ses partisans à allumer les "volcans du djihad" dans plusieurs pays, dont l'Arabie saoudite.

Le leader de l'Etat islamique, Abou Bakr al Baghdadi, affirme, dans une déclaration qui lui est attribuée jeudi, que son "califat" gagne du terrain dans le monde arabe et appelle ses partisans à allumer les "volcans du djihad" dans plusieurs pays, dont l'Arabie saoudite. /Capture d'écran du 5 juillet 2014/REUTERS

A l'heure des spots télévisuels gouvernementaux pour prévenir la radicalisation des jeunes Français (c'est-à-dire tenter d'éviter qu'une partie de la jeunesse bascule vers un extrémisme religieux menant au djihadisme), de nombreux signaux laissent entrevoir une forme plus ou moins subtile de propagande au sein de nombreuses sphères de la société. La guerre des propagandes a débuté, et ne pas se préoccuper de ce qu'elle véhicule en termes d'influence des esprits, ce qu'elle modifie dans la société,  est préoccupant. Photographie de la lutte d'influences en cours. Et de ses effets.

Le Califat

Ce qui est appelé ISIS dans le monde anglo-saxon, ou encore "Syrak" par les forces d'interventions américaines, Daech par les responsables politiques français ou le "Groupe Etat islamique" par les journalistes hexagonaux, est en réalité perçu dans de nombreuses populations non-occidentales, comme étant le Califat. Ce terme de Califat est celui utilisé par les djihadistes qui le constituent, mais n'est pas un simple qualificatif, comme aimeraient le laisser croire les puissances occidentales qui lui ont déclaré la guerre.

Le Califat est un véritable Etat, qui se crée par annexion de territoires, avec une administration qui se met en place, des impôts collectés, des écoles, hôpitaux, des fonctionnaires rémunérés, une armée de soldats avec des soldes, une économie qui prospère. Le Califat n'est pas perçu, globalement, comme étant un simple Etat guerrier à travers le monde , puisqu'il représente [aussi] la concrétisation de prophéties religieuses. Une partie des croyants musulmans ou convertis de fraîche date, de partout dans le monde sont attirés par l'aspect prophétique que revendique le Califat.

Les prophéties

La propagande de cet Etat — déjà constitué et en cours d'expansion territoriale —  vers l'extérieur est connue, et passe par des vidéos très modernes, quasi hollywoodiennes, d'appels à venir participer à une guerre en cours, au Levant (le Cham, la Syrie), qui scelle la "fin du monde", et annoncée dans des textes prophétiques coraniques, nommés Hadiths. Ces prophéties sont l'équivalent de l'Apocalypse de Jean pour les Chrétiens, avec le retour d'un prophète, le Mahdi (un grand Himam, un chef politique et docteur religieux) , puis d'un antéchrist, le Dajjal. De la même manière que l'Apocalypse de Jean est interprété par des courants fondamentalistes chrétiens comme étant "en cours de réalisation" — avec l'interprétation d'événements cataclysmiques, politiques,  réels et potentiellement décrits dans l'ouvrage — les djihadistes du Califat estiment que les écrits prophétiques des Hadiths sont en train de se réaliser, par des événements extérieurs ainsi que par leurs actions propres. L'aspect heroic-fantasy de ces appels à rallier le Caifat est souligné par plusieurs analystes qui y voient un facteur attractif certain auprès des jeunes occidentaux.

Visions et mots décalées

La perception extérieure d'événements politiques, sociaux, militaires lointains, issus de cultures différentes peut être fortement décalée, voire tronquée. Une part non négligeable des populations de pays du moyen-Orient ou d'Afrique sub-saharienne voient l'Occident comme une somme de pays moralement décadents, politiquement totalitaires à leur égard, voire terroristes dans certains cas. Les paysans d'Afghanistan qui observent les missiles Hellfire fuser du ciel et déchiqueter des femmes, des enfants, des vieillards, ne peuvent envisager les pays du Nord autrement que comme des pays terroristes.

Dans le même temps, en France, les termes pour définir les acteurs des événements d'Irak et de Syrie changent au gré de l'engagement politique. Les mercenaires qui tuent, violent, pillent, torturent, sont un temps des "rebelles" qu'il faudrait aider quand ils s'attaquent à Bachar el Assad, puis sont pointés du doigt comme des "intégristes" et des "djihadistes" lorsqu'ils rallient le Califat et continue à s'attaquer à… Bachar el Assad. Ce sont pourtant les mêmes, dans leur grande majorité.

Les mots "terroristes", "Groupe Etat islamiste", "djihadistes" sont propagandistes au même titre que ceux d'"infidèles", "ennemis de Dieu", "mécréants", etc… Les "deux mondes" qui s'opposent ne font qu'une seule chose : définir l'autre selon des termes qui confortent leurs propre croyances et leurs propres intérêts politiques.

Stop-Djihadisme - Véronique raconte le départ... par gouvernementFR

Cette vidéo gouvernementale n'informe pas. Elle appelle à compatir au sort de cette mère et se méfier de l'attitude de ses propres enfants adolescents ou jeunes adultes. Comment le gouvernement français compte-t-il enrayer l'attrait pour le djihadisme s'il persiste à vouloir présenter la situation sur un seul mode compassionnel et sans décrire la réalité ?

Propagande vs propagande

Les populations occidentales savent aujourd'hui que l'intervention militaire de 2003 en Irak n'avait pas pour objectif d'apporter la "démocratie" ou "la paix" dans ce pays. De la même manière, il est établi que Saddam Hussein ne soutenait pas, n'était pas l'allié d'Al Qaïda. Quand les responsables politiques pointent la barbarie des djihadistes du Califat, ceux-ci répondent avec les mêmes termes, pointant les destructions sauvages du "grand Satan", les mensonges et les ravages militaires de cet ennemi qu'est l'Occident.

La propagande djihadiste repose sur une manipulation très fine de réalités géopolitiques concrètes corrélées à des promesses religieuses prophétiques en cours de réalisation. L'appel à venir se battre, aider à faire émerger un messie et participer au grand combat de la fin des temps, celui de l'apocalypse, qui verra les méchants punis, et les "soldats de dieu", récompensés, est difficile à contrer avec des mots creux et sur-utilisés comme ceux de "terroristes" ou "djihadistes". Pour de nombreux musulmans de pays pauvres — qui ne cautionnent pas les actes de violences extrêmes comme l'esclavage des femmes, perpétrés par l'armée du Califat — l'instauration de la charia (la loi islamique), par exemple, est souvent perçue comme une "bonne chose".

L'asservissement aux puissances occidentales, qu'il soit économique, politique ou même culturel, est un problème fondamental pour ces populations pauvres du Sud. Instaurer une loi religieuse, qui respecte la tradition — la charia — est vu par le Nord comme une horreur, mais à l'inverse, très souvent, comme un moyen de se préserver, de retrouver de la souveraineté, pour le Sud musulman. Chacun tente alors de faire admettre son erreur de jugement à l'autre. Propagande versus propagande : le match ne peut être que nul.

Imposer sa vision du monde, dans un monde en perdition

Refuser d'admettre la réalité du monde et la retravailler à des fins partisanes ne peut qu'inciter des jeunes gens sans repères, perdus au sein d'une société sans projet, dirigée par des personnalités politiques décrédibilisées, à basculer du côté de l'intégrisme pseudo religieux du Califat. L'attraction exercée par cet Etat-secte apocalyptique ne devrait pas être combattue par des méthodes propagandistes, pour une raison simple :  l'information circule et la réalité de ce qu'est le Califat peut être très facilement connue des jeunes occidentaux. Cet article de la revue Books, à propos de la poésie djihadiste est très instructif.  Il démontre que le Califat islamique porte des valeurs et une culture qui se propagent et attirent, loin au delà de l'Irak et de la Syrie. Par la tradition arabe de la poésie. Et l'internationalisme.

Ma patrie est le pays de la vérité, Les fils de l’islam sont mes frères… Je n’aime pas plus l’Arabe du Sud que l’Arabe du Nord. Mon frère qui vit en Inde, tu es mon frère, comme vous, mes frères des Balkans, d’Ahwaz et d’Aqsa, d’Arabie et de Tchétchénie. Si la Palestine hurle, ou si l’Afghanistan pousse un cri, Si le Kosovo ou l’Assam ou le Pattani est lésé, Mon cœur se tend vers eux, brûlant d’aider ceux qui sont dans le besoin. Il n’y a pas de différence entre eux, voici ce qu’enseigne l’islam. Nous sommes un seul corps, voilà notre heureuse croyance… Nous différons par la langue et la couleur, Mais nous avons le même esprit.

Le Califat n'est pas un groupe, ni une petite armée de djihadistes, mais bien plus que cela. Dépeindre le Califat avec les seuls termes de "barbares", de "terroristes", est le meilleur moyen de démontrer que ceux qui l'activent, ont gagné la bataille des esprits, puisqu'ils peuvent aisément démontrer qu'ils ne sont ni des "barbares" ni des "terroristes", ces termes n'ayant aucun sens dans la situation actuelle.

"Barbare" renvoie à l'histoire européenne, et dans un jugement moral, n'a pas beaucoup d'influence : chacun est le barbare de l'autre (il suffit de se replonger dans les exactions américaines à Guantanamo, ou Abou Graib). Quant à terroriste, il est difficile de décrire une armée, équipée, payée, comme une "armée terroriste". L'armée du Califat ne fait rien d'autre que ce que toutes les armées ont fait au cours du temps : envahir un territoire et l'annexer. Puis le défendre. Quant à appeler à condamner des opération à l'extérieur, elles sont, malheureusement le pendant des assassinats par drones commandés depuis la Maison blanche ou de façon plus discrète, par l'Elysée.

C'est donc une guerre qui a débuté en Irak et en Syrie, et non une "opération militaire" ou "des frappes". Une guerre contre un Etat, le Califat. Il serait intéressant de décrire la réalité de ce qu'il se passe vraiment en Syrie et en Irak, de parler des fameuses promesses apocalyptiques, du discours véhiculé par ce nouvel Etat. Que des érudits de l'islam parlent clairement des hadiths ? Démontrer que le délire prophétique du Califat n'est ni plus ni moins que l'équivalent de celui des sectes apocalyptiques chrétiennes qui annoncent la fin du monde depuis des lustres. Démontrer le délire moyen-âgeux et sectaire du Califat serait sûrement plus constructif que tenter vainement de dire qu'y aller est faire un acte de "terrorisme". Acte de terrorisme qui peut attirer les esprits fragiles ou en révolte, qui plus est…

Parler du Califat, dans une forme propagandiste, en occultant la réalité de ce qu'il est, représente, est un choix politique. La propagande, même lorsqu'elle elle veut le "bien" des gens, est un outil à double tranchant, qui peut se retourner contre celui qui l'utilise. Ce qui semble bien être le cas en France, aujourd'hui.

Pjilippe-Joseph Salazar, rhétoricien et philosophe a sorti un ouvrage à ce propos il y a un mois : Paroles armées. Cette interview donnée à TV5Monde résume cette problématique d'occultation de la réalité et de compréhension tronquée de la propagande.

 

 

Un extrait d' interview donnée sur le site d'information de TV5Monde, sur l'utilisation des mots, établit, d'après lui, pourquoi les dirigeants français refusent de nommer le Califat et le décrire pour ce qu'il est :

Le groupe Etat islamique, les terroristes de Daech :

Que pensez-vous de ces dénominations qui sont désormais rentrées dans le langage médiatique et politique ?

L'utilisation de ces termes est une tendance, de nouveau, à vouloir démontrer qu'on a le contrôle de la situation. On cherche, ce qu'on appelle le juste milieu. C'est la tendance générale des gouvernants, que j'appelle les gestionnaires. Ce juste milieu signifie que l'on exprime une opinion raisonnable, qui n'est pas excessive. Le problème de dénomination du Califat est une affaire assez française, mais si nous sommes en guerre avec des alliés, tout le monde devrait utiliser le même terme. Lorsque l'on parle du Groupe Etat islamique, c'est absurde, puisqu'on ne peut pas être en guerre contre un groupe. Le droit international définit la guerre contre un Etat, pas contre un groupe. Je vous cite un extrait du Discours sur la première décade de Tite-Live, de Machiavel :

"Partout où il faut délibérer sur un parti où dépend le salut de l’Etat, il ne faut être arrêté par aucune considération de justice ou d’injustice, d’humanité ou de cruauté, de gloire ou d’ignominie, mais rejetant tout autre parti, s’attacher qu’à celui qui le sauve et maintient sa liberté. Les Français ont toujours imité cette conduite et dans leurs actions et dans leurs discours, pour défendre la majesté de leur roi et la puissance de leur royaume."

On voit là la perception qu'avait l'Europe de la France à la Renaissance : la primauté de l'intérêt national. Cet extrait de Machiavel définit aussi très bien les Etats-Unis, qui peuvent déclarer la guerre à n'importe qui.

En France on ne peut plus considérer que la patrie, la nation, l'Etat soient en danger, nous sommes devenus aveugles à ce genre de notion en vivant dans une paix perpétuelle. Donc, nous ne pouvons pas nommer ceux qui partent combattre pour le Califat comme des combattants et des traîtres. Ceux qui restent sur le territoire mais combattent pour le Califat sont des partisans. Autant nommer les choses. Mais on ne veut pas nommer les choses.

Daech c'est un acronyme d'une expression arabe. Mais est-ce péjoratif ? A moins de connaître l'arabe, pourquoi se poser cette question ? Le processus à mon avis est le suivant : pour vendre une marque, un slogan, il y a une valeur d'appel. EI, ISIS, c'était compliqué, ça ne passait pas bien, et puis ISIS il y a la déesse égyptienne. Donc Daech, c'est pas mal, il y a la consonne explosive au début, ça finit en "ch", ça fait arabe . Cameron a essayé de proposer Daech à la BBC, qui a dit "non". Mais des militaires interviewés au Sénat américain ont dit "The Califate". Les Américains disent le Califat, ils adorent les noms un peu grandioses. Mais ce que nos dirigeants français ne comprennent pas, c'est qu'il est beaucoup plus noble, et séducteur en quelque sorte, que la République se batte contre le Califat islamique plutôt  que contre un machin qui s'appelle Daech.

Je donne toutes les références des archives administratives dans mon livre, et le Califat est un Etat : il a un territoire, une population, il administre, il gère, il y a des hôpitaux, des écoles, il a une monnaie. Lors d'une audition du général Gomart, qui est le patron du renseignement militaire, devant une commission sénatoriale celui-ci a dit : "Nous avons affaire là  à un proto-Etat". Mais on ne peut pas le dire en France, parce que la population musulmane, qu'on le veuille ou non, peut être à ce moment là, face à un choix  draconien.

 

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