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par drapher

Djihad en France : et si c'était une islamisation de la révolte radicale ?

Alain Bertho : "Les valeurs de la République sont aussi des promesses non tenues" L'interview d'Alain Bertho, anthropologue (spécialisé dans les soulèvements populaires, les émeutes — en lien avec la mondialisation des échanges) publiée sur regards.fr en mai 2015, est à lire.

Alain Bertho : "Les valeurs de la République sont aussi des promesses non tenues"

L'interview d'Alain Bertho, anthropologue (spécialisé dans les soulèvements populaires, les émeutes — en lien avec la mondialisation des échanges) publiée sur regards.fr en mai 2015, est à lire. L'anthropologue y développe une analyse très intéressante à propos du "djihadisme français", analyse qui rejoint celle d'un Serge Portelli, invité le 3 juillet de Radio Reflets, ou d'un Marc Trevidic sur France Inter le même jour. Ces analyses vont à l'opposé de celles les plus relayées — soit par le gouvernement, ou une majorité de grands médias — qui voudraient que les djihadistes français soient des "esprits faibles" qui s'auto-radicalisent sur Internet (sic) — ou bien encore se font manipuler par des salafistes — pour n'être au final que de "simples fous de dieu" transformés en terroristes très dangereux.

La guerre de civilisation(s), le principe d'une République devant lutter contre un ennemi intérieur et manipulé de l'extérieur, des soldats de Dieu appelés à agir sur le territoire par un groupe terroriste — Daesh en l'occurence — sont des concepts très pratiques pour simplifier le problème du "terrorisme djihadiste" en France, et exonérer ainsi de toute responsabilité politiques ceux qui devraient normalement en avoir. La situation n'est pourtant pas si simple.

Et si nous assistions — en réalité — à une révolte radicale, similaire à celles pratiquées par les mouvements anarcho-révolutionnaires des années 70, mais sous une nouvelle forme, animée par d'autres motivations en surface, mais constituée des mêmes maux… en profondeur ?

Un début de siècle… de révoltes

Ce qu'Alain Bertho observe et souligne à propos des mobilisations djihadistes françaises récentes, est une radicalisation de la révolte passant par l'islamisation. Ce qu'il nomme une "islamisation de la révolte radicale". En termes simples : il y a toujours eu des périodes avec des révoltes radicales, donc violentes, souvent de la part d'une jeunesse déterminée à combattre un ordre établi contesté. Ces affrontements ont pris plusieurs formes, ont été activés par le biais de diverses idéologies, mais sont un fait historique qui souligne la persistance d'une résistance populaire contre le pouvoir politique, ou contre un ordre social injuste.  Bertho remonte le temps et effectue ces constats :

_ "Nous venons de vivre une séquence mondiale d’affrontements entre les peuples et les pouvoirs, équivalente du "Printemps des peuples" de 1848, des révolutions communistes d’après la première guerre mondiale, de 1968. Il y a deux devenirs possibles à ces séquences : la construction d’une figure durable de la révolte et de l’espoir qui s’incarne dans des mouvements politiques organisés et des perspectives institutionnelles, ou la dérive vers le désespoir et la violence minoritaire." _

Lorsqu'il parle des attentats de janvier dernier, et des réactions du 11 janvier, l'anthropologue éclaire ces événements en creusant la part socio-politique qu'ils contiennent :

Pendant ces dix dernières années, une génération s’est révoltée. Si rien ne semble bouger, comment s’étonner que certains décident de passer à la "phase 2" ? C’est l’expérience biographique des meurtriers de janvier. Le 17 septembre 2000, Amedy Coulibaly, qui a alors dix-huit ans, vole des motos avec un copain, Ali Rezgui, dix-neuf ans. Ils sont poursuivis par la police… qui tire, et Ali meurt dans ses bras sur un parking de Combs-la-Ville. Aucune enquête n’est ouverte sur la bavure. Cela provoque deux jours d’émeute à la Grande-Borne. Où sont aujourd’hui tous les acteurs des émeutes de 2005 ? Et tous ceux qui les ont regardés faire avec sympathie ? Comment regardent-ils la vie et la politique ? Quel regard ont-ils porté sur les événements de janvier ? On ne les a pas écoutés avant, ni pendant, ni après, ni depuis le 7 janvier. Le 8 au soir, je ne me suis pas rendu à la République, mais au rassemblement devant la mairie de Saint-Denis, ville où j’habite. J’ai rarement vu autant de monde, aussi ému. Mais en même temps, j’y ai rarement vu aussi peu "tout le monde". Il y avait certainement là tous les réseaux des militants. Mais si peu de gens ordinaires, d’inconnus, de gens et de jeunes "des quartiers", comme on dit. Pris dans notre émotion collective, avons-nous été attentifs au clivage silencieux qui était en train de prendre forme ?

Le questionnement d'Alain Bertho n'a pas vocation à justifier les actes commis, les rendre indolores ou les positiver, mais il est à l'antithèse des analyses et réactions binaires tant de droite que de gauche face au phénomène déclaré "djihadiste" et ses actes meurtriers. Les origines de ces actes ne se trouvent pas dans une quelconque folie individuelle, ou encore une simple fascination — soudaine — pour la "guerre sainte" déclarée au Moyen-Orient par des tribus sunnites en train de prendre leur revanche sur le pouvoir chiite mis en place par l'administration américaine il y a 10 ans.  Et même s'ils sont constitués aussi en partie par ces phénomènes (folie, fascination, etc), le terreau sur lesquels ils se constituent est lui, collectif. Un terreau social, et donc politique. La "phase 2" dont parle Alain Bertho, après celle des émeutes de 2005, pourrait bien être celle de la violence radicale, soutenue par l'idéologie islamiste, elle aussi radicale.

Les valeurs ne se transmettent pas

Il est facile d'affirmer que l'explication du phénomène ne change rien aux actes. Ce que n'arrêtent pas d'asséner les responsables politiques, suivis par de nombreux intellectuels. "Ils ont tué, ils s'en prennent à la République, ils tuent des dessinateurs, des Juifs, ils sont donc des ennemis à abattre qui ne méritent qu'une réponse à la mesure de leurs actes, une réponse sévère et sécuritaire". Cette approche est celle des faucons de Georges W. Bush après les attentats du 11 septembre 2001. Elle est la meilleure manière d'inciter la violence radicale à se propager, à se justifier : l'ordre établi joue le jeu de la guerre avec ceux qui s'en prennent à lui, il valide leur capacité de nuisance ainsi que le message de forme que les radicaux veulent voir passer. Quant au message de fond, celui qui n'est pas explicité par les radicaux, il disparaît purement et simplement, alors qu'il est le fondement du problème. Ce message est celui de la souffrance sociale, du rejet de systèmes supérieurs et injustes, d'espoirs déçus à un niveau jamais atteint.

L'anthropologue revient sur les "grands messages" de la manifestation du 11 janvier, et du concept de "valeurs" républicaines (partagées, à défendre, etc) et de l'obligation à se plier aux minutes de silence dans les institutions scolaires pour que chacun démontre son adhésion à ces mêmes valeurs :

"Pense-t-on inculquer par autorité les valeurs de la République ? On sait bien, depuis au moins une génération, que ces valeurs sont aussi des promesses non tenues. L’obligation d’y adhérer est une violence de plus. L’une des grandes faiblesses du monde institutionnel est de penser que l’on peut répondre par les valeurs du passé, par la transmission. Les vraies valeurs d’une génération sont celles qu’elle se construit en retravaillant le passé à l’épreuve de sa propre expérience. La transmission n’y suffit pas. Le propre des valeurs est de donner un sens éthique à l’expérience. C’est hélas ce qui fait, pour certains, le sens du djihad et son attrait."

 La question du sens, le cœur du problème ?

Alain Bertho aborde avec profondeur le champ des révoltes populaires, des mouvements de contestation et au bout du bout, des actions terroristes en lien avec la mondialisation des échanges, la financiarisation de l'économie, les politiques anti-sociales qui mènent — partout sur la planète — au déni, à l'écrasement des peuples par les classes dirigeantes. La question du sens est centrale dans cette configuration : que peut-on faire dans une société qui ne fait plus sens ? Lorsque rien d'autre que la course aux profits et l'acceptation d'un enfermement dans sa condition sociale, ethnique ou économique, n'est proposé collectivement ?

La "crise grecque", remise sur le devant de la scène ces jours derniers, est un miroir sans pitié de l'ordre politico-économique européen, basé sur une domination sans partage des puissances de l'argent sur le reste. Il n'est plus désormais d'issue qu'un seul et unique sens, celui d'accepter le règne sans partage des créanciers, et d'horizon social le seul rejet à la marge des plus faibles par le biais de "réformes" structurelles censées assainir l'Etat, mais tuant les dernières parcelles de protections sociales pourtant durement acquises par les populations. Dans ces conditions , le "sens du djihad" devient "compréhensible," puisqu'il donne, ce djihad, du sens à ceux qui en manquent. Ce que dit Bertho.

Et la réponse à apporter, n'est pas, bien entendu — dans cette configuration — celle de l'autorité et du tout sécuritaire. Approche que l'anthropologue résume ainsi et qui conclue son entretien  :

"La conversion au djihadisme est aujourd’hui une figure possible de la révolte. La réponse à ce drame n’est certainement pas une figure de l’ordre, fût-elle républicaine. La réponse viendra d’une figure alternative et contemporaine de la révolte, une révolte qui ne se place pas sur le terrain de la négation de l’avenir, de la négation du passé et de la haine de la pensée. Les deux questions clefs qui sont devant nous sont celle du possible et celle de la paix. « Podemos », nous dit le mouvement d’Iglesias en Espagne. Quand la financiarisation au pouvoir nous enferme dans des calculs de probabilités et de risques, il est urgent d’ouvrir des possibles sans lesquels l’avenir n’est qu’un mot creux. Et quand la guerre ou la menace de guerre (ou de terrorisme) tend à devenir un mode de gouvernement, il est temps de redonner un sens à une perspective de paix collective qui ne passe pas par une politique sécuritaire ni par des frappes aériennes un peu partout dans le monde. C’est peut-être aussi cela que nous ont dit les manifestants du 11 janvier. Je ne suis pas sûr qu’ils aient été bien entendus sur ce point."

Conférence d'Alain Bertho sur les "révolutions arabes", en lien avec la globalisation des échanges, en 2012 :

 

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