Journal d'investigation en ligne et d'information‑hacking
par Yovan Menkevick

Comment faire bouillir une population sans qu'elle ne s'en rende compte

Tout le monde ou presque connaît l'histoire de la grenouille que l'on fait bouillir vivante à feu doux. Le principe que raconte cette histoire est simple : si vous voulez faire cuire une grenouille vivante en la faisant bouillir, il ne faut pas la plonger dans une casserole d'eau bouillante, puisque sous l'effet de la trop forte chaleur, celle-ci s'enfuirait aussitôt.

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Tout le monde ou presque connaît l'histoire de la grenouille que l'on fait bouillir vivante à feu doux. Le principe que raconte cette histoire est simple : si vous voulez faire cuire une grenouille vivante en la faisant bouillir, il ne faut pas la plonger dans une casserole d'eau bouillante, puisque sous l'effet de la trop forte chaleur, celle-ci s'enfuirait aussitôt. La bonne méthode est donc celle qui consiste à mettre la grenouille dans l'eau froide de la casserole et faire monter doucement la température. La grenouille aime l'eau, et elle s'accomode lentement de la montée en température. De froide à tiède puis à chaude, la grenouille n'est pas incommodée, et s'endort doucement sous l'effet apaisant de la chaleur progressive. Quand l'eau arrive à ébullition, il est trop tard, la grenouille, engourdie, ne tente même plus de s'échapper et se laisse bouillir sans broncher.

Cette histoire est transposable en politique. La seule différence est qu'il n'y a pas une personne ou plusieurs ayant décidé de façon déterminée et coordonnée de faire cuire la grenouille qui dans ce cas là, est la population française. La population française est en train de bouillir lentement dans sa casserole d'eau par une succession d'opportunités, nécessités, velléités, et volontés croisées d'une somme d'individus limitée. Les élites. Ils ne sont pas particulièrement coordonnés les uns avec les autres, peuvent même souvent être opposées de par leurs ambitions personnelles mais ont en commun un objectif chevillé au corps : que rien ne change.

Pourquoi la cuisson lente ?

Pour filer la métaphore avec la grenouille, la population française est depuis déjà fort longtemps très mécontente de son sort et de ses élites. Si l'eau représente l'environnement politique, économique et médiatique, la grenouille française n'a pas envie d'y barboter éternellement. Les raisons sont simple : l'eau confinée dans sa casserole devient sale avec le temps, elle se trouble, et l'envie d'aller barboter dans une mare naturelle et sympathique peut à la longue se faire sentir. Pour ceux qui maîtrisent la casserole, il est par contre nécessaire de maintenir la grenouille dans celle-ci, parce que maintenir la grenouille dans la casserole est l'unique activité qui justifie la position fort agréable et enviable de "cuisinier". Le but ultime étant bien entendu de la cuire. Que faire chaque fois que la grenouille tente de s'échapper ? Pourquoi cuire la grenouille ?

Une grenouille qui doit bouillir très lentement

Savourer les chairs d'une grenouille bien cuite est un plaisir comme un autre, mais dans le cas de la population française, ce n'est pas l'objectif principal qui anime ceux qui font chauffer l'eau. En réalité, le but est surtout de faire durer aussi longtemps que possible la cuisson afin d'empêcher la grenouille de s'échapper de son récipient. Une fois cuite et morte — ce qui peut prendre beaucoup de temps — le cuisinier a plusieurs options : soit servir la grenouille sur un plateau à des convives, soit la mettre de côté et en faire cuire une autre. Mais dans l'absolu, l'opération française pour faire bouillir la grenouille n'est pas franchement culinaire, ni vraiment réfléchie. Il n'est donc pas prévu de manger la grenouille, seulement la laisser bouillir doucement dans sa casserole. Par nécessité.

Comment faire bouillir l'eau à feu très doux ?

L'eau étant l'environnement médiatique et politique, la population étant la grenouille, nous somme arrivés à un moment où cette dernière commence à avoir chaud dans sa casserole. De nombreux éléments ont participé à faire chauffer l'eau. La distraction en premier lieu. Populiste. Une empoignade permanente plus ou moins fabriquée : par la téléréalité et par les pseudo combats politiques. Ces réchauffements télémédiatiques ont très bien fonctionné jusqu'à il y a peu : images de véhicules qui brûlent  dans les banlieues, reportages sur les trafics de drogue, les quartiers sensibles où la police ne peut plus rentrer, médicocrité des individus prêts à tout pour un quart d'heure de gloire, jeux d'argent, justification de la compétition entre les personnes et valorisation de l'injustice. Rien n' a été épargné à la grenouille pour que la température monte. Jusqu'à lui donner en spectacle des responsables politiques censés être opposés qui se serrent la main pour s'accorder à dire qu'ils sont en fait parfaitement en accord. Mais qui prétendent le contraire.

Quoi de mieux ensuite que de créer des polémiques à répétition sur des sujets sociétaux plutôt que de parler des problèmes sociaux ?

Ça frémit, avec des petites bulles d'eau chaude de partout

Le mariage pour tous, n'a posé aucun problème dans les pays voisins, alors qu'en France une guerre civile (dans les rues et dans les salles-à-manger autour du poulet rôti du dimanche) a failli se déclencher. La jeune Rom rénvoyée dans son pays et "sauvée" par le Président qui lui propose de revenir seule, des gâteries pour un conducteur de scooter résidant de l'Elysée, le conseiller qui collectionnait les chaussures de luxe, le coiffeur d'Etat à 10 000 euros, le comique noir interdit de spectacle, l'antismétimisme déclaré cause nationale par le Premier ministre alors que le "racisme anti-musulman" explose. Des dizaines de sujets polémiques sociétaux se déversent depuis ces deux ou trois dernières années sans discontinuer. Leur intérêt est simple : accentuer un peu la montée en température de l'eau. La grenouille commence à suer devant son poste.

Ce n'est pas loin de bouillir

La présidentielle arrive à grands pas et elle est l'occasion de faire monter l'eau à ébullition. Ne pas oublier que le but est d'arriver à faire bouillir la grenouille. Pour LR, l'intérêt est évident : reprendre les manettes de la cuisinière à bois, maintenir l'eau à température stable, avec des plus ou moins gros bouillons qui maintiennent la grenouille dans un état d'hébétude suffisant pour qu'elle roupille, mais sans la tuer… si possible. Tout en prétendant vouloir nettoyer la casserole et conserver la grenouille dans une eau claire et tempérée. Pour le camp socialiste au gouvernement, l'idée est avant tout de faire monter la température très rapidement pour que la grenouille se sente très mal très vite. Pourquoi ? Cette opération est là pour lui indiquer que si elle vote LR, ce sera encore pire, avec une température qui grimpera encore plus haut, alors qu'avec eux les socialistes, ils feront redescendre la température. Et puis il y a le cuisinier FN qui attend de prendre les manettes, et qui lui, veut faire monter la température jusqu'à faire s'évaporer l'eau. Voire faire péter la cuisinière sous l'effet de la chaleur.

Une cuisine bien particulière

Le plus amusant dans cette histoire reste qu'il n'y a de casserole et d'eau qui chauffe, que par la volonté des différentes acteurs. Le feu est alimenté uniquement parce que la grenouille accepte de rester dans sa casserole et prête de l'attention à ceux qui fourrent des bûches dessous. Le fonctionnement général de cette affaire de cuisine française est basé sur le divertissement et l'attention. Divertir, pour maintenir la grenouille dans son état de tranquilité molle dans son eau qui monte en température, mais aussi attirer son attention sur des sujets qui la forcent à se gratter la tête dans sa casserole et à y rester, pour que les cuisiniers continuent leur tambouille.

La loi travail est un très bon exemple. Cette réforme n'a été lancée que pour une unique raison : coincer la droite et l'extrême droite à un an de l'échéance présidentielle. Un gouvernement se disant de gauche fait passer en force une loi dont rêve la droite depuis des lustres. La droite est bien embêttée, parce que si elle adhère, elle explique qu'elle n'est plus dans l'opposition et qu'elle ne ferait pas mieux si elle reprenait les manettes.  Elle est donc forcée d'annoncer qu'elle irait "bien plus loin" dans la casse en question. Et comme la majorité des grenouilles est absolument affligée par la destruction des droits salariaux, les socialistes au gouvernement peuvent compter sur le fait que dans les urnes, un paquet d'électeurs vont hésiter, de peur que la droite ne fasse pire encore. Pour l'extrême droite c'est encore plus difficile, puisque leur nouveau discours anti-mondialisation et anti-capitaliste les empêche de suivre la droite sur la pente du moins disant social, et à l'inverse les fait passer pour des alliés de l'extrême gauche s'ils critiquent la Loi travail. Toute cette cuisine à besoin d'être alimentée avec des sujets soit clivants, soit débiles, qui occultent les vrais problèmes de fond. En résumé : Pokémon Go, le Burkini, l'Internet ami des terroristes qu'il faut contrôler (l'Internet, pas les terroriste), nos valeurs sont attaquées par l'islam, les arabes sont tous des djihadistes en puissance, ayez peur mais consommez quand même, un État policier, s'il ne s'en prend qu'aux musulmans, vous êtes pour ?

Le but est de continuer à entretenir le feu sous la casserole, maintenir l'ébullition, et arriver au gros bouillon de la présidentielle. La grenouille sera à point, avec deux options. Soit elle est totalement endormie mais continue à alimenter ses cuistots et va massivement aux urnes par peur que la température ne monte quand même trop (ou pas assez), ou bien elle se détourne des urnes, parce que cette histoire de casserole et d'ébouillantage "ça commence à bien faire".

Morale de l'histoire

Être une grenouille dans une casserole d'eau qui chauffe n'est pas une fatalité, puisqu'il suffit de cesser de donner crédit à ceux qui alimentent le feu pour que ces derniers soient bien embettés. De plus, en cessant de prendre au sérieux cette histoire de casserole d'eau, la possibilité qu'il y ait un "ailleurs" peut commencer à s'envisager pour la grenouille. Une sorte de ras-le-bol de bouillir lentement qui mène à sortir de la casserole, avec des solutions — comme faire tomber de l'eau sur le feu pour l'éteindre — qui sont envisageables.

Mais pour ça, il faudrait que la grenouille cesse de prendre ce qu'elle est et ce qui l'entoure pour la réalité. Puisqu'en fait, la véritable morale de l'histoire, c'est qu'en fait, il n'y a ni grenouille, ni casserole d'eau, ni cuistots. Il n'y a qu'une immense illusion répétée à l'envi tous les jours sur des écrans et diffusée par des hauts-parleurs : "vous êtes une grenouille dans une casserole d'eau qui chauffe et vous allez cuire…"

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