Journal d'investigation en ligne et d'information‑hacking
par Jacques Duplessy

Vis ma vie de prof contractuel

Madame, est-ce que notre copain va mourir ?

Marie-Gabrielle est professeure contractuelle en lycée dans l'académie de Versailles. Elle raconte son quotidien et les méandres du Mammouth de l’Éducation Nationale.

File:École Saint-Sigisbert à Nancy, vers 1900 - Wikipedia - Cliché Laroppe - CC0 1.0

Nous l’appellerons Marie-Gabrielle. Elle est prof contractuelle, enseignant le médico-social en lycée. Soumise au devoir de réserve, elle ne peut pas s'exprimer dans les médias. Pour protéger son anonymat, les établissement ne seront pas cités. Elle raconte son quotidien.

Semaine du 24 août

La rentrée approche, j'essaie de contacter le rectorat pour connaître mon ou mes lieux d'affectation. Le téléphone ne décroche pas. Aucune réponse à mes courriels non plus.

Vendredi, j'ai enfin eu quelqu'un au téléphone. Je lui demande ce que je dois faire. Elle me donne les coordonnées de mon responsable administratif. Je suis officiellement rattachée à un lycée, ce qui ne veut pas dire que j'y enseignerai. En tout cas, c'est là que je dois faire la rencontre de pré-rentrée. Je contacte le proviseur qui me dit de venir le lundi à 9h00.

Semaine du 31 août

Je découvre le lycée. On a le droit à un accueil sympa : café, croissant, présentation de tous les profs. Je suis la seule à ne pas avoir de planning. Le proviseur présente les emplois du temps. Soudain, au milieu de la réunion, le proviseur constate un manque de prof dans ma matière. Il se tourne vers moi et me dit : "ça sera vous pour les 8 heures". J'ai un contrat de 18 heures. Pour la Covid, on nous dit juste qu'il faut garder les masques et les distances. Point. Aucune info sur les procédures en cas de suspicion ou de malades avérés dans la classe.

Un collègue me glisse à la fin de la réunion de demander de voir le proviseur pour connaître le lycée où je ferais mes 10 autres heures. Surprise il s'énerve tout de suite : "Qu'est-ce vous voulez que j'en sache ? Je ne savais même pas ce matin que vous alliez être chez moi." Je fais quoi ? Aucune réponse. Lundi soir, je reçois mon emploi du temps pour les 8 heures dans ce premier lycée. Tout le reste de la semaine est une semaine de pré-rentrée pour les élèves. C'est bien organisé. Ils viennent par classe, on présente et on fait visiter l'établissement, on donne le règlement intérieur etc. Le vendredi, une collègue commence à me briefer pour les cours de la semaine suivante. Le rectorat m'appelle pour me donner un second lycée. Il n'est pas loin de chez moi. Je suis contente.

Semaine du 7 septembre

Je fais mes premiers cours dans le premier lycée. Çà se passe bien. Le niveau est très bas mais bon... Je constate beaucoup de problèmes de compréhension, l'acquisition du français, c'est pas ça...

Le mardi, je fais un saut au second lycée pour recevoir mon emploi du temps. Je découvre avec stupeur que j'ai des cours dans les deux établissements en même temps. Je le signale immédiatement. Le proviseur me dit qu'ils vont s'arranger entre eux pour modifier mon emploi du temps. Je leur fait confiance et je ne m'en fais pas trop. A tort.

J'arrive le jeudi à 14 h dans le second lycée pour découvrir l'établissement, les salles et préparer mes supports de cours. Toutes les photocopieuses à disposition pour les profs sont en panne. Un collègue me dit d'aller voir à l'administration. Je demande une copieuse et un accès à Pronote pour avoir la liste des élèves. On me répond qu'on me donnera plus tard des codes. On m'envoie au secrétariat qui me donne une copie du listing des élèves. A 16 h, j'arrive dans la classe. Personne. Cinq minutes, dix minutes se passent. Finalement, je me dirige chez le proviseur et je lui dis : "Je ne vois pas les élèves..." Étonné, il regarde son logiciel, lève les yeux et me dit : "J'ai oublié de les convoquer sur Pronote." Les élèves attendront leur premier cours. Je lui demande comment je fais pour le lendemain où j'avais des cours aux mêmes heures. Il me rassure : "On s'est arrangé." Je rentre chez moi.

Dans la nuit le proviseur du lycée 1 m'envoie un mail pour me demander si je viens bien chez lui. Je lui répond que je n'ai pas reçu d'ordre. Je vais le matin dans le lycée 2 assurer mes cours. Je demande au proviseur ce que je dois faire pour les cours de l'après midi. Aucune réponse claire. Il est 9h. C'est sans doute trop leur demander. J'ai pris mes cours de quatre niveau pour faire face à tous les cas de figure.

A 11h, je ne sais toujours pas ce que je dois faire. Personne n'est venu me voir. Je retourne voir le proviseur. il me dit d'aller dans l'autre lycée. Je fais mes cours dans le lycée 2. En fin d'après midi, stupeur ! J'ai un message du DRH du lycée 1 "Madame, vous n'avez pas honoré vos cours. Tous les élèves vous attendaient à la porte." Je suis énervée. Je me donne 48 heures pour l'appeler. Je lui dis : "Le proviseur m'a dit de partir. Arrangez vous entre vous." Je me dis qu'ils sont vraiment en dessous de tout. Je n'ai jamais vu une telle désorganisation. Ils sont la porte à côté et ne peuvent même pas communiquer.

Semaine du 14 septembre

Je n'arrive à me connecter sur Pronote. Je demande a l'un des proviseurs, il s'énerve mais il n'y arrive pas non plus. En fait j'ai l'identifiant mais je n'ai pas de code. Miracle, le proviseur adjoint m'a donné un code. Je vais enfin pouvoir faire l'appel. L'ordinateur en classe bug de temps en temps. Pratique pour projeter mes cours... D'autant que mes élèves n'ont pas le droit aux livres.

J'ai reçu une belle tablette. Je demande donc si je peux avoir des livres numériques. On me dit qu'ils ont trois licences seulement : français, math et une langue. Je me demande à quoi me sert ma tablette... Je demande si je peux commander des livres papier. On me répond non. Je demande si je peux légalement photocopier des livres pour les élèves. Le proviseur me répond : je ne veux pas le savoir... En fait, je me renseigne, on a le droit.

J'ai fait cours dans le lycée 2 pour des Terminales. Dès que j'ai le dos tourné, des des taille-crayons atterrissent sur le tableau, le brouhaha est continuel. Je demande à l'auteur de se dénoncer. Silence. Des élèves me disent qu'ils sont solidaires et que personne ne se dénoncera.

Dans ma seconde classe de terminale, des élèvent sifflent derrière leur masque. Impossible de savoir qui c'est et impossible de travailler. Personne ne se dénonce. Deux conseillers d'éducation débarquent dans la classe. Ils n'arrivent pas à mettre de l'ordre et à obtenir le silence. Finalement un surveillant part chercher le proviseur. Il lance : "Que ceux qu'ils ne veulent pas travailler viennent à mon bureau !" Personne ne moufte. J'ai eu 20 min de silence après pour finir mon cours.

Je sens que la Covid progresse. Plusieurs fois lors des appels, je constate des absents. Un élève lance : "Madame, il a le Covid." Vrai, pas vrai, impossible de le savoir. Je n'ai aucune info. A priori, il y eu des cas dans mes classes mais je ne le sais pas officiellement. J'aimerais bien le savoir. En même temps, je l'ai déjà eu en mars dernier. J'espère seulement être toujours immunisée. En fin de semaine, pour un des lycées, j'ai reçois un décompte des cas. Dans l'autre établissement, c'est le blackout total.

Semaine du 21 septembre

Après la visite du proviseur, la responsable des conseillers d'éducation est venue assister au cours d'une classe de Terminale pour tenir les élèves. Un dragon : voilà, une classe qui se tient sage. Elle me lance à la fin de l'heure : "Je voulais vous montrer que ce n'était pas des sauvages." Le problème est que, moi, je dois leur tourner le dos...

J'ai assuré péniblement les cours dans le lycée 2, les élèvent chahutent régulièrement. Je dois virer des élèves à chaque cours. Plusieurs élèves ont déjà été exclus définitivement.

Dans le lycée 1, heureusement les cours se passent bien. Dans une des classes, un des élèves qui est diabétique a fait un coma diabétique. Alors que je fais un cours sur le sommeil, je sens un malaise. Finalement un élève me demande : "Est-ce que notre copain va mourir ?" J'arrête mon cours, je laisse les élèves exprimer leurs questions et leurs angoisses, et j'improvise un enseignement sur le diabète avant de reprendre le fil de mon cours. Plusieurs élèves viennent me remercier à la fin.

Vendredi, j'ai pris une décision : je pense qu'il est impossible de travailler dans ces conditions dans le lycée 2. J'ai été voir le proviseur et je lui ai dit que je ne voulais pas rester dans son établissement. J'ai écrit au rectorat. On me demande d'abord de démissionner de tout car il serait impossible de réduire mes horaires. Finalement, il serait peut-être possible de m'affecter dans un autre établissement ou de réduire mon volume horaire. J'attends une réponse définitive du rectorat.

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