Vallée de la Roya : les inquiétantes dérives des forces de l'ordre
Pour refouler les migrants, la France s'arrange parfois avec le droit...
Renvoi illégaux de mineurs non accompagnés, falsifications de documents, refus de permettre l’accès à un avocat, détention arbitraire, voilà la liste à la Prévert des manquements de l’administration et des forces de l’ordre.

Le constat est amer. Pour augmenter le nombre de reconduites à la frontière italienne, les autorités ont recours à des "arrangements" avec la loi. Les douaniers italiens raccompagnant systématiquement à leurs homologues français les mineurs qui étaient illégalement renvoyés, les autorités françaises ont "adapté" leur dispositif... « Les premiers actes illégaux concernent les mineurs non accompagnés, explique Martine Landry, représentante d'Amnesty International à Menton. L’objectif était de les renvoyer en Italie au mépris du droit. Et les policiers ne manquent pas d’imagination pour cela. » La loi prévoit pourtant qu’un mineur non accompagné présent sur le territoire français doit être pris en charge par l’Aide sociale à l’enfance (ASE) pour recevoir une éducation jusqu’à sa majorité.
« Au début, l’ASE venait dans la vallée de la Roya pour prendre en charge les mineurs logés par les associations, raconte l’avocate Mireille Damiano. Puis ils ne sont plus venus et ont demandé que l’on amène les mineurs à la Police des Airs et des Frontières (PAF). Nous nous sommes alors aperçus qu’ils les expulsaient illégalement dans notre dos. »

Les mineurs interpellés à Menton sont conduits dans les locaux de la PAF au poste frontière. Après s’être vu notifier un refus d’entrée sur le territoire, ils sont renvoyés en Italie.

« Quand les douaniers Italiens constataient qu’ils étaient mineurs, raconte Martine Landry, ils les ramenaient avec un petit sourire à leurs homologues Français en leur disant d’appliquer le droit. Mais les policiers avaient trouvé un truc : ils les mettaient dans le train à la gare de Menton Garavan pour empêcher qu’ils soient vus par les Italiens ! ». En effet, la station suivante est Vintimille, en Italie. Lors d’une visite d’un lieu de détention pour les migrants à la PAF, une députée a eu la surprise de trouver cette petite note placardée au mur : « Si presse sur place, pas d’embarquement de mineurs dans les trains pour Vintimille ».
C'est en fait à un jeu de l'Oie infernal auquel se livrent les policiers français et italiens. Les migrants pris en France sont renvoyés en Italie. Ils reculent d'une case. Parfois, ce sont des dizaines de tentatives et de reculs avant que cela réussisse. En Italie, les policiers organisent des "retours" dans le Sud du pays pour ceux qui sont raflés à Vintimille. Recul de vingt cases. Les migrants sont contraints de remonter à Vintimille, où ils tentent à nouveau leur chance vers la France. Ce manège infernal se répète en boucle.

L'utilisation de stratagèmes illégaux pour réduire le nombre de migrants en territoire français n'est pas une simple vue de l'esprit, ou un argument des associations qui luttent pour leur fournir un accueil décent. Le préfet a en effet été condamné une vingtaine de fois devant le tribunal administratif pour « irrégularité de refus d’entrée pour des mineurs non accompagnés ». Voilà qui ternit un peu la belle image de "pays des droits de l'Homme". Contacté, le préfet n'a pas répondu à nos sollicitations.

Les renvois en douce par le train sont devenus rares. Mais qu’à cela ne tienne, un nouveau truc imparable a été trouvé par les policiers : trafiquer la date de naissance des mineurs pour qu’ils deviennent majeurs. Reflets a pu voir plusieurs formulaires de refus d’entrée sur le territoire dont la date de naissance a été grossièrement raturée. Dans un cas, deux photos du formulaire avant et après le tripatouillage nous ont été communiqués. La première version du formulaire est celle qui est remplie par les policiers à la gare de Menton Garavan. La seconde est celle qui est raturée par les policiers de la PAF à quelques centaines de mètres de la gare.


« L’ASE joue aussi ce petit jeu de « déminoriser » les migrants, dénonce Me Damiano. Elle fait des entretiens express qui se concluent par : « Vous vous êtes comporté comme un majeur durant votre voyage, donc vous n’êtes pas mineur. » Survivre à un voyage de plusieurs milliers de kilomètres, aux passeurs sans foi ni loi, aux tortures en Libye, tout cela fait d'un enfant un majeur, c'est lumineux... « Parfois l’ASE conteste les documents administratifs des mineurs en disant que ce sont des faux, mais sans en apporter la preuve. »
Formulaires pré-rempli et refus de demande d’asile
Deux cases « Je veux repartir le plus rapidement possible » et « Refusant d’indiquer une langue qu’il ou elle comprend, la procédure complète est de ce fait effectuée en français » sont souvent pré-cochées par la PAF dans le formulaire de refus d’entrée sur le territoire, dénoncent les associations. Reflets a en effet pu constater que ces documents pré-remplis existent :

Ces cases sont cochées pour justifier la non demande d’asile en France d’une part, et le non accès à un interprète d’autre part. Pourtant la loi prévoit la possibilité d’un jour franc pour faire la demande d’asile ou recevoir l’assistance d’un avocat. Reflets a pu constater lors d’une observation à la douane de Menton que des personnes refoulées ne comprenaient pas le formulaire et n’avaient pas eu droit à un interprète. Quelques migrants parlent ou comprennent l'anglais, mais la majorité ne maîtrisent pas le français ou l'anglais.

Demander l’asile en France relève de la mission impossible. « Les policiers font mine de ne pas comprendre quand la personne le demande. Nous avons réussi à faire condamner le préfet pour une personne qui a demandé en vain trois fois l’asile », rapporte Me Damiano. « Des policiers ont même déchiré des demandes d’asiles en disant : « Je ne connais pas ce papier » avant d’expulser les personnes, raconte Martine Landry. J’ai vu aussi des personnes expulsées avec un papier de rendez-vous avec la préfecture dans la poche au prétexte qu’ils était de faux demandeurs d’asile ! »
Détention arbitraire
A Menton, les douanes italiennes ferment entre 19 h et 8h. Impossible donc pour les policiers français de renvoyer les migrants dans cette plage horaire. En attendant, les personnes sans-papiers sont retenues à la gare et dans des algécos attenants au poste frontière. Parfois jusqu’à 10 heures. Lorsque des élus, Michèle Rivasi et Guillaume Gontard, se sont rendus au poste frontière de Menton, la commissaire a dit aux élus que le lieu où étaient retenus les migrants « n’était pas un lieu de privation de liberté ». Mais ils ont constaté que les personnes étaient retenus contre leur gré dans des locaux fermés à clef. Un policier leur a dit qu’il s’agissait d’une simple « salle d’attente ». Mais à la question « Alors ils sont libres de sortir ? », la réponse a été « non ».
Problème, la loi donne normalement des droits aux personnes privées de liberté. Les membres de certaines associations, comme Amnesty International, ont une carte de visiteur du ministère de l’Intérieur pour accéder aux zones d’attente et aux centres de rétention administrative. Mais les zones de détention ne sont pas considérées comme des zones d’attente. « Ce sont des zones de non droit, déplore Martine Landry. Ni les associations, ni les avocats n’y ont accès. » Les migrants qui ressortent des algécos à l'heure d'ouverture de la douane italienne ont rarement été nourris correctement. L'eau est une denrée rare.
Délit de solidarité
La litanie des poursuivis pour avoir apporté leur aide aux migrants sans aucune contrepartie est longue. Certains sont poursuivis simplement pour avoir pris des migrants en voiture, d’autres les avoir hébergés, Martine Landry, membre d’Amnesty international, l'est pour avoir -soit-disant - accompagné des mineurs du poste douanier italien à la police française. En réalité, du panneau France aux locaux de la PAF.

Elle a donc escorté des mineurs sur une petite centaine de mètres en territoire français. Cédric Herrou est le militant le plus poursuivi et le plus médiatisé. Une instruction a été ouverte contre lui pour aide à l’entrée et au séjour de clandestin. Des gendarmes campent autour de sa ferme depuis des mois. Tout récemment, il a découvert trois caméras autour de ses terres, dont l’une transmettant les images en direct via une carte 4G. Contactée, la préfecture confirme que "des caméras sont susceptibles d’être installées périodiquement aux abords du réseau ferroviaire, à des fins de sécurisation et de sûreté", et que "cela peut être le cas dans la vallée de la Roya". Circulez, il n'y a rien à voir ?
Que change la consécration du "principe de fraternité" par le Conseil constitutionnel ?
Le Conseil constitutionnel a consacré la valeur constitutionnelle du « principe de fraternité » dans une décision du vendredi 6 juillet 2018, consacrant ainsi la troisième valeur de la devise nationale. Ils ont ajouté qu'il en découlait « la liberté d’aider autrui, dans un but humanitaire, sans considération de la régularité de son séjour sur le territoire national ». Une victoire qui permet d'abolir le délit de solidarité ? Pas si sûr, selon l'avocate Mireille Damiano, qui défend des personnes poursuivies pour avoir porté assistance aux migrants. "C'est une bonne chose que le Conseil constitutionnel consacre la valeur constitutionnelle de fraternité, dit-elle. Mais tout n'est pas réglé pour autant. Car l'ordre public a un objectif constitutionnel. On a donc deux valeurs qui s'affrontent. Même si c'est pour des raisons humanitaires, sans aucune contrepartie, le Parquet soutiendra que faire entrer une personne sans papier déclenche un trouble à l'ordre public, car son séjour est illégal. Nous devons donc attendre la jurisprudence sur les poursuites en cours pour délit de solidarité pour voir la portée de cette décision du Conseil. Mais c'est quand même un bon signal qui est envoyé."
Notre dossier sur la vallée de la Roya :
Roya : la vallée des passeurs d'humanité - Reportage : une chaîne de solidarité pour les migrants
Roya : la géographie et la topographie - Des freins pour les migrants
Rétablissement des frontières en France depuis 2015 - Un coût non négligeable...
Pas simple d’être solidaire des migrants en Italie - L'arrivée de l'extrême-droite n'est pas neutre
Migrants : violation de droits de l’homme en Libye et cynisme européen - Une situation intenable