Un projet de fichage biométrique mondial géré par le privé
Perspective de fortunes via le contrôle humain
Reflets a pu consulter un document confidentiel de l’un des leaders mondiaux du contrôle biométrique, IDEMIA. On y découvre un projet industriel à destination d’acteurs économiques qui souhaiteraient investir dans un marché d’avenir : celui du contrôle biométrique permanent.
« Chaque époque a son Inquisition. La nôtre a le passeport pour remplacer les tortures du Moyen Âge. Et le chômage ». Cette citation du mystérieux et célèbre écrivain B. Traven est tirée de son livre Le Vaisseau des morts. Une critique tragicomique du contrôle des États sur les populations – dans une période de déploiement progressif des passeports – qui raconte l’histoire d’un citoyen américain perdant ses papiers d’identité dans la ville d’Anvers pendant les années vingt. Ne pouvant prouver sa nationalité ni son identité, il est plusieurs fois chassé de Belgique comme un vagabond et accepte pour survivre de trimer comme que marin sur un rafiot voué à couler en mer.
Un siècle « d’innovations » plus tard, le contrôle d’identité est devenu la norme, dans une large partie des pays occidentaux, pour accéder à toute sorte de services publics (et privés), et confine toujours les personnes « sans papiers » à une vie marginale et souvent misérable. L’identification des citoyens via leurs données biométriques est aujourd’hui devenue un marché mondial prometteur, sous-traité à des acteurs privés que leurs objectifs de rendement poussent à déployer ces équipements de contrôle sur l’ensemble du globe et dans un maximum de situations du quotidien.
C’est en tout cas ce que propose le projet porté par la société française IDEMIA. Dans un document que Reflets s’est procuré, on découvre la mise en lumière d’un projet industriel mondial basé sur les produits du géant français (2,9 milliards de chiffres d’affaires) pour conquérir le marché de l’identification biométrique. Ce document confidentiel s’adresse directement à de futurs investisseurs qui souhaiteraient miser sur IDEMIA et espérer un fructueux retour sur investissement. Si les informations issues de ce document se doivent d’être au plus proche de la réalité pour convaincre les futurs investisseurs, elles n’en restent pas moins issues d’un document ayant vocation à présenter IDEMIA sous un jour flatteur. Certaines informations peuvent être potentiellement embellies.
Le travail des 15.000 collaborateurs et collaboratrices du groupe repose sur les trois piliers suivants : le contrôle d’accès (dans les aéroports comme dans les entreprises), le paiement (parcours bancaire) et l’identité sécurisée (physique et numérique). C’est ce dernier pilier qui est au centre du projet. Il s’appuie sur la branche IDEMIA Smart Identity (ISI), une offre disposant déjà d’une solide implantation mondiale. Avec plus de 90 gouvernements clients, 424 M€ de chiffre d’affaires en 2024, l’entreprise revendique la « gestion des données biométriques de 800.000 millions d’individus » et la fourniture à 35 États d’une « base de données biométriques centralisée » reposant sur leur produit ISI. Son marché principal est l'Europe (41 %), suivi par l’Amérique latine (32 %), le Moyen-Orient (19 %) et enfin l’Asie-Pacifique (8 %).
Selon le document, le business de l’identification représente une opportunité d’investissement idéal. Des centaines de millions de personnes seraient dépourvues d’une identité légale et IDEMIA n'hésite pas à faire appel aux droits humains et à l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme pour donner une touche de respectabilité à cette entreprise de fichage généralisé. Le marché de l’identification civile serait également particulièrement fragmenté – avec quelques entreprises concurrentes, mais surtout un grand nombre d’États avec une solution interne – et représenterait un gâteau de plus de 2 milliards d’euros.
Identifier, partout, tout le temps
Pour conquérir ce marché, la stratégie marketing est simple : « permettre à des milliards de citoyens d’être identifiés partout et tout le temps. » Pour ce faire, IDEMIA peut s’appuyer sur une série de brevets (1.500 au total) et de produits comme l’incontournable LASINK™ – des pièces d’identité rendues difficilement falsifiables grâce à des gravures au laser avec un système d’analyse colorimétrique ou sur les couleurs de l’iris issues de la photo d’identité apposée sur le document- les passeports hollandais, grecs, les cartes d’identité nationale costaricaines, colombiennes, burkinabés ou encore les permis de conduire marocains en sont équipés. Le document présente IDEMIA comme l’un des leaders mondiaux de l’industrie de l’ « expertise biométrique » grâce notamment à sa maîtrise des technologies de reconnaissance faciale, empreintes digitales, iris…
Mais la valeur ajoutée du projet repose en grande partie sur une solution clefs en main, couvrant toute la chaîne de contrôle des individus. Grâce à l’offre ISI, un État peut sous-traiter à IDEMIA la gestion de l’inscription des citoyens et citoyennes souhaitant bénéficier d’une carte d’identité nationale ou d’un passeport, les machines de contrôle biométrique, mais aussi les composants utilisés par les imprimeries nationales (puces, systèmes d’exploitation, etc.), ainsi qu’une architecture réseaux et logiciels pour informatiser et exploiter le tout. La sous-traitance de ces services de gestion de données sensibles des citoyens par les États est un pilier stratégique du groupe ; cela représente quasiment 50 % du chiffre d’affaires annuel.
La ballade de Joey
Ce processus réalisé « de bout en bout » est résumé, dans le document, par le parcours de Joey, un citoyen à la recherche d’un contrôle permanent de son identité par les services d’IDEMIA. Joey se rend à la mairie où il fournit une photo d’identité et ses empreintes, qui seront numérisées sur des équipements IDEMIA. Ces informations seront comparées et intégrées dans une base de données centralisée fournie par IDEMIA. Une fois son identité vérifiée, Joey se verra autorisé à recevoir une pièce d’identité créée par la technologie LASINK™ d’IDEMIA. Et pour finir, Joey pourra également disposer d’une pièce d’identité numérique (eID) pour accéder à des services publics et privés. Un accent particulier a été mis sur ce service d’eID, dont le potentiel commercial (« accéléré » par les « investissements des programmes étatiques d’identification de l’après-COVID-19 ») est censé faire frémir d’envie des investisseurs avisés. Avec une croissance de 21 % depuis cinq ans, le marché est estimé à 369 millions d’euros en 2024 et pourrait atteindre les 700 millions en 2027. En effet, pour IDEMIA, l’usage actuel d’une pièce d’identité physique sera progressivement remplacé par celui d’une identité numérique que l’on pourra présenter à l’aide de son smartphone.
Le document présente également des cas d’usages significatifs par pays pour démontrer la capacité de réplication de ses infrastructures dans les pays qui en sont dépourvus. On apprend notamment qu’IDEMIA a produit pour le gouvernement chilien plus de 43 millions de cartes d’identité nationales et quasiment 4 millions de passeports – sur une période de huit années –, accompagnés de bornes mobiles et fixes pour accéder à des services aussi bien privés que publics. La République démocratique du Congo s’est vue quant à elle fournir un système capable d’inscrire 80 millions d’individus (et produire les pièces d’identité qui vont avec) ; le service public d’« enregistrement national de l’état civil » (RNEC) colombien qui souhaitait enregistrer et identifier tous ses habitants en vue d’une élection nationale s’est payé des machines permettant d’appliquer une reconnaissance faciale ainsi qu’un module interopérable à d’autres services, pour lesquels le secteur bancaire et le ministère de la Justice auraient émis un « fort intérêt ».
Société hexagonale oblige, IDEMIA collabore depuis 2021 avec l’Agence nationale des Titres sécurisés (ANTS) pour construire le « projet de digitalisation national » la bien nommée France Identité Numérique. Plus connue sous le nom de France Connect, l’infrastructure proposée par IDEMIA permet à 40 millions de Français d’accéder – via leurs données numériques et biométriques – à plus de 1.500 services publics en ligne qui récupèrent des informations telles que le paiement de vos impôts, le dépôt d’une plainte, mais aussi l’inscription sur les listes électorales (pour les présidentielles, mais aussi pour des élections syndicales en entreprise), le « portail justiciable », en passant par l’accès au dossier médical partagé (DMP), aux déclarations notariales, aux demandes sociales en tout genre, jusqu’à l’abonnement à la piscine ou la bibliothèque du coin.
La fameuse souveraineté numérique...
La gestion centralisée de données biométriques et personnelles particulièrement sensibles à l’échelle de pays entiers laissée à une entreprise privée pose question.
En ces temps belliqueux et géopolitiquement instables, la délégation de cette fonction régalienne (attribution et gestion des identités civiles qui conditionnent l’accès aux services publics) à des entreprises financières américaines – IDEMIA appartient au fonds d’investissement étasunien Advent International avec une participation minoritaire de Bpifrance (2,24 %) – a de quoi inquiéter.
La descente aux enfers du géant français de services numériques Atos, partenaire privilégié de la transformation numérique nationale et sous-traitant privé de projets critiques – dont les supercalculateurs, utilisés dans les simulations de la dissuasion nucléaire française par le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) – est aujourd’hui en proie au rachat potentiel par des investisseurs étrangers.
Outre le problème du contrôle et du traçage numérique croissant des populations, les cas d’Atos et d’IDEMIA mettent en lumière que la guerre commerciale produite par un néolibéralisme débridé peut rapidement faire perdre le contrôle des institutions publiques sur ses données stratégiques… ou biométriques de ses citoyens.