Journal d'investigation en ligne et d'information‑hacking
par Yovan Menkevick

Un homme comme les autres (1/7)

Ma passion pour le journalisme s’était progressivement dégonflée, comme, lorsqu’enfant, on abandonne après deux ou trois jours un cadeau de Noël devenu terne et insipide. Je n‘étais pas un grand journaliste mais j’avais dès le début de cette expérience professionnelle eu une sorte de foi, de volonté à amener quelque chose de l’ordre du serment d’Hippocrate version journalistique. Un serment qui se résumerait à “vérité et devoir de lutte contre les dérives des puissants”.

Ma passion pour le journalisme s’était progressivement dégonflée, comme, lorsqu’enfant, on abandonne après deux ou trois jours un cadeau de Noël devenu terne et insipide. Je n‘étais pas un grand journaliste mais j’avais dès le début de cette expérience professionnelle eu une sorte de foi, de volonté à amener quelque chose de l’ordre du serment d’Hippocrate version journalistique. Un serment qui se résumerait à “vérité et devoir de lutte contre les dérives des puissants”. Ce genre de croyance militante naïve dont on a besoin à vingt ou vingt cinq ans et qui peut durer par la suite, voire s’amplifier. C’étaient les années quatre vingt dix et ma profession avait déjà plongé loin du mythe originel : dix ans plus tard, à l’aube du vingt et unième siècle, les journaux français étaient mis en coupe par quelques groupes d’armementiers, plus rien à l’horizon, les intellectuels muets ou presque, une sorte de vide culturel colossal, une pensée molle de l’élite, certainement piégée par ses propres contradictions, doutes et autres atermoiements emplis de concessions et d’asservissement aux pouvoirs financiers et politiques.

Avant de jeter l’éponge je m’étais intéressé aux mouvements altermondialistes qui m’avaient vite désappointé : le fond du problème ne tenait sûrement pas en une seule dénonciation d’un système hyper-capitaliste et fortement emballé. Les réponses de Bové, trop caricaturales, les réflexions des groupes Attac, trop atrophiées dans un système de pensée issu des courants contestataires de Mai 68, une forme de serpent qui se mord la queue. Serpent qui aurait digéré Mao, Marx, Freud, Sartre, Malraux et quelques autres. On ne décrit pas le monde de «l’après-onze-septembre» avec des idées réduites et fabriquées du temps de la guerre froide ou de la découverte de la psychanalyse. Mon regret restait Pierre Bourdieu. Trop fainéant pour le lire complètement, je n’avais pas saisi la dimension qu’apportait cet homme. Un film dénonçant les collisions entre journalisme et pouvoir, intitulé “Enfin pris”, m’aida à prendre conscience du vide engendré par la disparition du “sociologue-philosophe-grande gueule”. Un vide qui aurait pu être comblé, mais qu’aucun média, en réalité, ne désirait combler.

Des intellectuels devaient encore exister et pouvaient peut-être amener une nouvelle réflexion, et, comme Bourdieu, avaient du finir par se réfugier quelque part, refusant de se laisser manipuler par les médias ou avaient été tout simplement mis de côté pour leur entêtement à ne pas se “vassaliser”. Ce fut une coïncidence qui me mit sur la piste de Martin Siderm. Mon dernier reportage tenait en un mot lorsque je pris la décision de le faire: “euphorie.”

L’homme était inconnu du grand public, ses textes n’avaient jamais été publiés et il avait touché à de nombreux domaines. Sa vie comportait beaucoup de points obscurs et contradictoires, admiré par certains, détesté par d’autres, Martin Siderm n’était pas le candidat idéal pour un scoop, voire simplement une interview dans un titre national. Mais je m’obstinai pour une raison simple : l’un de mes amis grand reporter l’avait rencontré dans des circonstances particulières, au fin fond de l’Afrique et avait été perturbé, puis agacé et enfin, d’après ses mots, “séduit” par la pensée de Siderm. Cet ami pensait qu’en s’y prenant bien il y avait quelque chose de véritablement intéressant à tirer de cette interview. Il m’avait dit :

— “Si c’est ton dernier papier, c’est lui qu’il te faut. C’est un type bizarre avec autant d’amis que d’ennemis, mais il peut t’amener ce que tu cherches, une autre manière d’entrevoir l’époque. Il manie la philosophie, l’histoire, la sociologie, la psychanalyse, la politique, la théologie, avec le décalage que tu recherches.”

Ca m’avait plu. Et puis je n’avais rien à perdre, après tout, j’arrêtai le métier. Je ne connaissais ni son âge (mon ami m’avait dit qu’il n’était ni vieux ni jeune, difficile à définir, entre quarante et cinquante ans très certainement), ni son parcours, ses diplômes, compétences véritables et autres garanties de sérieux que recherche un journaliste. Je ne savais pas non plus s’il travaillait. La seule chose que put me fournir mon ami fut une adresse électronique (leur rencontre avait eu lieu en 1997 au Botswana). Je lui écrivis par ce biais. La réponse fut presque instantanée et loin de me satisfaire. Le message était le suivant :

— “Qui êtes vous ?” Obligé de répondre, je me surpris à lui envoyer un long texte résumant ma vie depuis la petite enfance, mes réflexions et recherches journalistiques. Une sorte d’autobiographie. S’il était vraiment tel que me le décrivait mon ami, c’étaient ce genre de choses qui lui feraient peut-être accepter cette interview. La réponse fut tout aussi laconique :

— “Aujourd’hui à 15 heures à Lyon, jardin du musée Saint Pierre.”

Je me préparai en catastrophe et fonçai à Lyon : il était 11 heures du matin et je vivais à Paris...

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