Journal d'investigation en ligne et d'information‑hacking
par Marie-Thérèse Neuilly

Un étrange silence

Ma « Nessum dorma »

La ville, c'est un peu l'homme et anonyme seul parmi la foule. Mais quand une ville se vide sur une injonction (restez chez vous), les interactions que l'on avait tendance à oublier nous manquent soudain.

La ville - D.R.

Une ville ce sont des pierres, du béton, du ciment, des tuiles et des ardoises et plein d’autres choses mais aussi de l’asphalte, des trottoirs, des pavés, des promenades sous les arbres et dans les parcs, le long du fleuve, du mouvement et du bruit.

L’homme urbain développe une grande ingéniosité pour se déplacer d’un point à un autre en changeant de mode de locomotion, en terminant éventuellement son périple par une ascension qui peut emprunter par exemple un escalier roulant, ayant enfin atteint son but dans la complexité des transports, et le labyrinthe des cheminements. Ses modes d’habiter en fonction des différentes cultures répartissent le temps entre le diurne et le nocturne – mais le nocturne est éclairé, on dira qu’il est éclairé a giorno, au grand dam des contemplateurs d’étoiles – entre le dedans et le dehors, entre le loisir et le travail, entre l’arrêt et le mouvement etc…

Les sociologues de l’Ecole de Chicago , pris dans ce maelström nous brosserons les traits saillants de cette « écologie urbaine », en nous montrant la richesse de ces échanges, de ces multiples interactions dans la société de l’abondance, mais aussi de la pauvreté et de la marginalisation, de la solitude, de la « foule solitaire » .

La ville industrielle décryptée par leurs enquêtes a été remplacée par des ensembles résidentiels ou de bureaux, les activités tertiaires se sont installées dans les centres villes, les banlieues se sont étalées jusqu’à une troisième couronne, renforçant les caractéristiques urbaines fondées sur la capacité qu’ont les individus à être mobiles et à se rendre d’un point à un autre pour travailler, consommer, se distraire, chacun contribuant à dissoudre ainsi les quartiers et les communautés d’appartenance par sa consommation d’espace et de transports.

Sortir, se déplacer…une certaine idée de la liberté.

Ce qui est nouveau aujourd’hui c’est « restez chez vous » assorti pour les français d’une « attestation de déplacement dérogatoire, en application de l’article premier du décret du 16 mars 2020 portant réglementation des déplacements dans le cadre de la lutte contre la propagation du virus Covid – 19 », renforcée par les décisions du Premier ministre du 23 mars 2020.

Subitement cette injonction prend une résonance particulière, car elle remet en question nos modes de vie urbains. Il y a plus que de la claustration, de l’assignation à résidence, de l’emprisonnement, il y a de la dépossession. On découvre qu’une des fibres particulières dont est fait l’urbain c’est le déplacement, ou bien encore la possibilité du déplacement.

#restezchezvous

Mais d’un coup survient la crise : #restez chez vous, un nouveau mot d’ordre dans un climat social perturbé. Le choc est brutal. Sans même que soient mesurées les conséquences de cette injonction une première réaction d’un grand nombre d’urbains consiste à vouloir fuir ce qui pourrait bien être une situation de claustration. Ils essayent d’emprunter des trains, des bus, des voitures pour s’échapper. Beaucoup de choses ont été écrites sur ce phénomène soulignant la conséquence de ces conduites, qu’il s’agisse des Milanais se bousculant sévèrement pour prendre le dernier train vers Salerne, des Madrilènes partant dans le désordre pour les plages, des Français rejoignant leur maison de campagne ou bien se réfugiant chez leurs parents. Les autorités fustigent ces conduites. Mais, se demande le réfugié : quelle est la différence entre une concentration de malades qui affluent vers les hôpitaux ou une dissémination à travers le pays ? De toute manière le gouvernement envisage seulement de « retarder la vague », mais si on voit le traitement des malades à Madrid, couchés dans les couloirs des hôpitaux saturés, les stratégies de fuite ont peut-être permis d’éviter une situation individuelle pire encore.

Une marge ?

Pour certains le « restez chez vous » va fonctionner comme une injonction paradoxale, pour ceux qui vivent dans la rue, et pour lesquels la recherche de chaleur humaine s’accompagne de promiscuité et donc de prise de risques. Car la ville – les villes dans leur grande diversité mondialisée- a développé des marges, faites de nouveaux arrivants, migrants et réfugiés, de déclassés, de pauvres, aux formes de convivialité fortes et aux conflits violents.

Parmi les urbains qui peuvent être plus particulièrement affectés par la situation de confinement on peut constater qu’il y a aussi toutes les personnes qui sont dans un état particulièrement fragile ou déjà en situation de claustration et pour lesquelles la privation de visite sera insupportable.

Peut- on parler d’une marge, car en fait en employant ce terme on peut désigner des exclus, des fragiles, des personnes seules ? Alors on va essayer de les énumérer : les vieux, 20% de la population, mais la catégorie est trop large, elle comporte des sous parties, des riches et les pauvres, des en bonne santé et des de santé fragile, des personnes âgées en situation de dépendance qui vivent chez elles et des résidents d’EHPAD que le confinement prive de visite et aussi de certains soins comme ceux des kinésithérapeutes ou des orthophonistes, des prisonniers eux aussi privés de visite, des migrants, des sans-abri hébergés dans des hôtels réquisitionnés et ceux qui ont pu fuir et rester ensembles dans un recoin malsain.

Vivre en ville, vivre au milieu de la multitude, c’est pouvoir entrer et sortir, se promener, se sentir libre parmi les autres. L’attraction qu’a pu exercer la ville sur le monde rural c’était non seulement celle d’une proposition en matière de travail et donc d’une meilleure qualité de vie, mais aussi celle d’une liberté nouvelle procurée par l’anonymat et l’indifférence portés par la foule. Certains nostalgiques évoquent la chaleur des relations humaines que l’on trouve au sein de la communauté mais la proximité génère un étroit contrôle social sur l’ensemble de ses membres. L’autorisation dérogatoire de sortie réinstaure ce contrôle, en externe celui-là et l’on a pu voir comment la Chine, perturbée par l’épidémie développait les caractères totalitaires de son régime, en traçant chacun des déplacements de ses membres. On peut penser que l’Etat d’urgence sanitaire et la démocratie ne peuvent fonctionner de conserve. A partir du moment où la pandémie fait qu’aucun rassemblement n’est possible, et que l’Etat d’urgence sanitaire est instauré, les mécanismes démocratiques fondamentaux risquent d’être mis entre parenthèse.

La crise

Elle ne va pas affecter de la même façon celui qui va être reclus chez lui et celui qui va devoir sortir et aller travailler, parce que son employeur ne lui a pas donné la possibilité de ne pas se rendre à son travail ; ni celles et ceux dont l’emploi est trop précaire pour exercer un droit de retrait, ou bien encore dont l’emploi est dit « nécessaire à la vie de la Nation », que cela soit d’un point de vue économique ou sanitaire.

Jusqu’où peut- on accepter le confinement ? Celui qui est déjà incarcéré refuse d’être privé de parloir, ce dernier lien avec l’extérieur, en Italie d’abord puis en France. Les émeutes se déclenchent dans les prisons, avec des incendies volontaires et des heurts violents avec les forces de l’ordre. La retransmission de ces images par la télévision a donné un spectacle apocalyptique de ces révoltes.

La crise, certes, mais fragmentée. Avec des manifestations de violence, mais certains groupes sociaux restent stables, peu touchés par cette déferlante. On peut noter la capacité des organisations et des individus à assimiler le message et à intérioriser la nouvelle règle, en s’y prêtant et en trouvant des alternatives à « l’extérieur ». Ainsi alors que tous les golfs sont fermés un club met sur son site le hashtag en question, #restezchezvous, et propose du matériel qui permet de se perfectionner à domicile. Ainsi les napolitains vont rester dans leur appartement et puis organiser un concert qui emplit les rues. Ailleurs à 20 heures on applaudit pour soutenir les soignants. Le monde parallèle du web voit circuler un flux de messages de toutes natures, informatifs, culturels, fakenews et pédagogie, échanges, musique, images... D’un coup c’est une autre caractéristique de notre société moderne qui s’impose, à savoir l’existence d’un monde virtuel omniprésent, fait de consommation, de culture – voir l’offre que les musées ont mis en place rapidement pour ne citer que ceux-ci – de savoirs pour les élèves et les étudiants.

Cependant applaudir le spectacle dans une rue vide a quelque chose de dramatique. La voix du ténor Maurizio Marchini résonne depuis son balcon dans la rue à Florence, moment d’une grande beauté, « La donna è mobile… », on rentre, le rideau tombe.

Peut-on ici parler d’une ville résiliente ?

Peut- on parler d’une ville résiliente quand chacun doit rester confiné, quand tous les lieux de fabrication du collectif sont fermés. De l’école il ne reste que les matières enseignées, des EHPAD la juxtaposition de chambres et de portes devant lesquelles on pose les plateaux-repas, de la rue désertée que les forces de l’ordre omniprésentes qui l’occupent pour verbaliser les contrevenants

Et puis les chiffres ont étouffé les chants. La mort a rempli les rues de son silence angoissant. Les fenêtres se sont fermées sur le huis clos des familles, sur les rancœurs exacerbées.

Une ville n’est pas faite d’une juxtaposition d’habitants. Ni d’articulation de fonctions. Ni d’une combinatoire immobilière et capitalistique – ou collectiviste.

Inscrite dans une histoire elle est terrain de jeu des enfants et dérive poétique. Rêves inscrits dans les statues, imaginaire des façades, promenades le long du fleuve. Elle est bruit et mouvements, désordre et senteurs de ses quartiers.

Loin de l’enfermement mortifère et de la culture virtuelle. Pas seulement dans la salle de classe mais aussi dans les cris et les jeux de la cour de récréation.

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