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par Antoine BELLIER

Un antimonde immonde ?

Après la lecture de dernier roman de Nathan Devers vous ne verrez plus jamais le métavers de la même façon !

Vous n’avez plus rien à lire lors de vos longues – et froides – soirées d’hiver ? Voici un conseil de lecture : « les liens artificiels », une dystopie critique voire acerbe sur les limites du métavers.

Couverture du livre "Les liens artificiels" - Albin Michel

De Julien à Vangel

Rien ne réussit à Julien Libérat, le personnage principal du dernier roman de Nathan Devers. Son job de prof de piano est un pis-aller, sa copine vient de le quitter. Bref, sa vie est aussi terne que le piteux appartement de Rungis qui abrite sa carcasse de jeune dépressif.

Mais à tous ceux dont l'existence se résume par l'acronyme VDM, une échappatoire existe : les mondes parallèles de l'univers numérique ! Et plus précisément un jeu immersif au dernier degré : Heaven, sorte de version améliorée de Second life, créé par un certain Adrien Sterner : un inventeur tyrannique, mégalo et il faut bien l’avouer, assez inquiétant.

Muni de son casque de réalité virtuelle et bientôt de sa combinaison connectée, notre raté va complètement se révéler dans le métavers. Il se transforme assez rapidement en un redoutable winner, accumulant conquêtes, devises virtuelles – le cleargold – et les plus somptueux appartements de l’anti-monde chic. Julien devenu Vangel semble avoir trouvé son véritable écosystème dans cet univers numérique, exact revers de sa morne existence, jusqu’à ce que cette machine si bien huilée ne s’enraye…

Le média est le message

La critique du numérique n’est pas nouvelle en littérature. Quelques romans proposent déjà ce genre d’approche, mais ils sont, le plus souvent, tellement mâtinés de science-fiction que le lecteur reste, la plupart du temps, à distance du récit. Ce n'est pas le cas avec « les liens artificiels ».

Mais ne nous y trompons pas, le roman de Nathan Devers est moins une charge implacable contre des internautes sans discernement vivant par procuration devant leurs écrans, véritables seigneurs de leurs mondes numériques, qu’une critique acerbe de ceux qui les instrumentalisent. En cela, la figure d’Adrien Sterner est centrale. C’est lui l’inventeur, le promoteur et plus encore le Dieu de l'antimonde. Son plan ne souffre aucune imprécision. À grand renfort de citations bibliques et de rails de coke, le double de Musk, Zuckerberg et Job réunis, tire les ficelles de ses marionnettes, esclaves (volontaires) de son entreprise totalisante où règnent la loi du plus fort et l’impunité.

Nathan Devers pousserait-il un tantinet le bouchon ? S’il peut en effet céder à quelques postures caricaturalement « digitalophobes », il nous permet au moins d’avoir en tête, comme l’affirmait justement le sociologue des médias Mac Luhan que « le média est le message », et qu’à force d'ignorer les arcanes du numérique on peut arriver à en devenir, à notre insu, les jouets manipulables à souhait.

À la fin, le néant ?

À première lecture, on pourrait croire que la poésie et la relation à l’autre seraient capables de nous sauver des griffes de cet antimonde qui dévore ses propres enfants. En effet, à travers sa création poétique, Vangel laisse affleurer les signes que l’humanité n’a pas totalement disparu. De la même manière, en renouant avec le double numérique de sa compagne qui l’avait délaissé dans le monde réel, sa peau d'avatar commence à craqueler. Certes, mais c'est malheureusement déjà trop tard dans l’antimonde où son dieu immonde a immanquablement le dernier mot. Gare à celui qui l'oublierait ! Sous couvert de réenchanter le monde par un autre, le chef de ce métavers impitoyable, Adrien Sterner, s'ingénie à détruire méthodiquement une réalité qu'il abhorre.

Nathan Devers prophétise en ces termes : « _D’ici vingt ou trente ans, les réseaux sociaux classiques disparaîtraient totalement. Les gens n'auraient plus la force d’y mettre en scène leur vie quotidienne, de donner leur avis et de se disputer.

D’ailleurs, ils ne se permettraient presque plus de penser à voix haute. Comme des feuilles mortes, ils se laisseraient emporter par le vent de l’époque. Un par un, milliard après milliard, les humains renonceraient au monde et se laisseraient transformer en antihumains. À la fin, le néant gagnerait_. »

On l’a compris, ce roman reste sombre du début à la fin, – sans doute exagérément – mais sa critique du numérique est stimulante et pertinente. Si lire cette fiction peut nous rendre plus vigilants face aux Sterner actuels, – on pense entre autres à Musk et ses folies transhumanistes – nous n'aurons pas perdu notre temps !

Nathan Devers, Les liens artificiels, Albin Michel, 2022

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