Trois scénarios pour la guerre en Ukraine en 2024
La Russie ou l’Ukraine peuvent-elles s’effondrer ? Trump changerait-il la donne ?
« 2024 ressemblera à 2023. L’hypothèse la plus probable est la fixation du front et une remontée en puissance des deux adversaires pour des offensives importantes en 2025, prédit Michel Goya, ancien militaire et analyste des conflits. Aucun des deux adversaires n’a la capacité de rompre le front de manière décisive. » Un avis partagé par Stéphane Audrand qui décrypte aussi cette guerre.
Et si la Russie, empêtrée dans une guerre qu’elle espérait courte, s’effondrait ? Qui sait, la population pourrait se lasser des départs sur un front lointain ? Pour Michel Goya, rien de tel en perspective. « La situation sur le front n’est pas assez critique pour provoquer une révolution. La société russe est peu impliquée dans la guerre, la mobilisation se fait surtout dans les provinces périphériques, pas à Moscou ni à Saint-Pétersbourg. Ce n’est pas une guerre totale côté russe. Ils peuvent continuer longtemps à ce rythme. » D’autant que le président russe prend soin d’arroser financièrement les personnes sensibles qui pourraient s’opposer et de réprimer brutalement l’opposition.
Une révolution de palais est-elle possible ? Difficile de le savoir. Quant à la santé de Poutine, le secret est bien gardé. Et rien ne prouve que le successeur de Vladimir Poutine serait moins belliqueux.
L’effondrement pourrait-il être économique ? « Il y a débat sur l’efficacité réelle des sanctions, explique Stéphane Audrand, historien et consultant indépendant spécialiste du commerce des armes. Je fais partie des pessimistes qui pense que l’économie russe ne s’en sort pas si mal. Les relations commerciales avec la Chine et d’autres partenaires compensent en partie les sanctions. »
De fait, les images de contestation que l’on peut voir sur les réseaux sociaux portent plus sur les conditions de la guerre, le manque de moyens, que sur la guerre elle-même.
Et l’Ukraine ? La population pourrait-elle perdre espoir ? Les bombardements quotidiens sur les civils peuvent-il faire craquer l’arrière ? « Ça n’a jamais marché », balaie Michel Goya. « Ce n’est pas parce que ça n’a pas marché que ça ne va pas marcher, nuance Stéphane Audrand. Lors des deux guerres mondiales, les populations ne pouvaient pas partir. Là, cinq millions d’Ukrainiens ont fui leur pays loin de la guerre. Ma crainte est que ces personnes ne retournent jamais dans leur pays et que les maris rejoignent les femmes et les enfants à la fin de la guerre. Et cela fragilisera durablement le pays en le privant de ses forces vives. C’est pour cela que les bombardements contre les civils continuent : maintenir l’insécurité et dissuader les retours. C’est une petite victoire russe. » L’analyse note aussi une petite scission entre les populations de l’est de l’Ukraine plongée dans la guerre, et de l’ouest du pays où la vie est quasi-normale. La nouvelle loi sur la mobilisation provoque quelques remous, mais pas de véritable contestation.
« Pour moi le scénario noir est l’effondrement de la défense antiaérienne ukrainienne en raison de deux facteurs : des frappes mieux préparées et plus massive de l’armée russe et un manque de missiles antiaériens côté ukrainien, s’inquiète Stéphane Audrand. On constate déjà une baisse de l’efficacité de la défense antiaérienne. Et si elle craque, l’aviation russe classique pourra ensuite bombarder tout le pays. » Mais la livraison des F16, si elle est suffisamment massive et rapide, devrait limiter ce risque.
L’équation Trump
Une autre incertitude plane sur l’Ukraine cette année : l’élection américaine. Et si Donald Trump était élu ? Proche de la Russie, populiste, irrationnel et imprévisible, l’homme orange pourrait remettre en question les équilibres actuels.
Sur la télé conservatrice américaine Fox News, en juillet dernier, Donald Trump expliquait sa stratégie pour mettre fin à l’agression russe : « Je dirais à Zelensky : ça suffit, tu dois conclure un marché. Et je dirais à Poutine : si tu ne conclus pas d’accord, nous allons donner beaucoup [à l’Ukraine, NDLR]. Plus que ce qu’ils n’ont jamais reçu si nous le devons ». Et d’assurer : « Je conclurai l’accord en un jour ». De fait, on sent que Trump imposerait des concessions territoriales à l’Ukraine. Et comment croire que Poutine, qui nie le droit d’exister à l’Ukraine, pourrait ne pas vouloir aller plus loin, en profitant de l’abandon du soutien américain.
« Avec ou sans Trump la question du soutien à l’Ukraine se posera, tant que la Chambre des représentants sera à majorité républicaine », explique cependant Stéphane Audrand. Dès le début du conflit, les Républicains ont dit ne plus vouloir de guerre longue. Si Trump est réélu – et la bataille s’annonce serrée avec les Démocrates, la situation serait problématique, mais pas forcément catastrophique pour l’Ukraine. « Trump est un businessman, si quelqu’un paie les armes, l’industrie de défense les produira et les exportera, estime Stéphane Audrand. Sauf pour les missiles à longue portée ou certaines armes très sophistiquées qui ne leur sont déjà pas fournis. Ce qui est plus embêtant et difficilement compensable, ce sont certaines fonctions support offertes à l’armée ukrainienne comme le renseignement électronique, les images satellites, les avions radars ou la formation des soldats. Même si elle le voulait, l’Europe n’a pas les mêmes capacités que l’armée américaine. Il y aurait un trou capacitaire. »
Cette « hypothèse Trump » inquiète les chancelleries européennes. Des études ont été lancées pour savoir comment l’Europe pourrait se substituer au soutien américain et combien cela lui coûterait. Mais l’Europe, en première ligne face à Poutine, peut-elle réellement soutenir à elle seule l’Ukraine en cas de défaillance des États-Unis.
Et si l’Europe échouait à fournir ce dont l’Ukraine a besoin ?
Elle vient de voter à l’unanimité un soutien de 50 milliards d’euros sur quatre ans à l’Ukraine, 33 milliards de prêts et 17 de dons. Cette somme constitue une aide à l’économie ukrainienne. Une aide militaire supplémentaire de 5 milliards d’euros doit encore être adoptée ultérieurement.
« Ce n’est pas grand-chose par rapport aux besoins, estime Stéphane Audrand. L’économie ukrainienne tient car elle est de fait adossée à la nôtre. Pour l’aide militaire, c’est plus compliqué, on ne fait pas assez. Nous sommes en retard pour la livraison des obus. Seul 50 % de ce qui était prévu a été effectivement envoyé. Et les promesses étaient déjà insuffisantes. J’espère que les gouvernements limitent les annonces maintenant pour ne pas favoriser l’extrême droite et qu’ils le feront après les élections européennes... »
Si l’Europe devait porter seule le coût de la guerre, cela coûterait 170 milliards d’euros par an. « Cela peut paraître beaucoup, mais cela ne représente que 1 % du PIB des 27 pays membres, décrypte Stéphane Audrand. Pendant la Guerre froide, c’est à dire pendant 40 ans, nous avons dépensé 4 à 5 % de notre PIB pour notre défense. Là ce serait juste 1 % et sur une période très limitée. Il faut bien voir que cette guerre est existentielle nous nous. Si l’Ukraine perd, cela nous coûtera bien plus cher pendant plus longtemps. »
L’Europe a-t-elle les capacités d’aider seule l’Ukraine ? « L’augmentation de l’industrie de défense est relativement faible, déplore Stéphane Audrand. On augmente la production dans des sites existants, mais on développe peu de nouvelles usines. Nous faisons face aussi à des problèmes de ressources humaines qualifiées et à la pénurie de matière première. »
Il s’inquiète aussi de la mobilisation de la France. « Entre le discours fort du Président Macron et les actes, il y a un gouffre. On le voit pour la fourniture de nouveaux canons Caesar ou, Bercy est à 5 millions près, il y a des négociations de marchand de tapis. Bercy a peur d’avoir une industrie militaire qui ne sert à rien ou une surproduction d’obus. Donc ce n’est pas rassurant. »
L’Europe a le choix entre développer son industrie de défense ou acheter à l’extérieur sur étagère. Les États-Unis, mais aussi la Corée du Sud ou encore la Turquie, peuvent être des fournisseurs solides.
Soutenir l’Ukraine, c’est d’abord une décision politique.