Journal d'investigation en ligne et d'information‑hacking
par Marjolaine Koch

Trading, fausses promesses et vrai système pyramidal

Le monde caché des "jeunes entrepreneurs"

Ils sont à peine majeurs et affichent une réussite insolente sur les réseaux sociaux. Des jeunes vantent le pouvoir du trading, outil idéal disent-ils, pour « prendre en main sa réussite ». Mais le but est d’attirer des acheteurs dans un système de vente pyramidal. Le trading, en réalité, n’est qu’un appât.

Salut à toi jeune entrepreneur !

Ils s’appellent Samba, Maxime, Aurélie, Adnane, Mohamed, Delroy ou Serey et ils ont la vingtaine clinquante. Ils roulent en Mercedes ou Lamborghini, portent de beaux costumes, s’achètent des Rolex tout diamant et surtout, ils affichent ostensiblement leur réussite sur les réseaux sociaux. Lecteur, est-ce que tu préfères faire pitié et prendre le bus tous les jours, ou commencer très rapidement à faire de l’argent avec eux grâce à ton téléphone, et peut-être pouvoir acquérir ce genre de véhicule haut de gamme ? Moi je pense, la question elle est vite répondue. Vous avez peut-être reconnu les paroles d’une vidéo devenue virale cet été : un jeune garçon en costume moulant qui promet la réussite à ceux qui le rejoignent. Son secret ? Le trading. Tous ces jeunes sont à la tête de groupes pyramidaux qui vendent de la formation en ligne, pour apprendre à jouer en bourse.

Dubaï et Jet ski, la belle vie des jeunes "traders"  - Story instagram - MK
Dubaï et Jet ski, la belle vie des jeunes "traders" - Story instagram - MK

La promesse : se former pour savoir ce qu’est un pips, une chandelle ou un stop loss, maîtriser tous les codes pour pouvoir placer son argent sur des marchés comme le Forex, marché des devises, ou les cryptomonnaies. En réalité, si l'on vous apprend bien le vocabulaire du trading, vous ne saurez pas manier les algorithmes, réaliser des projections ou formuler des hypothèses pour savoir réagir en fonction de la tournure que prendra le cours de la bourse. Et d’ailleurs, on vous assure que ce n’est pas utile, car vous recevrez du « prêt à trader » : des alertes sont envoyées sur Telegram ou sur Signal aux abonnés, ils n’auront plus qu’à les copier-coller. Facile.

Copiez, collez, tradez, sans rien décoder. - MK
Copiez, collez, tradez, sans rien décoder. - MK

La promesse d'une formation "moins chère que les écoles"

Ces formations ne sont pas gratuites, « mais elles sont beaucoup moins chères qu’une école de trading à 15 000 euros l’année. » Il faut tout de même compter l’achat d’un « pack » d’une valeur de 100 à 1500 dollars selon les options retenues, auquel s’ajoute un abonnement mensuel, de 100 à 175 dollars si vous allez chez Learn Do Succeed, mais qui peut atteindre 300 dollars chez Attitude Legacy, sans pack d’entrée. Les formules varient d’un groupe à l’autre mais à chaque fois, on vous garantit un investissement offrant « une montée en compétence à vie », l’assurance de prendre votre avenir en main en créant votre propre business. Vous allez être plus malin que les autres : vous allez « faire de l’argent avec votre argent », comme me l’a dit une recruteuse dans une laborieuse tentative de recrutement par visio.

Prix des packs et d'un abonnement chez Learn Do Succeed - MK
Prix des packs et d'un abonnement chez Learn Do Succeed - MK

Le problème, quand on a 18 ans, c’est qu’il est difficile de sortir 300 euros par mois, même avec une promesse de richesse à la clé. Mais dans le monde du trading en ligne, il y a une solution à tout. Cette solution, c’est le marketing relationnel, qu’on appelle aussi « MLM » : multilevel marketing. Un principe vieux comme le monde de vente à domicile, qui fonctionne aussi bien pour la vente de Tupperwares ou de Thermomix que pour la vente de formation, à la condition de respecter le code de la consommation. Vous pouvez donc gagner de l’argent en vendant à votre tour ces packs formation à vos amis ou à votre famille. Si vous recrutez trois personnes, votre abonnement devient gratuit. Si vous en recrutez 12, vous gagnez 600 dollars par mois. A 30, c’est 1000 dollars, 75 c’est 2000 dollars (et non, on ne peut pas gagner deux fois mille dollars avec deux groupes de 30, bande de petits coquins). La pyramide continue comme ça jusqu’à la possibilité de gagner 500 000 dollars par mois. En France, par exemple chez Attitude Legacy, Delroy et Serey, les deux « leaders », seraient « chairman 25 », le 25 signifiant qu’ils gagnent 25 000 dollars par mois grâce à ce système de vente pyramidal.

Tableau des rémunérations chez IM Academy - MK
Tableau des rémunérations chez IM Academy - MK

Seulement ici, le code, les règles, la fiscalité, on ne s’encombre pas avec. Renseignement pris auprès de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes, ce type de vente s’appelle exactement la « vente à la boule de neige », et elle est réprimée par la loi. Il est effectivement interdit de recruter un affilié si l’on soumet son recrutement à un prix d’entrée ou à l’achat d’une formation au trading. Il est également interdit de verser une somme pour rentrer dans un groupe, qui donne lieu à des avantages ou à des sommes versées à d’autres adhérents. Et dans ce cas, on est en plein dedans.

Le code de la consommation ? Les règles fiscales ? Connais pas.

Lorsqu’un jeune met le doigt dans cet engrenage, il se rend rapidement compte que le trading devient un prétexte à recruter, mais qu’il passe en arrière-plan pour laisser place à l’activité essentielle qui va rythmer son quotidien : le recrutement d’autres jeunes, pour faire grossir son propre réseau et gravir les échelons.

"Transforme ton confinement" - Story instagram - MK
"Transforme ton confinement" - Story instagram - MK

Moussa y a cru dur comme fer lorsqu’il a rejoint le réseau au printemps dernier. « Je sais être très persuasif : j’ai réussi à recruter 30 personnes en trois mois, je faisais partie des étoiles montantes. Mais à chaque fois, on m’expliquait qu’il y avait un problème, que non, je ne pouvais pas toucher la commission de 1000 euros équivalent au recrutement de 30 personnes… et je me retrouvais avec 300 euros. J’ai compris que j’étais en train de me faire avoir quand j’ai remarqué que j’étais le seul à gagner de l’argent et qu’aucune de mes 30 recrues ne réussissait à toucher de commission. » Persuasif, Moussa l’a été dans l’autre sens : lorsqu’il a compris qu’il était en train de se faire arnaquer, il a mis un point d’honneur à désinscrire, une à une, ses 30 recrues.

Paul, étudiant en école de commerce, a rejoint Pro Network Vision (PNV) début 2020 avant de s’en extraire quelques mois plus tard. Il se souvient d’une pression constante pour recruter : « je n’avais plus de vie, d’ailleurs on me demandait de ne plus avoir de vie. Serey et Delroy [les leaders de PNV à l’époque] nous "motivaient" avec des calls, des appels réguliers. Ils nous disaient "mais vous pensez qu’on est arrivé à gagner 25 000 comment ? On a travaillé comme des acharnés, on a fait des nuits blanches" ! Ils nous disaient que c’était comme ça qu’on progresserait, en ne dormant pas d’une nuit s’il le fallait pour obtenir des résultats. » L’adage bien connu dans ces groupes, c’est « tu préfères 5 ans de travaux forcés ou bien 40 ans de prison ? », sous-entendant qu’il vaut mieux travailler comme un forcené pour installer son réseau, et couler une belle vie à Dubaï ensuite, plutôt que de trimer avec un CDI à 2000 euros par mois toute sa vie.

Pour accélérer ces recrutements, les groupes organisent aussi des « week-ends Airbnb » : le principe consiste à louer un bel appartement à une adresse prestigieuse et d’y organiser la même conférence en boucle du matin au soir sur deux jours, pour recruter un maximum de nouveaux. Sur Instagram, à la mi-octobre, on pouvait voir des salons remplis de jeunes au coude à coude, sans masques, écouter religieusement les leaders. De jolis petits clusters en puissance.

Une pression du groupe proche de l'embrigadement

C’est une culture de la réussite version Koh Lanta qui est proposée aux jeunes : se dépasser, se montrer « coachable », avoir le « bon mindset »… des termes qui, une fois traduits, révèlent la pression du groupe sur les individus pour qu’ils adoptent un mental de gagnant et qu’ils se montrent malléables, pour se couler dans la culture dite « entrepreneuriale », mais… version 3.0, version jungle.

Car les sacrifices ne s’arrêtent pas à l’horloge interne des jeunes, bousculée par un emploi du temps artificiellement surchargé. Ils doivent aussi passer par l’écartement de « toutes les personnes qui ne souhaitent pas ta réussite » : si parents ou amis se montrent sceptiques, c’est non seulement qu’ils n’ont rien compris, mais qu’en plus, ils vont t’entraver. C’est ce point qui inquiète la Miviludes, la mission interministérielle de lutte contre les dérives sectaires. Plus d’une dizaine de signalements leur est déjà parvenue, dans lesquels ils ont pu identifier une bonne part des critères d’alerte établis par la mission, pour détecter les risques d’embrigadement : occupation incessante de l’espace, exigences financières, rupture avec l’environnement d’origine, détournement des circuits économiques traditionnels…

Sur ce dernier point, le détournement des circuits économiques traditionnels, l’abyssale méconnaissance de ces jeunes « traders » en matière de règles fiscales est inquiétante : ils inculquent ce qu’ils nomment « éducation financière » à des milliers d’autres jeunes en leur donnant des réflexes anti-républicains : comment ne pas déclarer, comment échapper au fisc, en distillant des conseils frauduleux et faux de surcroît. Ainsi, une jeune recruteuse conseille-t-elle à un candidat de créer sa société à Dubaï pour éviter les impôts, en précisant « et tu n’es pas obligé d’y vivre ! ». C’est pourtant une règle élémentaire, si l’on passe 6 mois et un jour par an sur le territoire français, on déclare tous ses revenus en France, même ceux issus d’une activité à l’étranger... Tous les vendredis, ceux qui perçoivent leurs commissions issues de la vente de formations bénéficient d’un simple virement sur la plateforme Skrill, concurrente de Paypal.

Un jeune montre sa rémunération arrivée sur la plateforme Skrill, sur Instagram - Story instagram - MK
Un jeune montre sa rémunération arrivée sur la plateforme Skrill, sur Instagram - Story instagram - MK

Moussa, qui a fait partie de ce système, se souvient précisément des conseils : « on nous disait qu’il valait mieux ne pas verser trop d’argent d’un coup sur notre compte bancaire classique pour que ça passe inaperçu. » Mieux encore, ceux qui touchent de grosses commissions utilisent directement une carte de paiement Skrill ou bien d’autres modèles intraçables en cryptomonnaies, pour échapper au fisc.

Présentation des cartes crypto pendant un démarchage commercial - MK
Présentation des cartes crypto pendant un démarchage commercial - MK

Avec tout ça, on en perd l’objectif initial : peut-on gagner de l’argent grâce au trading ? Paul, qui a rejoint le réseau quelques mois avant de se sentir piégé et de le quitter, a d’abord cru au miroir aux alouettes : « une semaine après avoir intégré le réseau j’ai eu un énorme coup de bol. Il y avait des tensions entre la Syrie et l’Iran, j’ai pris une position sur l’or et en l’espace de 30 minutes, j’ai gagné 600 euros. Pour moi c’était inimaginable ! Bon, en réalité j’ai tout perdu dans les jours qui ont suivi, et en partant j’avais perdu 1500 euros en tout. »

Les « leaders », en haut de la pyramide, ne font peut-être pas mieux que Paul. Mais eux ont un plan pour gagner à coup sûr en bourse, et peu de leurs affiliés le savent : lorsqu’ils s’abonnent à ces formations, ils reçoivent un lien pour rejoindre un « broker », une plateforme où ils pourront jouer en bourse. Ce lien n’est pas innocent : c’est un lien d’affiliation, qui permet à ceux qui le distribuent de toucher des commissions sur les opérations boursières que vous ferez. Certainement plus lucratif et plus fiable que le trading… Ils ont donc deux sources de revenus plus fiables que le trading : les commissions liées à la constitution d’un réseau de revendeurs, et les commissions liées à vos transactions en bourse ! Mais ils ne s’arrêtent pas là, et trouvent le moyen de s’offrir quelques extras en organisant de grands événements, quand les conditions sanitaires le permettent.

En novembre 2019, le groupe Kuvera remplissait le Dôme de Paris Porte de Versailles. 4.600 jeunes ont déboursé 190 euros chacun pour suivre des conférences qui allaient les « faire monter en compétences. » Le chiffre d’affaires, supérieur à 850 000 euros, a surtout dû faire monter en compétences certains comptes bancaires (crypto, bien sûr)… Mises bout à bout, toutes ces ressources financières sont certainement bien plus importantes que le trading pour les leaders de ce groupe, qui -allez savoir, ne jouent peut-être même pas en bourse.

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