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par Margot Vignaud

« Tous, ça veut dire tous »

La révolution libanaise se poursuit

Depuis plus de deux semaines, les Libanais manifestent leur colère contre leur gouvernement. L’annonce d’une taxe sur les conversations WhatsApp et Facebook, le 17 octobre, a fait éclater la révolte. Les manifestations se sont propagées dans tout le pays, et la démission du premier ministre, Saad Hariri, au 13e jour de la révolution n’y a rien changé : le mal est bien plus profond.

Mosquée Mohammad Al Amine - © Reflets

« Selmiyeh ! Selmiyeh ! Selmiyeh ! ». Cet appel, qui signifie pacifique, les manifestants ne cessent de le hurler dans les rues de Beyrouth. Dès le début, les Libanais ont refusé que leur révolution soit violente, trop conscients des séquelles de la guerre civile et des armes omniprésentes dans le pays. Leur moyen d’action : le blocage des axes routiers. Dans ce pays d’à peine 5 millions d’habitants, il n’y a aucune usine à bloquer, la majorité de la production étant importée.

A Beyrouth, les manifestants se sont emparés de lieux emblématiques, comme la place Riad el Solh en face du Sérail ou la place des Martyrs, ou stratégiques, comme le Ring. Cette route qui relie la capitale de part en part est l’une des plus empruntées. Au milieu de la voie, habituellement impossible à traverser, sont installées des tentes, des canapés, des lits d’appoint. Le lieu ne désemplit pas, comptant essentiellement des jeunes Libanais entre 20 et 30 ans. Mahrer, 30 ans, et sa femme, Coraline, 33 ans, y viennent tous les jours. « Le gouvernement, le parlement, les lois, la corruption, je veux que tout change, tout simplement », confie Mahrer, ingénieur de 30 ans. « Deux millions de personnes sont descendues dans les rues, ils ne peuvent pas juste nous dire de partir ».

Ce jour-là, le 13e de la révolution, des rumeurs circulent sur l’annonce de la démission du premier ministre. Et l’idée ne plait pas à tout le monde. Toute la journée, les manifestants installés sur le Ring, la place des Martyrs ou la place Riad-el-Solh, ont été attaqués par des jeunes du Hezbollah et de Amal. Aux coups et jets de pierre, blessant plusieurs manifestants, se sont ajoutés la destruction de toutes les tentes et espaces installés depuis le début du mouvement. Mais les manifestants sont restés et avaient tout nettoyé quelques heures après les saccages.

Sur le Ring - © Reflets
Sur le Ring - © Reflets

« Même si le gouvernement tombe, ce ne sera pas suffisant » poursuit l’ingénieur. « On est réaliste, on sait que tout ne va pas changer d’un coup ». Au moment où Mahrer prononce cette phrase, le Ring explose de joie : le premier ministre vient d’annoncer sa démission après 13 jours de mobilisation dans tout le pays. « Marbrouk » se félicitent les occupants du Ring. « Mais ce n’est que le début, la fin du premier chapitre » prévient le jeune homme. « La démission du premier ministre ne me soulage pas, non » réagit Noura, 34 ans, venue sur le Ring après l’annonce. « Rien n’est sûr, on ne s’est pas ce qu’il va se passer. C’est seulement une étape, mais on va continuer. On a de l’espoir, contrairement à la génération de mes parents. Eux n’en ont plus. Ils vivent dans la peur que le scénario de la guerre civile se reproduise » (NDLR : 1975-1990). Pour cette professeure de dessin et d’aquarelle dans une école de Beyrouth, la chute du système confessionnel doit être la priorité. « Depuis treize jours, on montre que nous sommes tolérants, qu’on s’aime, qu’on peut être ensemble et qu’on s’en fiche des partis politiques ».

« C’est très beau ce qu’il se passe »

Mais au lendemain de la démission du premier ministre, les forces de l’ordre tentent de lever les blocages et rouvrir les routes. Un char évacue parpaings et pierres qui servaient de barrage. Les tentes et affaires des manifestants sont déplacés sur le bas côté. Le ton monte : certains manifestants veulent rester coûte que coûte, alors que d’autres veulent laisser un délai au gouvernement pour réagir. « C’est très beau ce qu’il se passe » réagit un homme qui observe la scène. « Ça montre que le mouvement n’est pas commandé, qu’il n’y a pas de chef qui donne des ordres et que chacun pense par lui-même. On n’a pas tous la même vision mais on veut tous la même chose ». Là où les manifestants s’accordent, c’est que la démission du premier ministre n’annonce pour l’instant aucun changement. Le président peut parfaitement décider de ne pas nommer de nouveau gouvernement pour l’instant, et laisser l’ancien gérer les affaires courantes. Saad Hariri pourrait également être rappelé pour constituer un nouveau gouvernement composé de technocrates.

La jeunesse libanaise en lutte - © Reflets
La jeunesse libanaise en lutte - © Reflets

Sauf que, comme le scande les manifestants, « tous, ça veut dire tous » : tous les hommes au pouvoir doivent quitter leurs fonctions. Sur le fil WhatsApp de la révolution, le mot d’ordre est désormais d’appeler à la chute du chef du Parlement.

Alors les blocages se poursuivent. Au Ring, les occupants ne lèvent pas le camp. Taha, Bayane, et Antoinette sont installés un peu à l’écart des débats, sur un lit de camp. Ils ont entre 23 et 24 ans et sont étudiants. « Ils veulent tuer la contestation » réagit Taha à propos des évacuations et de la forte présence de l’armée au quatorzième jour. « Ils sont en train de gagner du temps, en essayant de débloquer les routes, mais nous n’abandonnerons pas, c’est notre pays. Nous avons perdu l’espoir mais nous croyons que les choses vont changer. Honnêtement, le premier jour de la révolution, je pensais que ça ne durerait pas. Mais ça a continué. C’est notre devoir de poursuivre ». Les universités et écoles du pays ont été fermées, en soutien aux manifestants. Mais tous ont des petits boulots pour financer leurs études, entre 6000 et 20 000 dollars l’année, en fonction de l’université. « Nous n’avons pas d’économies, tout part dans nos études, comment pouvons-nous rester ici plus longtemps ? » s’inquiète Taha. « Demain, le type de l’électricité passera, celui de l’eau, du satellite. Je n’ai pas été travaillé depuis deux semaines, je ne sais pas comment je vais payer ».

Ce jour-là, Rima devait justement retourner travailler. « Quand je suis arrivée au laboratoire médical, j’ai vu que les manifestants essayaient de bloquer de nouveau le Ring, alors j’y suis retournée. Je vais finir par me faire virer ». Un café à la main, la jeune femme de 30 ans a les traits tirés. Chaque nuit, elle dort sur le Ring pour maintenir l’occupation et rentre chez elle dans la journée se changer et prendre une douche. Elle est de toutes les actions, tous les blocages. « On ne peut plus continuer à être contrôlé ainsi, à voir notre vie déterminée par des hommes qui ne pensent qu’à s’enrichir ». A ses côtés Maria, trentenaire, n’a pas lâché le Ring depuis 15 jours et impose, avec d’autres, le rôle incontournable des femmes dans ce mouvement. « Depuis le début, nous montrons à quel point nous sommes fortes et déterminées » martèle-t-elle. « Nous nous tenons avec les hommes, et même devant eux. Nous sommes entre eux et la police, entre eux et les hommes du Hezbollah et de Amal ». En effet, lors des affrontements de la veille, les premiers rangs n’étaient composés que de femmes, les mains en l’air, répétant le mot d’ordre de cette révolution « selmiyeh ».

Ni renversement, ni chute du pouvoir, la démission de Saad Hariri n’a pour l’heure rien changé. Dans son allocution du 31 octobre, le président Aoun s’est engagé à former un gouvernement de technocrates pour répondre aux aspirations de la rue. Le lendemain, les banques, écoles et universités ont rouverts. Mais la révolution continue de gronder partout dans le pays.

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