Journal d'investigation en ligne et d'information‑hacking
par Jacques Duplessy

Tour de vis au Mali

Alors que le pays s'enfonce dans la crise, le pouvoir choisit la manière forte

Menace islamiste, corruption, pauvreté galopante, des spécialistes parlent d'un possible effondrement du pays. Clément Dembélé, l'emblématique fondateur de la Plateforme de lutte contre la corruption et le chômage, tout juste libéré après une quinzaine de jours de détention, dénonce un système gangrené par la corruption et le mensonge.

Signalisation bilingue à l'entrée de Kidal. Sur le côté gauche du rocher, Kidal est transcrit en caractères tifinagh. - Alicroche _ Wikipedia - CC BY-SA 2.0

Le Mali s’enfonce dans la crise alors que le pays a tenu des élections législatives les 29 mars et 19 avril dans un contexte particulièrement tendu. Ces élections auraient du se tenir fin 2018, mais elles avaient été repoussées à plusieurs reprises pour des motifs politiques et sécuritaires. Les élections de 2013 avaient octroyé une majorité confortable au président Ibrahim Boubacar Keïta. Quelques jours avant le scrutin, le 25 mars, le leader de l'opposition, Soumaïla Cissé, a été enlevé par des inconnus armés alors qu'il faisait campagne dans son fief électoral de Niafounké, près de Tombouctou (nord). Il serait aux mains d’un groupe affilié à Al-Qaïda. Le 9 mai, Clément Dembélé, fondateur de la Plateforme de lutte contre la corruption et le chômage, a été arrêté par les services de sécurité maliens, avant d’être libéré le 23 mai. Inculpé pour incitation à la violence, mais laissé libre par le procureur, il sera jugé le 1er juillet prochain.

La tentation de l'offre djihadiste

« Le pays est très fragile, analyse Pascal Peyrou, secrétaire général du think tank Groupe Initiative Afrique. Le Mali pourrait même s’effondrer et impacter toute la sous-région. » Le pays a été secoué il y a quelques mois par une campagne anti-française. « Elle était un peu orchestrée par le pouvoir malien qui voulait se dédouaner de certaines critiques, notamment une défaillance de la gouvernance et des revers militaires, explique Pascal Peyrou. Dans beaucoup de régions, la population a l’impression d’être abandonnée. » Ce sentiment a entraîné une tentation forte de se rallier à l’offre djihadiste. Des conflits entre éleveurs et producteurs sur une zone comprise entre Mopti et Ségou ont éclaté, sans réponse judiciaire et sécuritaire à la hauteur de la part du gouvernement. « Parfois, ce sont les djihadistes qui apportent la sécurité et la justice, raconte Pascal Peyrou. Le problème principal de la population, c’est la pauvreté grandissante. »

La solution ne sera pas uniquement militaire pour rétablir la sécurité. Les forces armées maliennes (Fama) sont particulièrement démotivées et confrontées à des problèmes de corruption. « A cela s’ajoute que les djihadistes sont mieux armés que les Fama, assure Pascal Peyrou. Les armes en provenance de Libye circulent beaucoup. Les djihadistes se fondent dans l’environnement et ont l’avantage de la surprise lors des attaques. Alors l’opération Barkhane empêche les mouvements d’ampleurs, mais pas les raids limités. »

Les relations entre les soldats de Barkhane et l’armée malienne ont été tendues. Les Français et les Américains hésitaient à partager les renseignements opérationnels avec les Fama, car ils les soupçonnaient d’être infiltrés par les djihadistes. « Depuis le sommet de Pau en janvier, cela va mieux. Les partenaires se font un peu plus confiance. Or le partage et l’exploitation des renseignements est essentiel pour vaincre les djihadistes », dit Pascal Peyrou. Depuis le sommet de Pau, les djihadistes ont été soumis à davantage de pression dans le Nord et le gouvernement malien à enregistré plusieurs victoires grâce au soutien de la coalition.

Dembélé, le leader de la lutte contre la corruption qui dérange

« Mais la situation ne pourra pas durablement se stabiliser sans développement économique et sans lutte contre le fléau de la corruption », estime Pascal Peyrou. Le Mali était classé 130e sur 180 pays en 2019 sur l’indice de corruption dans le secteur public établi par l’ONG Transparency International. La Plateforme de lutte contre la corruption et le chômage, ONG menée par Clément Dembélé, a mené en une année un travail reconnu par la société malienne. « Il a montré qu’on pouvait réussir à lutter contra la corruption, assure le secrétaire général du Groupe Initiative Afrique. Le patronat malien, les syndicats de magistrats mais aussi la société civile et les jeunes le soutiennent. La plateforme a dénoncé les agissements de directeurs de sociétés publiques et de politiques. Ils ont fait arrêter une trentaine de personnes. Le président Keïta lui fait aussi payer son acharnement à faire rouvrir l’enquête des malversations autour de l’avion présidentiel et de l’achat d’équipement militaire pour les forces armées. La Plateforme dérange beaucoup. Le faire taire, c’est laisser le système perdurer. Les pays voisins regardent ce qui va se passer. Il y a un conflit entre deux modèles qui traverse toute la sous-région : un modèle de ruissellement vers des clans, et un modèle basé sur des entrepreneurs et une société civile. Je regrette que la France soit assez attentiste. Le mouvement de l’Histoire est d’appuyer ces dynamiques venant de la société civile. »

« Pour le pouvoir, Dembélé a franchi une ligne jaune quand il a appelé l’armée et la police à ne pas tirer contre des manifestants non armés, après des tirs à Sikasso visant les opposants au pouvoir en place, estime la géopolitologue Caroline Roussy. Dans cette vidéo, il a dénoncé ces pratiques, et appelé l’armée et la police à la désobéissance en cas d’ordre illégitimes, ce qui est inacceptable pour le pouvoir. »

Projets économiques structurants

« La stratégie de développement par des projets structurants est essentielle pour stabiliser le pays, explique Pascal Peyrou. Parmi ces initiatives, il y a la politique de corridor Bamako – Nouakchott, entre le Mali et la Mauritanie, qui exploite les complémentarités entre les régions. Le projet de barrage de Taoussa à 130 km de Gao, démarré en 2011 et qui a été suspendu pour des raisons de sécurité, est aussi à réactiver. L’exploitation du gaz mauritanien qui sera opérationnelle en 2021 est aussi une opportunité. Enfin, le projet Sikabo, une zone spéciale sur l’axe Sikasso (Mali) – Korhogo (Côte d’Ivoir) – Bobo-Dioulasso (Burkina Faso) pour faciliter les investissements, devrait voir le jour fin 2020. Cette interconnexion entre les régions pour faciliter les flux de marchandises va contribuer à développer de nombreux petits métiers autour de ces axes. C’est une chance pour le Mali qui, avec huit voisins, a toujours été un pays de transit. Lutte contre la corruption et développement économique sont les deux piliers pour stabiliser le pays. »

« La corruption, véritable fléau du Mali »

Cet entretien avec Clément Dembélé, Professeur en Sciences politiques et philosophie, Président de la Plateforme contre la Corruption et le Chômage au Mali (PCC MALI) a été réalisé par Caroline Roussy, politologue, avant le confinement. Elle a aimablement autorisé Reflets à la publier. Jeudi 9 mai, M. Dembélé a été arrêté par des agents de la Direction générale de la sûreté de l’Etat du Mali au motif d’ « appel à la déstabilisation des Institutions de la République ». Il a été libéré le 23 et sera jugé à l'été.

Alors que l’Etat malien est fragilisé, en proie au délitement, depuis plusieurs années, en raison de la menace terroriste, pourquoi vous semble-t-il nécessaire de mener une lutte sans concession contre la corruption ?

La corruption est le véritable fléau du Mali qui fait de ce pays un Etat anormalement normal. Rien ne peut être développé dans un système gangrené par la corruption et le mensonge, qui génèrent dans la société frustrations et injustice.

L’analyse de tous les rapports internationaux et ceux des organisations indépendantes (ONG, Associations, Syndicats, Fondations, etc.) laisse apparaître que le problème du Mali se résume à un dénominateur commun: la corruption généralisée devenue systémique et dont tout le monde s’accommode peu ou prou, sauf quand les limites du supportable sont franchies. Que ce soit les rapports du Bureau du Vérificateur Général au Mali (BVG), le rapport de l’OCLEI (Office Central de Lutte Contre l’Enrichissent Illicite), la Fondation Frederic Ebert, l’Union Européenne, la Banque mondiale, le FMI, l’Agency Transparency, Afro-baromètre, etc... tous s’accordent pour affirmer que le manque d’eau potable, d’électricité, de routes praticables, d’hôpitaux fiables, d’emploi pour les jeunes, de justice efficace, de confiance dans l’État et ses institutions dont une armée efficace, bref le manque de services sociaux de base sont intrinsèquement liés au fait que quelques dirigeants, agissant en bande organisée, ont pris le pays en otage par leur implication dans des activités de corruption tout en bénéficiant de toute impunité.

A quel(s) niveau(x) d’échelle luttez-vous contre la corruption considérant que cette dernière est structurelle et touche aussi bien les haut-fonctionnaires (grands commis de l’Etat) que les petits fonctionnaires (gendarmes, douaniers etc.) ?

Avec la Plateforme de Lutte contre la Corruption au Mali, une première du genre dans notre Histoire, nous avons procédé dans un premier temps à une vague d’information et de sensibilisation des populations du Mali. L’idée était de donner au Maliens la conviction que la lutte contre la corruption et l’impunité est possible. Pour appuyer cette démarche, il nous a fallu démontrer à travers des plaintes visant des hautes personnalités de l’Etat qui ont abouti à de multiples arrestations de responsables accusés de détournement de fonds publics, de faux et usage de faux, de complicité en bande organisée, qu’un Mali juste et vertueux est possible.

On doit sortir de l’idée que tout le problème du Mali se résume à un problème politique. Parce que tout simplement le Mali ne se gère pas sans les maliens, et ce sont les maliens qui doivent décider de leur vie, de leurs conditions, de leur avenir. Le problème du Mali est malien donc ce sont les maliens qui doivent avant tout régler les problèmes du Mali, nos amis et partenaires ne peuvent que nous accompagner....

Quels sont les résultats que vous avez obtenus jusqu'ici et quel est l’impact de votre combat dans la société malienne ?

Les premiers résultats sont la sensibilisation et la mobilisation des populations contre la corruption. Ensuite, nos plaintes ont permis d’arrêter bien des dirigeants qui se croyaient « intouchables » par leur proximité avec le pouvoir en place ou par leur fortune. Avec plus de 600 plaintes en cinq mois nous avons aidé à une cinquantaine d’arrestations diligentées par le Procureur du pôle économique et financier du Mali. 

Quels sont les prochains objectifs que vous poursuivez ? La prochaine étape que je vise est d’accompagner notre système de gestion administrative, financière et judiciaire par la digitalisation. Pour freiner efficacement la corruption, il est impératif de réduire considérablement le contact physique des personnes avec l’argent. Cela est d’autant plus important que la digitalisation permet la transparence, la traçabilité, empêche en partie les passe-droits, les fausses facturations et les surfacturations à outrance.  Ensuite, nous envisageons de créer des écoles citoyennes basées sur l’éducation informelle des masses populaires. L’idée est qu’on ne naît pas citoyen mais qu’on devient citoyen. Cela implique tout un processus d’apprentissage, d’éducation et d’implication des acteurs de la société. Pour avoir une société efficace, juste et citoyenne, nous avons besoin de la Révolution des Consciences qui réforme l’homme par son état esprit et sa culture.

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