Journal d'investigation en ligne et d'information‑hacking
par shaman

#Syria #Leak: le pilote ou l'avion

Nous voici de retour pour notre série sur les fuites de données (ou leaks). Nous avons voulu commencer cette série par un article de fond. Nous nous sommes penchés sur les concepts de quête de la transparence et sur une approche historique des leaks.

Nous voici de retour pour notre série sur les fuites de données (ou leaks).

Nous avons voulu commencer cette série par un article de fond. Nous nous sommes penchés sur les concepts de quête de la transparence et sur une approche historique des leaks. Guidés par un approche sociologique, nous avons fait le part belle aux "Whistleblowers" (ou dénonciateurs), ces citoyens prêts à remettre en cause leur situation sociale pour libérer une information qui paraissait, à leurs yeux, cruciale pour la société. Observant alors les efforts de domestication de ces dénonciateurs par nos sociétés, nous avons montré le renouveau de la dénonciation «révolutionnaire», d'abord grâce à Wikileaks, puis grâce à la montée en puissance des mouvements hacktivistes.

Vous pouvez lire cet article en suivant le lien suivant :

#Leak : Révolutionner la quête de la transparence

Trêve de théorie, passons maintenant à la pratique et penchons-nous sur quelques cas de fuites de données qui ont émaillés l’actualité de ces derniers mois. Cette série d'articles aura deux objectifs. Nous chercherons d'abord à interpréter l’information qui a été libérée, à la remettre dans son contexte. Car si l’information, c’est le pouvoir, encore faut-il la consulter, la comprendre et en tirer parti.

Parallèlement à ce premier objectif, nous en poursuivrons un second: mieux comprendre le concept de fuites de données en général. Chaque leak nous servira de prétexte pour approfondir un aspect bien précis de cette problématique. Nous espérons ainsi contribuer à donner à nos lecteurs une partie des armes dont ils auront besoin pour s'orienter dans un monde fait d'anonymat, de luttes informationnelles, de désinformation et de manipulation de masse.

Étant un observateur attentif des grands évènements internationaux qui agitent notre période, je me concentrerai sur les leaks à caractère géopolitique et plus spécialement celles concernant le moyen-orient.

Pourquoi ce choix ?

Car ces leaks seront particulièrement utiles pour réaliser nos deux objectifs. Cette région, pourtant voisine, reste relativement inconnue des lecteurs occidentaux. Les évènements qui s'y déroulent sont souvent analysés grâce à des grilles de lectures décalées, obsolètes ou grâce à des avis préconçus. L'analyse de ces fuites nous permettra-t-elle de nous faire un avis plus pragmatique sur certaines situations ou évènements qui se déroulent dans cette région?

Quant à notre second objectif, il sera lui aussi bien servi par ces fuites de données orientales. Car si la nation est un espace de droit, d'ordre et de hiérarchie, la scène internationale est, elle, considérée comme un espace anarchique où s'affrontent et se concurrencent des entités d'inégales puissances, et où interviennent à différents niveaux une grande multiplicité d'acteurs. Si la leak «nationale» est souvent guidée et maîtrisée, l’état d'anarchie qui règne au niveau géopolitique nous permettra d'observer des leaks très différentes et, toutes, riches en enseignements.

Laissez moi vous présenter notre première invitée. Cette #Leak est déjà relativement ancienne. Elle a déjà été analysée à de nombreuses reprises et a fait l'objet d'une couverture médiatique importante. Pourtant nous jugeons utile de revenir dessus.

Applaudissements pour:

Les mails de Bashar Al Assad

#Leak me, I'm famous

Courant février 2012, le Guardian annonce qu'il vient de recevoir le contenu de la boite mail personnelle de Bashar Al Assad et de sa femme Asma. Les e-mails couvriraient la période de juin 2011 à février 2012. Voici l'histoire tel que le Guardian la rapporte :

Fin mars 2011, un jeune travailleur gouvernemental de Damas glisse nerveusement à un ami un bout de papier et lui demande de faire parvenir ces informations à des exilés syriens. Sur ce papier on peut lire quelques lignes rapidement griffonnées: deux adresses e-mails ainsi que leurs mots de passe associés. Ces informations font alors leur chemin jusque dans les mains de deux activistes syriens présent dans les pays du Golfe. Dès juin 2011, ceux-ci vont se mettre à surveiller les boites mails jours et nuits, conscients de l'importance stratégique de cette fenêtre donnant directement sur la famille régnante syrienne.

Si au départ, le trafic semble relativement faible, celui-ci augmente fin août avec la fin du mois de ramadan et l'intensification de la répression. Tandis que la tension sur le terrain augmente, la surveillance des boites mails se fait de plus en plus difficile mais aussi plus intéressante. Bashar semble prendre conscience des risques inhérents au média Internet, et se met à effacer systématiquement ses e-mails après les avoir reçu: les activistes n'ont alors que quelques secondes pour réagir et sauver ces précieuses pièces de communication.

Plus les mois avancent, plus ces e-mails deviennent intéressants. Mais les activistes attendent l'information cruciale, celle qui les récompensera de tous leurs efforts. Ils resteront sur leur faim.

Enfin, en janvier 2012, un groupe de hacker affilié à Anonymous pénètre les serveurs du ministère syrien des affaires publiques et leakent plus de 80 adresses e-mails. La connaissance des deux boites e-mails de la famille régnante sortent alors du petit cadre des activistes syriens. Des internautes parviennent alors à comprendre que l’adresse «sam@alshahba.com» appartient au président syrien.

Le 7 février 2012, un e-mail de menaces en langue arabe arrive sur la boite e-mail du président. Le jour même, le trafic sur cette boite s'interrompt. Les activistes syriens décident alors de faire fuiter l'ensemble des informations qu'ils ont obtenu au journal anglais, le Guardian.

Plongée dans le cercle restreint d'un dictateur

La révélation des e-mails du président Syrien va défrayer la chronique. Certaines vidéos relayées par le président à sa femme vont faire le tour des médias sociaux. Mais peu de journaux prendront la peine d'analyser les e-mails en profondeur pour en tirer la substantifique moelle.

A notre tour d'essayer ... Suivez le guide.

 

Le cocon de la famille Assad

Alors que la Syrie est au cœur d'un séisme géopolitique tel qu'elle n'en avait pas vécu depuis plus de 30 ans, la famille Assad semble maintenir son train de vie doré. Les e-mails de Asma, la femme de Bashar montrent des dépenses dans des produits de luxe et atteignant des dizaines de milliers de dollars.

Ainsi, un e-mail datant du 19 juillet 2011 montre que par l’intermédiaire de son cousin Amal, elle se porte acquéreuse de bijoux dans une boutique parisienne. En juillet encore, elle acquiert

pour 10 000 dollars de chandeliers et de bougeoirs. Ces achats doivent être convoyés en Syrie par l’intermédiaire d'une compagnie étatique syrienne basée à Dubai.

En novembre, alors que les manifestations se poursuivent à travers la Syrie, elle envoie un message à un marchand d'art londonien pour connaître le prix de certaines pièces. Celles-ci seront estimées entre 5 000 et 35 000 livres sterling. Le 30 décembre, les manifestations battent leur plein à Alep, Deraa, Damas et Homs. Madame Assad envoie à son mari le lien vers un site Web vendant des armures personnelles pour VIP (BulletBlocker).

Quant à Bashar, lui, c'est dans de la musique et les jeux sur iTunes qu'il investit. Un acompte déguisé, une adresse e-mail peu explicite, une adresse physique américaine et voici l'embargo sur sa personne contourné. Ces achats répétés nous démontrent la faible efficacité des sanctions internationales sur les tenants du pouvoir. Grâce à des intermédiaires proche du cercle restreint (famille, personnes de confiance, …) les Assad parviennent relativement facilement, parfois directement, à se procurer les marchandises qu'ils désirent. Et les marchands concernés se doutent rarement à qui ils ont affaire.

 

Travailler en s'amusant

Le pays gronde, une révolution populaire est en marche. Le travail de dictateur est-il pour autant ennuyant? Les syriens ont-ils une chance de se débarrasser de Bashar grâce au surmenage ou à une dépression nerveuse? Peu probable...

Dans un e-mail datant du 6 juillet 2011, et répondant à sa femme qui l'interroge à propos d'une réunion qui vient de se tenir, Bashar se permet des commentaires sarcastiques sur les réformes qu'il a promis au peuple syrien.

Plus tard, dans un e-mail datant du 30 décembre, c'est des observateurs de la ligue arabe qu'il se moque. Il redirige ainsi à une des ses conseillères, une vidéo virale caricaturant le travail des observateurs.

Il y a enfin cette femme, cette mystérieuse inconnue. Avec elle, Bashar échange une correspondance faite de sous-entendus, de commentaires audacieux et de photos suggestive. Qui est cette femme? Personne ne semble l'avoir découvert. L'e-mail concerné aurait été créé quelques semaines plus tôt. Est-ce une amante? Une admiratrice sensible au charme de l'uniforme dictatorial? Une attaque réputationnelle visant le plus haut niveau du pouvoir syrien? Ou même sa propre femme? Les scénarios possibles sont nombreux. Mais qu'elle que soit la réponse, le quotidien de notre président dictateur semble avoir été pimenté.

Pourtant tout n'est pas rose tous les jours. Certains e-mails révèlent un couple Assad sous tension. Ainsi, dans un e-mail du 28 décembre envoyé à son mari, Asma écrit:

Si nous sommes forts ensemble, nous dépasserons cela ensemble... Je t'aime...

 

Gestion médiatique : place aux jeunes

Une des révélations les plus marquantes des e-mails de Bashar concerne la gestion médiatique.

Sheherazad Jaafari et son père Bachar Jaafari, ambassadeur de la syrie à l'ONU

Alors que le pays s'enfonce dans la révolte et la répression, Bashar semble, jours après jours, contourner de plus en plus l'appareil sécuritaire syrien et son propre clan pour s'appuyer sur un groupe de jeunes expatriés syriens éduqués aux Etats-Unis.

Au centre de ce dispositif, deux jeunes femmes qui vont prendre une place de plus en plus importante: Sheherazad Jaafari, fille de l'ambassadeur syrien à l'ONU et ayant travaillée pour la firme New-Yorkaise Brown Lloyd James, ainsi qu'une amie à elle, Hadeel al-Ali.

Cette dernière semble être l’intermédiaire par laquelle les conseils Iraniens parviennent à Bashar. Ainsi, peu de temps avant un discours prévu en janvier, Bashar reçoit une liste de thèmes cruciaux à aborder. Hadeel précise dans son mail que ces conseils sont basés sur «des consultations avec un bon nombre de personnes incluant le conseiller politique et médiatique de l'ambassadeur Iranien». Une conseillère avisée... Et peut-être plus encore?

Dans un autre mail, on peut voir Sheherazad préparer pour Bashar un interview exclusif d'une heure que celui-ci devra donner à la chaîne ABC. Les deux jeunes femmes insistent aussi régulièrement sur l'importance des réseaux sociaux et d'intervenir dans les discussions online. Sheherazad semble ainsi avoir crée un compte sur le site CNN, en vue d'y poster des commentaires pro-régime. Et le «Directeur des Projets et Initiatives» affilié au bureau de la première dame, écrira à twitter pour tenter d'obtenir la fermeture de plusieurs comptes imposteurs: @firstladyasma, @bashiralassad, @FirstLadySyria...

Mais nos deux expatriées syriennes ne sont pas les seules à constituer ce réseau de conseillers en rapport direct avec le président syrien.

Citons tout d'abord Hussein Mortada. Hussein est un homme d'affaire libanais influent, possédant de bonnes connections en Iran. En décembre, il va conseiller au président syrien de ne plus blâmer Al-Qaida pour les attentats à la voiture piégée qui ont frappés la capitale syrienne. Affirmant que c'est une erreur tactique, car déresponsabilisant l'administration US et les groupes d'opposition, il affirme:

J'ai reçu des contacts en provenance d'Iran et du Hezbollah grâce à mon rôle de directeur dans de nombreux canaux médiatiques Irano-libanais, et ils ont insisté sur le fait de ne pas mentionner que Al-Quaida était derrière l'opération.

Dans un autre e-mail, Mortada conseillera à Bashar de prendre contrôle des jardins publics entre 15 heure et 21 heure pour empêcher l'opposition d'y organiser des manifestations.

Fawas Akhras

Nous terminerons notre tour des conseillers médiatiques en citant le docteur Fawas Akhras, le beau-père de Bashar et un membre influent de la «British Syrian Society». Celui-ci utilisera ainsi le mail personnel de Bashar à plusieurs reprises pour lui offrir son support, ses conseils, notamment sur la façon de gérer les vidéos de torture de manifestants par les forces de sécurité syriennes.

 

Quelle conclusions pour Bachar ? Et pour la Syrie ?

Les réflexions qui me viennent à la lecture de ces e-mails, difficile de les retrouver ailleurs. Peut-être sont-elles à la fois trop évidentes pour les experts, et pas assez sexy pour le commun des lecteurs? L'article qui évoque le mieux ce que m'évoque la lecture de ces mails a été écrit par Peter Beaumont pour le Guardian, et il titre :"Les emails de Assad le font seulement paraître plus humain".

Depuis que le conflit syrien s'enfonce dans le chaos et que les mots "guerre civile" apparaissent sur les lèvres des commentateurs, nous avons vu de nombreux appels au dialogue entre les parties prenantes de ce conflit. A ces appels à une solution politique du conflit est opposé une demande claire venant de différents groupes d'opposition:

"Oui à la solution politique, mais sans Bashar Al Assad. Celui ci doit quitter le pouvoir avant tout dialogue".

Chez "Reflets", nous pensons aussi que les dirigeants doivent être tenus responsables des crimes commis par leur administration et sous leur mandat. Nous pensons aussi que Bashar devra quitter son poste d'une façon ou d'une autre. Mais prenons quelques lignes pour nous démarquer de cette position théorique et interrogeons nous sur la pertinence tactique d'insister sur cette demande.

Parlant des activistes qui ont surveillés la boite de Bashar pendant neuf mois, le Guardian affirme :

 [...] la révélation dévastatrice que les activistes attendaient tous continuait à leur échapper.

Cela nous étonne-t-il vraiment? Les mémos militaires et les rapports secrets des services de renseignements ne seraient-ils pas transmis par mail?

Parcourons rapidement les mails touchant à ces décisions stratégiques:

Un peu faible pour un "Commander in Chief". Bien sur les décisions sécuritaires et militaires se prennent de vive voix lors de meetings secrets. Loin des oreilles indiscrètes qui écoutent sur Internet.

Et pourtant un doute affreux commence à nous saisir. Bashar est-il vraiment bien renseigné sur la situation critique qui touche son pays? Est-il vraiment aux commandes?

 

 

Quelques mois après la divulgation de la boite mail de Bashar, la plateforme Wikileaks reçoit plus de 2 millions d'e-mails en provenance de différents serveurs mails syriens: ce sont les SyriaFiles. Jean-Marc Manach de OWNI aurait alors eu l'occasion d'en analyser une partie. Il se serait penché sur les mails envoyés par l’adresse de Bashar "sam@alshaba.com". Voici ce qu'il écrit en introduction de son article:

Quand la révolution syrienne a commencé, il a cessé de blaguer, et viré conspirationniste.

Comment Bashar Al-Assad pourrait-il être conspirationniste? N'est-il pas censé être au centre de sa toile, recevant des rapports étayés d'un service de renseignements omniprésent en Syrie, de ses alliés incontournables au Liban et recevant les conseils du nouveau poids lourd régional Iranien?

L'image qui se dessine dans ces mails semble beaucoup plus mitigée. Le président dictateur syrien parait isolé, dans une bulle dorée. Ces mails dessinent une image d'un pouvoir syrien où les responsabilités sont réparties avec soin. Au président le soin de la communication médiatique, des relations publiques. Le soin de faire bonne figure, de parler aux grandes chaines internationales et de garder au chaud la place de roi de Syrie. Mais est-il réellement à la manœuvre lorsqu'on aborde le sujet des grandes décisions stratégiques et politiques. Est-il réellement capable, s'il le désirait, de mettre un point final à la répression?

L'image qui se dessine, c'est celle d'un clan engagé dans une lutte existentielle. Un clan qui partage les responsabilités. Un clan où chaque élément n'a pas à savoir ce que font exactement les autres, tant que tout le monde avance dans la bonne direction.

Et dans ces conditions est-il sage de faire dépendre la solution politique d'une résignation de ce président-pantin?

 

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