Journal d'investigation en ligne et d'information‑hacking
Dossier
par Antoine Champagne - kitetoa

StopCovid, une application qui masque très bien les vrais débats

Mais qui , spoiler, ne fonctionnera pas

Le solutionnisme technologique comme réponse à un problème complexe, humain, ne fonctionne pas. Ou alors trop bien : il évince du débat public les vrais enjeux, les vraies problématiques.

Coronavirus - © Nostromo

Trouver le titre d’une chanson qui passe à la radio, jouer, travailler, s’organiser, faire du sport… « Il y a une application pour tout » est sans aucun doute la phrase qui est la mieux entrée dans le vocabulaire ces dernières années. Il devrait bien y avoir une application pour lutter contre le coronavirus ? Alors que c’était hors de question initialement, l’idée a fait son chemin au sein du gouvernement et c’est désormais une quasi-certitude, il y a aura bien une application « StopCovid » permettant de signaler lorsque l’on est malade, de prévenir toutes les personnes ayant été en contact avec la personne contaminée et de ne confiner ainsi que les populations à risque. C’est le « contact tracing ». Sur le papier, tout est parfait. Mais l’enfer est pavé de bonnes intentions…

L’application qui nous permettrait de savoir qui est malade et si l’on a été en contact, attise toutes les convoitises. Une nouvelle vague de fournisseurs de solutionnisme technologique déferle. Pas moins de cinq protocoles qui seront à la base des développements et des applications se disputent le haut du podium. En frontal, il y a une course à l’échalote pour savoir qui sera le plus respectueux de la vie privée. Sachant que l’idée est à la base de savoir qui a rencontré qui, c’est un peu mal parti pour le respect des informations personnelles. « Ce sera anonymisé ! » s ‘écrient en cœur les thuriféraires de l’application magique. Oui, sauf que tous les experts de l’anonymisation des données massives savent qu’il est aussi possible de dé-anonymiser. Dans un contexte général de paranoïa et où l’on parle de confier à Palantir les données médicales françaises, la constitution de big data concernant les interconnexions des Français laisse songeur. Pour ceux qui voudraient creuser les méthodes de dé-anonymisation, il faut chercher du côté des travaux de l’équipe Orpailleurs de l’INRIA.

La CNIL elle-même émet les habituelles réserves. Elle valide la mise en place de l’application mais rappelle que « ce projet pose des questions inédites en termes de protection de la vie privée. Certes, il ne consiste pas à suivre tous les mouvements géographiques des personnes : il ne s’agit pas de tracer les individus de façon continue. Néanmoins, il s’agit d’établir, par la collecte de traces pseudonymes, la liste des personnes dont chaque porteur de l’application a été physiquement proche, pendant une durée circonscrite, parmi tous les porteurs de l’application. Une telle collecte, qui a vocation à s’appliquer à la plus grande partie de la population possible, doit être envisagée avec une grande prudence ». Qui douterait que le gouvernement Français, à la tête de l’infrastructure IOL, promoteur des produits Amesys et Qosmos dans toutes les dictatures sanglantes qui se respectent, expert en accord « Lustre » pourrait cautionner un outil attentatoire aux libertés individuelles et à la vie privée des citoyens ? Foutaises de complotistes et de propagateurs de fake news !

Apple et Google proposent quant à eux leurs services, très intéressés, leur appétit de données personnelles n’est plus à démontrer. On voit ressurgir Orange, époque France Telecom qui veut centraliser et gérer l’ensemble. Le bon temps du serveur central (un AS400 sinon rien) revient au galop avec l’opérateur national. Et ce sera bien sûr un serveur vertueux, sécurisé et respectueux des données personnelles. Un peu comme quand Stéphane Richard le patron d’Orange a été regarder dans les données des téléphones portables des parisiens pour savoir qui avait quitté la capitale avant le confinement et de balancer les chiffres à la radio. Le gouvernement, quant à lui, veut imposer sa vision à tout le monde, y compris à Google et Apple qui eux, se moquent complètement des rodomontades des États et feront ce que bon leur semblera, comme toujours.

Nul besoin d’être voyant extralucide pour prédire l’avenir de StopCovid. Ce qui est étrange, c’est de constater combien les politiques persistent à vouloir mettre en place cette application alors que tout indique qu’elle sera un coûteux échec. Après le cloud souverain, Louvois (armée), Socrate (SNCF), on se dirige vers une nouvelle grande réussite française.

Plusieurs points font débat quant au développement d’une telle application. Il y a tout d’abord les freins techniques. Elle ne peut fonctionner sans que Google (Android) et Apple (iOS), modifient les systèmes d’exploitation utilisés par la majorité des smartphones. A l’heure actuelle, une application comme StopCovid ne peut pas fonctionner en permanence en utilisant le Bluetooth pendant que vous utilisez d’autres applications. On voit mal les deux géants américains patcher en urgence leur OS, pousser une mise à jour, qui sera elle-même poussée après moult précautions d’usage par les opérateurs auprès de leurs clients et ouvrir la voie à des développements aux fins publicitaires cette fois, une fois le verrou levé. En outre le Bluetooth, gros consommateur d’énergie, réduit considérablement l’autonomie du téléphone. Qui voudra recharger son téléphone trois fois par jour pour être au top côté StopCovid ?

Par ailleurs, l’application n’a pas les capacités d’un être humain pour faire la différence entre un vrai et un faux positif. Par exemple, elle détectera comme un contact avec une personne malade votre voisin qui est certes malade mais séparé de vous par un mur. Ou encore, si un caissier se déclare malade cinq jours après que vous l’ayez croisé, cela vous sera signalé. Or votre contact avec lui était « protégé » par une vitre en Plexiglass et des masques. Le risque est minime mais vous aurez une alerte qui déclenchera tout un processus de vérification médicale inutile. Ne parlons pas des appels paniqués au 15 qui vont se multiplier, des arrivées dans les services d’urgence déjà exsangues alors que cela n’est en fait pas nécessaire.

Et puis, côté promoteurs de l’application, il y a les mots que l’on ne dit pas… Pour être efficace, il faudrait qu’au moins 70% de la population l’utilise. C’est à dire, 100% des Français qui sont équipés en smartphones. Côté populations à risque, seuls 44% des plus de 70 ans en sont dotés. Sur le total de ceux qui disposent d’un téléphone pouvant accueillir StopCovid, combien téléchargeront l’application ? Combien savent utiliser le Bluetooth ? Combien accepteront de ne disposer que de deux heures d’autonomie s’ils le branchent en permanence ?

Ce que ne dit pas non plus le gouvernement, c’est que quelques pays ont utilisé une application de ce type et cela a été un échec. A Singapour par exemple, pourtant un État policier, seuls 17% de la population avaient installé l’application « TraceTogether », loin des 70% nécessaires. Jason Bay, directeur du Government Digital Services de Singapour, l'agence qui a développé TraceTogether explique lui-même les limites de l’application : « Si vous me demandez si un système de « tracing » des contacts par Bluetooth déployé ou en cours de développement, où que ce soit dans le monde, est prêt à remplacer la recherche manuelle des contacts, je vous répondrai sans réserve que non. Pas maintenant et (...) pas dans un avenir prévisible. (...) Toute tentative de croire le contraire, c’est faire preuve d’orgueil et de triomphalisme technologique. Des vies sont en jeu. Les faux positifs et les faux négatifs ont des conséquences sur la vie réelle (et la mort). Nous utilisons TraceTogether pour compléter la recherche des contacts - et non pour la remplacer ».

Ce qui est dit en creux par Jason Bay, c’est que l’application seule n’est pas efficace. Il faut des dizaines (des milliers ?) d’enquêteurs, humains cette fois, pour remonter la piste des contaminés. Avec qui ils ont été en contact ? Ces contacts étaient-ils véritablement à risques ? Ils permettront de faire le tri dans les faux positifs et les faux négatifs, évitant ainsi l’engorgement du système de santé.

En Israël, une commission parlementaire israélienne a suspendu après un seul mois, l'utilisation par la police des données des téléphones portables pour appliquer les quarantaines contre les coronavirus. Le législateur évoquant une atteinte disproportionnée à la vie privée. Il ne s’agissait pas là de l’usage d’une application, mais de l’accès aux données des utilisateurs auprès des opérateurs. Un peu comme quand Orange regarde ce que font les parisiens au moment du confinement…

Mais StopCovid pose surtout des questions en termes de surveillance et de libertés individuelles. « Les mesures sécuritaires et liberticides prises dans les temps « d’urgence » n’ont jamais été remises en cause » tempête l’association La Quadrature du Net.

On se souvient par exemple des dispositions très controversées de l’état d’urgence qui sont passées dans le droit commun lorsque le temps est venu d’en sortir. La mise en place des boites noires qui moulinent le trafic Internet français à la recherche de "signaux faibles", les assignations à résidence, les perquisitions administratives, le bracelet électronique, la surveillance des communications, la loi anti-casseurs et plus généralement l’éviction du juge judiciaire qui permettait un contrôle indépendant des mesures attentatoires aux libertés publiques et individuelles. Une constante.

L'avocat François Surreau dans un entretien avec les journalistes de Mediapart

Pour Felix Tréguer, sociologue, chercheur et membre de La Quadrature, « cela renvoie aussi à l’appétence de la société pour la technologie, qui pourrait résoudre des problématiques extrêmement complexes. Il y a une tendance à voir la technologie comme une réponse à tout. C’est évidemment faux ».

Enfin et surtout, la mise en avant d’une application comme StopCovid, sa médiatisation, la transforme en un écran de fumée qui masque les vrais enjeux, ceux qui devraient accaparer toutes les énergies, focaliser toute l’attention, être au cœur de tous les débats : le financement du service public (l’hôpital, la recherche), la nécessité des outils nécessaires à la lutte contre le virus, comme les masques, les tests de dépistage. Mais surtout, la recherche médicale pour un médicament efficace ou un vaccin…

0 Commentaires
Une info, un document ? Contactez-nous de façon sécurisée