Journal d'investigation en ligne et d'information‑hacking
par Antoine BELLIER

Souriez, vous êtes manipulés !

Un livre brosse le portrait de vingt « maîtres de la manipulation »

David Colon enseigne l’histoire de la propagande et des techniques de la communication persuasive à Sciences-Po Paris. Son dernier livre nous fait entrer dans le laboratoire de la « fabrique du consentement ». Il montre que plus la technicité des moyens de communication est grande, plus fort sera l’impact des messages délivrés.

Les maîtres de la manipulation, un siècle de persuasion de masse, Tallandier, 2021

Ils sont publicitaires, cinéastes, lobbyistes, ingénieurs, – américains pour la plupart d’entre eux, les États-Unis étant dans ce domaine, souligne David Colon, « l’atelier du monde » – , tous ont pour point commun d’avoir forgé ou utilisé des outils pour influencer l'opinion, voire même pour modifier ses décisions, en fonctions d’intérêts économiques ou politiques. Ces personnalités n’ont pas été choisies au hasard. Elles réunissent plusieurs – au moins trois – des quatre critères qui définissent selon l’auteur un maître de la manipulation : « L’intention de manipuler les masses dans un but précis », « La capacité de le faire à grande échelle, La volonté d'entreprendre une démarche de science appliquée », « produire un effet mesurable ». Pour que la persuasion puisse produire ses effets, il faut que ces critères puissent s’articuler les uns aux autres, sous l’action combinée des « principes tirés de la psychologie » et « des nouveaux médias ». Et quand s'invitent des événements historiques tels que deux guerres mondiales censées combattre différents périls, dont celui du spectre totalitaire, tous les moyens d'influence semblent alors permis.

Que s’agit-il de défendre ? Relevons, comme le fait remarquer avec pertinence David Colon dans chacun de ses portraits, que ce n’est pas la promotion des grands idéaux – démocratique en particulier – qui justifie dans l’histoire récente l’interventionnisme des magnats de la communication. Certes, c’est ce qui est bien souvent avancé mais il suffit de gratter un peu pour découvrir que la motivation réelle est toute autre. Les maîtres de la manipulation, se sont mis pour beaucoup d’entre eux au service des politiques en les considérant comme un produit parmi d’autres. Outre l’argent, c’est le goût du pouvoir qui intéresse ces bonimenteurs. Cela se vérifie quelles que soient les époques : le « père de la publicité moderne » au XXe siècle, Alfred Lasker « spécialiste de la promotion des marques, conçues pour apporter une identité distinctive à un produit », n’hésite pas à conseiller Harding, candidat Républicain à la présidence des États-Unis. Son idée est simple. Il s’agit de faire passer le prétendant à la Maison Blanche pour un homme « normal » – on n’a décidément rien inventé ! – « avec les images d’un Harding chez lui, à la pêche, à cheval, ou encore au golf. Les images sont ensuite diffusées dans de nombreux cinéma, souvent sans indication de leur caractère politique ». Au XXIe siècle, Steve Bannon ne fait pas autre chose. Si ce dernier n'est pas en tant que tel un publicitaire il pousse la logique « du père de la publicité moderne » en s’appuyant sur des techniques de ciblages de plus en plus fines pour arriver à ses fins : en l’occurrence faire accéder Trump à la présidence ou encore mobiliser les pro-Brexit au Royaume-Uni.

Recourir à l'inconscient

Plus la technicité des moyens de communication est grande, plus fort sera l’impact des messages délivrés. Telle est la thèse de la suggestive histoire, qu'analyse l’auteur, celle du progressif avènement des médias de masse, du triomphe en particulier de l’image, qui de statique devient animée. Le cinéma devient par exemple l’un des espaces les plus utilisés pour vanter – ou plutôt faire la propagande – de tel ou tel produit – qu’il soit marchand ou politique : Walt Disney ou Frank Capra en sont quelques-uns des héraults très bien décrits par D. Colon. Les publicitaires ont bien compris qu’il ne fallait rien laisser au hasard. Beaucoup d’entre eux lisent des théoriciens comme Gustave Le Bon et son essai : Psychologie des foules qui devient le livre de chevet d’Ivy Lee. « Inventeur du lobbying moderne », il parvient, dans les premières décennies du XXe siècle, par de simples communiqués de presse et différentes campagnes publicitaires – où il est passé maître dans l’art de distiller de fausses informations – à changer l’image parfois fortement écornée de tel ou tel industriel, à commencer par Rockefeller qui de « baron voleur » devient « un grand philanthrope » ou en 1933 à conseiller l’Allemagne du tout nouveau chancelier Hitler dans ses relations publiques avec les États-Unis pour lutter « contre le péril communiste » au profit de l'american way of life.

Quant à Edward Bernay et Ernest Dichter par exemple, ils ne font pas mystère de recourir à l’inconscient des individus pour les inciter à se porter sur tel produit ou à accepter telle ou telle idée. Neveu de Freud, Bernays, « sait tirer profit » des théories de son oncle « pour l'appliquer de façon effective à la persuasion de masse » , au risque cependant de travestir la visée du père de la psychanalyse « qui cherchait à libérer les individus de leurs pulsions » non pas de les exploiter. Dichter originaire de Vienne – il ouvrira d’ailleurs un cabinet de psychanalyse en face de celui de Freud – avant d’émigrer en France puis aux États-Unis où ses compétences « sur l’application de la psychologie à l’analyse des mobiles des consommateurs » vont faire de lui un « pape » de la persuasion inconsciente en mettant l’émotion au cœur de l’acte d’achat du consommateur.

Orienter en douceur

Dans cette histoire de la manipulation, l’affinement redoutable des techniques d’influence a en définitive un seul objectif : que la personne ciblée ne se doute pas qu'elle le soit. Aussi, D. Colon nous apprend que Dichter est précurseur des « nudges », une technique pour provoquer des comportements ciblés, que Richard Thaler a théorisé plusieurs décennies plus tard. Il s’agit d’orienter les choix des individus en douceur sans qu’ils en aient conscience. David Coulon, prend l’exemple de la mouche dessinée sur certains urinoirs. La plupart des hommes visent l'insecte, limitant ainsi les dégâts collatéraux ! Cette théorie aux frontières de l’économie et de la psychologie fait des émules dans le monde académique jusqu’à s’immiscer dans les politiques publiques « De la santé à l’éducation, en passant par la lutte contre la pauvreté ou le réchauffement climatique, aucune politique publique n’échappe donc désormais à cette approche consistant à cibler et influencer les comportements des individus dans un sens jugé désirable ».

Plus proche de nous, les nouveaux médias, Facebook en particulier, reposent sur ce principe de plaisir et désir. Ils font de leurs utilisateurs des acteurs-produits d’une entreprise tentaculaire qui monnaye nos données aux publicitaires et aux leaders d’opinions. Il est devenu difficile – même pour un État – de réguler « l’arme de persuasion et de manipulation la plus puissante, la plus massive, et la plus efficace jamais créée ». Selon David Colon, le réseau social créé par Marc Zuckerberg est « le plus grand outil de manipulation de masse de l’Histoire, capable de modéliser, de prédire et d’influencer les attitudes et les comportements de 2,8 milliards d’utilisateurs ».

Alors, tous manipulés ?

De l’innocente réclame vantant dans un journal tel produit miracle, jusqu’aux publicités ciblées des algorithmes qui s’étalent sur nos réseaux sociaux, il est évident qu’en un siècle, de l’eau a coulé sous les ponts, noyant peu à peu notre conscience. Devenus acteurs de notre propre servitude au profit d’un système capitalistique implacable, il semblerait que nous ne puissions plus revenir en arrière. C’est la réflexion la plus naturelle qui peut naître de la lecture de ce passionnant essai de David Colon. Sauf que, comme l’ont bien montré de grands théoriciens de la sociologie des médias, s’il ne fait aucun doute que les individus sont influençables, il n’y a pas forcément et automatiquement de manipulation directe qui conditionnerait totalement nos comportements. Certes, et c’est ce que montre très bien l’auteur, il ne faut pas être dupe des techniques de communication, qu’elles soient publicitaires ou politiques. Pour autant, on peut supposer que la liberté humaine n’a pas été encore complètement abolie. Car comme l’explique Massimo Piattelli Palmarini cité par David Coulon en conclusion de son ouvrage : chacun peut encore être « libre de se laisser persuader ». Manipulés, certes nous le sommes largement mais pas au point que cette fragile flamme de liberté ne s’éteigne complètement. Mais pour combien de temps encore ?

David Colon, Les maîtres de la manipulation, un siècle de persuasion de masse, Tallandier, 2021.

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