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Dossier
par Jacques Duplessy

Santé : les profiteurs de l’État providence ne sont pas ceux qu’on croit

Cartographie des abus

Les professionnels de santé fraudent. Un moyen parfois de se rattraper, une volonté de se remplir les poches pour d'autres, au détriment de tous les assurés qui payent en final les augmentations des tarifs de mutuelles.

Les dépenses de santé en France frôlent les 200 milliards d’euros, soit 3.000 euros par habitant. Un secteur énorme dont le montant ne cesse d’augmenter du fait du vieillissement de la population. La France fait partie des pays de l'Union européenne où la dépense courante de santé est la plus élevée en part de PIB. Avec 11,8%, la France se situe à 1,1 point de plus de son PIB consacré à la santé que la moyenne de l'Union européenne des Quinze. Les abus et les fraudes sont à la hauteur des dépenses. La complexité de tout ce qui est lié à la santé facilite les abus par les industriels ou les professionnels du secteur. Pas facile d’avoir des chiffres consolidés, mais les exemples de comportements abusifs ou de fraudes sont légion.

Le montant de la fraude à l’assurance maladie s'est élevé à 277 millions d’euros en 2017, selon le ministère des Finances. Les professionnels de santé seraient responsables pour 101,4 millions d’euros dans cette fraude. A cette fraude à la CNAM s’ajoute celle aux mutuelles et assurance santé. Elle est estimée entre 5 et 7 % du montant global des remboursements.

Les dentistes requins

Le revenu annuel moyen d’un dentiste en 2017 avant impôts s’élève à un peu plus de 106.000 € avant impôt, selon une étude de la caisse de retraite CARCDSF. Mais la profession se plaint toujours d’une prise en charge trop faible des soins conservateurs par la sécurité sociale. D’où la tentation de multiplier les couronnes et les implants plus rentables, mais aussi de maximiser les gains. Les soins dentaires représentent plus de 10,6 milliards d’euros chaque année en France.

« Bonjour, donnez-moi votre carte de mutuelle » Cette demande est très fréquente dès l’arrivée au cabinet. Elle cache souvent une pratique abusive, celle d’ajuster ses tarifs en fonction du remboursement de la mutuelle. « Cette pratique est interdite par le code de la santé, explique la responsable du service de contrôle d’une mutuelle. On estime pourtant que plus de la moitié des professionnels le font. »

Autre abus fréquent, pour maximiser ses honoraires et obtenir un reste à charge zéro ou très faible pour le patient, certains dentistes vont puiser dans toutes les lignes de remboursement possibles. « Il n’a que l’embarras du choix puisqu’il y a près de 700 actes dentaires différents dans la nomenclature des soins, explique un dentiste consultant au sein d’une mutuelle. D’autant plus qu’il est parfois difficile d’établir la véracité d’un acte médical

Une minorité va encore plus loin avec des pratiques qui relèvent de l’escroquerie. Parfois le dentiste et le patient sont complices, parfois le praticien facture des soins à l’insu de ses patients. « Le problème de base, ce sont les implants, explique un enquêteur d’une assurance. Car c’est là qu’on gagne le plus d’argent. On voit des dentistes qui font adhérer à deux mutuelles pour être bien remboursé, et ils leur disent d’envoyer l’intégralité de la facture aux deux, ce qui est interdit. » Certains l’ont fait avec quatre, cinq contrats.

Autre arnaque, un homme s’est fait rembourser pas moins de 300 couronnes et 400 inlay-core, les supports pour les couronnes, toutes facturées par le même praticien. Il a touché 60.000 € de la sécurité sociale et 197.000 € d’une mutuelle en dix mois.

Dernier exemple en date : une fraude communautaire. Un réseau de Français installés en Israël se fait rembourser des soins réalisés sur place par la Sécurité sociale française et les mutuelles, avec la complicité de praticiens de la communauté en France. La mécanique est parfaitement huilée : le praticien français souscrit des garanties auprès des mutuelles pour des personnes vivant en Israël. Pour ce faire, il possède une copie de la carte vitale et gère même des boites mails des adhérents aux mutuelles ! En accord avec le confrère israélien qui lui donne les éléments sur le traitement réalisé, le dentiste français facture des soins en France, télétransmet au régime obligatoire et gère les remboursements de la mutuelle.

« C’est un dossier tentaculaire, explique un enquêteur qui suit ce dossier. On est dans des réseaux comme pour les fraudes du Sentier ou l’escroquerie à la taxe carbone. »

Plus surprenant, la profession se bat pour freiner les contrôles des assurances santé et mutuelles. En raison du secret médical, certaines ont embauché des chirurgiens-dentistes consultants pour pouvoir accéder au dossier du patient.

Une décision vécue comme une déclaration de guerre. Dans un éditorial au vitriol, Thierry Soulie, le président de la confédération Chirurgiens-Dentistes de France, dénonce « des chirurgiens-dentistes dit consultants qui auraient tendance à demander que leur soit fourni en amont de la réalisation des plan de traitement et des radiographies pré-opératoires. » Et d’ajouter : « La loi oblige à rembourser, sans que cela soit conditionné au dévoilement d’informations médicales indues. La plupart des complémentaires respectent ce droit au remboursement du patient. Mais d’autres contournent allègrement cette règle en conditionnant les remboursements à la fourniture par les patients à des chirurgiens-dentistes consultants. »

Ophtalmo et opticiens en eaux troubles

Les soins visuels représentent 9,6 milliards d’euros, selon un rapport de la Cour des comptes de 2018. Ils sont en progression constante. Et le budget français de l’optique est supérieur de 50 % à la moyenne européenne ! Le montant des dépassements d’honoraires des ophtalmos ont augmenté de 24,7 % entre 2010 et 2016 ! La France se situe aussi dans la moyenne haute de l’Union Européenne pour ce qui est le prix des lunettes. Leur prix moyen (verre et monture) est de 316 € pour un équipement unifocal et de 613 € s’il est multifocal. Les lunettes à verre progressifs coûtent, elle, 570 € en moyenne contre 280 € au Royaume-Unis ! Pourtant l’opticien n’est pas à plaindre côté marge. En moyenne, une paire vendue 470 euros aura été achetée 118 euros au fabricant, soit une marge brute de 233% ! La Cour dénonce « un fonctionnement du marché de l’optique opaque et insuffisamment concurrentiel ».

Selon une étude de l’association de consommateur UFC Que choisir qui a envoyé des clients mystère dans des boutiques, un opticien sur cinq frauderait en surfacturant sa prestation aux mutuelles. L’astuce est simple : gonfler le prix facturé sur les verres et baisser celui de la monture pour optimiser le remboursement. L’association estime que ces fraudes s'élèvent à 142 millions d'euros, un montant que les complémentaires santé répercutent naturellement sur leurs cotisations. Ces dernières ont augmenté de 38% entre 2006 et 2013. Au final, c’est l'assuré qui paye…

« On déplore aussi de vraies escroqueries, raconte un responsable du service de contrôle d’une mutuelle. Nous avons constaté la facturation de prestations fictives à partir de numéro de régularisation fournis par la sécurité sociale. Un praticien reçoit un numéro de sécurité provisoire destiné à régulariser la situation d’un patient. Il utilise ensuite ce numéro pour facturer d’autres soins. On a eu aussi la surprise de voir des demandes de remboursement de lunettes pour des militaires pendant qu’ils étaient en opération extérieure. »

Quelques opticiens organisent carrément l’opacité pour pouvoir facturer des prestations fictives. Pour vérifier la réalité d’une prestation, les mutuelles demandent parfois la facture du verrier. Qu’à cela ne tienne ! Certains ont créé une entreprise de verrerie. « Dans ce cas, c’est vraiment difficile d’avoir un contrôle sur la réalité de la fourniture », explique un contrôleur sous couvert de l’anonymat. Une enquête sur un important réseau suspecté d’escroquerie est en cours.

Les radiologues : y a pas photo !

C’est la profession parmi les mieux payées des médecins libéraux. Un cabinet de radiologie réalise en moyenne chaque année un bénéfice net approximatif de 190 000 € après déduction de ses frais professionnels (chiffre 2017). Mais depuis 2007, les tarifs des actes de radiologie et d'imagerie médicale diminuent chaque année, alors certains n’hésitent pas à tirer sur la corde.

« Je suis désolé, on ne pourra pas faire les deux échographies le même jour. » Voilà les propos de praticiens entendus par une patiente que Reflets a rencontrée. Et elle n’est pas la seule d’après notre enquête. Devant son insistance, le radiologue a fini par accepter… à condition de mettre une date postérieure sur la seconde facture. Pourquoi cette pratique ? « Parce que le deuxième acte pratiqué sur un patient dans la même journée est décôté de 50 % par la sécurité sociale », explique le président de la Fédération nationale des radiologues, tout en dénonçant les pratiques abusives de certains de ses confrères.

Certains kinés ont la main lourde

Selon la convention nationale signée entre les kinés et l’assurance maladie en 2007, les dépassements d’honoraires doivent être fixés « avec tact et mesure » et surtout ne peuvent être pratiqués qu’en cas de « circonstances exceptionnelles liées aux exigences du patient » : rendez-vous en dehors des horaires d’ouverture ou séance à domicile non justifiée. En fonction des contrats, le dépassement peut être pris en charge par la complémentaire. Pourtant plus de deux tiers des kinés parisiens facturent des dépassements d’honoraires, de l’ordre de 5 à 8 € en moyenne. La Caisse primaire d’assurance maladie a envoyé un courrier sommant les 800 plus gros « dépasseurs » de changer leurs pratiques. Pour leur défense, les praticiens affirment que, si la majorité des kinés appliquent des dépassements, plus de la moitié des actes, au total, sont réalisés au tarif sécu à un prix qui n’a pas évolué depuis longtemps. Ils pointent aussi le prix de l’immobilier.

D’autres tours de passe-passe sont utilisés par des praticiens indélicats. « Chez moi, la séance est technique, j’utilise du matériel perfectionné, donc elles comptent double. » Au lieu des vingt prescrites, il n’en a reçu que dix, racontent un patient. Certains kinés jonglent aussi avec deux ou trois clients installés dans des box voisins. Installation de poids, utilisation de machine à ultra-son, le praticien est finalement peu présent auprès du malade. Un bon moyen de faire exploser le nombre de consultations et la rentabilité du cabinet. Plusieurs se sont enfin fait prendre la main dans le sac pour avoir falsifié des ordonnances et utilisé abusivement le numéro de la carte vitale de patients pour facturer des séances fictives.

Chirurgie : c’est cousu de fils blanc

Les abus ne manquent pas non plus dans le secteur de la chirurgie. La chirurgie de l'obésité est un bon exemple. Plus de 450.000 interventions de chirurgie bariatrique ont été pratiquées entre 2006 et 2017. Chaque année, leur nombre augmente. Pourtant, elle ne doit être envisagée – et est remboursée par la sécu - qu'en cas d’indice de masse corporelle (IMC) supérieur à 40 ou supérieur à 35 et associé à des complications telles que le diabète ou l'hypertension). Une des pratique est la Sleeve, c’est-à-dire l’ablation de 2/3 de l’estomac. Mais il y a de la demande. Alors des chirurgiens peu scrupuleux n’hésitent pas à rajouter quelques kilos au poids du patient ou à leur demander de grossir pour atteinte l’IMC permettant une prise en charge sécu. Pourtant, le recours à la chirurgie bariatrique est loin d’être sans risque.

L’ablation de la prostate est aussi pratiquée sans discrimination, surtout par appât du gain. De récents travaux ont montré que le nombre de prostatectomies varie énormément selon les départements (de 31 à 132 pour 100.000 hommes de plus de 40 ans). Surtout il est lié de manière significative à la densité de médecins urologues et au poids de l’offre de soins hospitaliers. Autrement dit, les opérations continuent de faire tourner la machine…

Les cliniques… niquent la sécu et les assurances

Selon les chiffres de la Fédération de l'hospitalisation privée (FHP), un quart des mille cliniques de France était en situation de déficit en 2018. Ceci explique sans doute les stratégies parfois abusives mises en place par nombre d’entre elles pour maximiser les rentrées d’argent. Une étude de la répression des fraudes de 2018 constate que la moitié des cliniques privées feraient des facturations indues.

Ainsi les groupes de cliniques privées ont créé des postes de « cotateur », souvent des anciens médecins, chargés de coter les actes médicaux dans les services dans le cadre de la tarification à l’activité des soins. « Le but est de siphonner la sécu au maximum, explique un chef de service sous couvert de l’anonymat. Ils sont même assistés d’un logiciel qui, quand on entre un acte, leur propose immédiatement des cotations associées. Comme il est difficile de vérifier la réalité de certains soins, c’est la porte ouverte à tous les abus. »

Un levier sensible pour faire de l’argent est la chambre seule. Théoriquement, elle ne peut être facturée que si le patient en fait la demande par écrit. Si on est placé dans une chambre seul sans l’avoir demandé, c’est gratuit.

Tout l’enjeu est que le patient signe cette demande, c’est très rentable. Elles peuvent pour cela compter sur l’aide d’une nouvelle profession, les conciergeries d’hôpital. L’une d’elle, Happyal, est particulièrement pointée du doigt. Elle est suspectée d’intrusions dans les chambres de patients parfois vulnérables et de facturations abusives.

Car Happytal se rémunère aussi en prenant un pourcentage sur chaque chambre qu’elle arrive à placer. La direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) dit avoir été « saisie par des consommateurs sur les pratiques de cette société, et a en conséquence déjà diligenté des contrôles, ayant entraîné des suites administratives », ajoutant que « les contrôles se poursuivent. »

Certaines cliniques (et même des hôpitaux publics…) vont plus loin inventant des prestations fictives. « En faisant des contrôle de satisfaction de nos adhérents, nous nous sommes aperçus que des cliniques facturent parfois des chambres seules à des patients qui n’en ont pas bénéficié, raconte un contrôleur d’une mutuelle. C’est le même constat pour la location de téléviseur ou l’accès à internet. »

Transports sanitaires : ça roule pour eux !

Chaque année, plus de cinq millions de patients utilisent un taxi ou une ambulance pour se rendre à un rendez-vous médical. Et la facture des transports sanitaires ne cesse de grimper : en dix ans, elle est passée de 2,3 à 4 milliards d'euros par an. Selon la Cour des Comptes, les prescriptions de transport injustifiées coûtent pas moins de 220 millions d'euros par an. Les professionnels du secteur ne sont pas seuls en cause : certains médecins les accordent facilement ou prescrivent une ambulance alors qu’un véhicule sanitaire léger (VSL) suffirait.

Les grands gagnants de ce système sont aussi les taxis. La part des dépenses de ces derniers est passée de 24% à 39% en dix ans. Pourtant, un trajet en taxi est facturé 25% plus cher à la Sécu qu'un trajet en VSL, car ils peuvent facturer, en plus du prix de la course, l'approche, le temps d'attente devant l'hôpital et le retour à vide. Dans les zones rurales, le transport de malades représente 90 à 95% de l'activité des chauffeurs de taxis. Profitant de cet effet d’aubaine, des sociétés d’ambulance ont aussi créé des sociétés de taxi pour mieux rentabiliser leur VSL.

La profession comporte aussi son lot de fraudeurs : les arnaques les plus fréquentes consistent à gonfler le kilométrage ou à facturer indûment des transports au titre d’une affectation de longue durée, ce qui permet une prise en charge à 100%. Des ambulanciers de Lesparre-Medoc se sont fait prendre alors qu’ils facturaient des transports au tarif ambulance alors qu’ils utilisaient un VSL. Gain : 1 million d’euros en 5 ans. D’autres ont été plus loin encore : ils ont utilisé des bons de transport tamponnés volés dans un hôpital.

Les labos se dorent la pilule

En matière de prix du médicament, la France est dans le bas de la fourchette européenne. Selon le Leem, la fédération des entreprises du médicament, le total des baisses de prix effectives a atteint 5 milliards d’euros sur les cinq dernières années. C’est ce qui explique en partie la problématique actuelle de pénurie qui concerne plus de 800 molécules. Le Leem demande au gouvernement d’appliquer un moratoire sur les baisses de prix des médicaments dans le plan de financement de la sécu pour 2020. « Un moratoire constituerait une mesure de cohérence pour faciliter le déploiement du nouveau dispositif en favorisant la constitution des stocks de sécurité », souligne Frédéric Collet, Président du Leem. « Les labos abusent. Ils exercent un véritable chantage en liant moratoire sur la baisse des prix des médicaments et la fin des pénuries », s’étrangle Yann Mazens, de France Assos Santé.

Pourtant nous étions prévenus. L’ex PDG du laboratoire Pfizer a eu ces mots : « C’est une illusion de croire que notre industrie ou tout autre industrie, fixe le prix d’un produit de manière à recouvrer les frais de recherche et développement. » En clair, l’objectif est de maximiser les profits et les prix demandés par les labos sont ceux que le système de santé de chaque pays sont prêts à payer.

Cela se ressent particulièrement pour les nouveaux médicaments. « Il y a une escalade vertigineuse des prix, notamment pour les anticancéreux et les thérapies géniques, regrette Pierre Chirac, de la revue Prescrire. Le Zolgensma qui permet de traiter l’amyotrophie spinale a atteint le prix stratosphérique de 1,9 million de dollars. Et il arrive en Europe. A quel prix ? » Le scandale est que beaucoup de médicaments sont développés avec de l’argent public et du Généthon. « Pour le Zolgensma, une start-up a racheté les droits de ce médicament qui avait été conçu par les chercheurs de l’hôpital Necker et le CNRS. Ils ont fait un essai clinique de confirmation et ont revendu le traitement huit milliards à Novartis ! »

Une autre règle facilite l’explosion des prix. Pour les nouvelles molécules, le laboratoire peut obtenir une autorisation temporaire d’utilisation (ATU) où il fixe un prix libre. « Il est évidemment très élevé, et quand le médicament obtient son autorisation de mise sur le marché (AMM), le prix est renégocié à la baisse, explique Yann Mazens. Mais il est si élevé au départ que c’est une fausse victoire. Pour une molécule contre l’hépatite C, on est passé de 56.000 € le traitement en ATU à 41.000 € après. Ca reste hors de prix. »

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