Journal d'investigation en ligne et d'information‑hacking
par Jacques Duplessy

S'enrichir sans rien produire

Bienvenue dans le monde de l'argent fou

Argent déconnecté de la production de valeur, argent produit par des algorithmes, argent du foot, fortune assises sur le cirque des réseaux sociaux. Petit panorama du pognon de dingue...

Ryan Kaji - Copie d'écran - Youtube

Les réseaux sociaux font recettes

YouTube, Instagram et téléréalité… les réseaux sociaux ont amené leur cortège d’influenceurs avec leur millions de « followers » qui placent des produits à longueur de photo et vidéo. Ils profitent aussi de la bêtise de leurs fans pour vendre un tas de chose à un prix exorbitant.

Le numéro 1 mondial des recettes est un Américain âgé de huit ans. Ryan Kaji, de son vrai nom Ryan Guan, a gagné 26 millions de dollars en 2019. L’année précédente, il avait gagné seulement 22 millions, selon la revue Forbes qui tient le palmarès annuel des Youtubeurs les plus friqués. Dans la plupart des vidéos, on le voit simplement déballer des cadeaux et s’amuser avec avec ses nouveaux jouets. Le tout, bien sûr, sponsorisé par des fabricants de joujoux. La chaîne a été lancée par ses parents, alors que Ryan n’avait que trois ans… Depuis sa création, elle approche les 35 milliards de vues. La chaîne de supermarché Walmart a lancé mi-2019 une brosse à dent et un dentifrice a son nom. Pour adoucir le côté pub critiqué par des associations de protection des consommateurs, ses parents produisent désormais aussi des vidéos éducatives dont la qualité est parfaitement discutable. LA récente vidéo sur la manière dont se forment les tsunamis à grands coups de hurlements de la maman de Ryan est particulièrement épuisante.

A la deuxième place du podium, on trouve la chaîne Dude perfect. Les jeunes qui la produisent réalisent « des vidéos truquées de tous vos sports préférés ». On les voit faire des paniers de basket improbables, de tirs de pistolets pour enfants Nerf, des points en football américain ou récupérer un frisbee au volant d’une voiture décapotable. Tout cela pour le modique gain de 20 millions d’euros par an.

Dude Perfect
Dude Perfect

La troisième marche est occupée par une Russe de cinq ans, avec un pactole de « seulement » 18 millions. Ses chaînes « Like Nastya Vlog » et « Funny Stacy » comptent 107 millions d'abonnés et 42 milliards de vues ! Là encore, jeux et ballades au programme. Nastya a signé des contrats de sponsoring avec Danone et Legoland. Elle devrait lancer sa ligne de jouets prochainement. La famille vient de quitter la Russie pour la Floride. Cette course effrénée au nombre de vues pour gagner de l’argent et trouver ses sponsors n’est pas sans poser d’une façon nouvelle la question du travail des enfants. Des psychologues s’inquiète aussi des conséquences pour ces petits, vaches à lait de leurs parents.

La France n’est pas à l’écart de ce phénomène. Jessica Thivenin (5 millions d’abonnés sur Instagram) et Thibaut Garcia (3,5 millions sur Instagram), deux ex-stars de la télé réalité « Les Marseillais », gagnent près de 200 K€ par mois. Ils ont lancé une marque de blanchiment dentaire « B Bryance » et font du placement de produits (montres, vêtements, promotion du pari sportif) en direction de leurs abonnés. Ils ont décidé de s’expatrier à Dubaï. Autre influenceuse Instagram, Mélanie Martial, revendique un gain de 80.000 €/mois grâce à du placement de produits. Elle fait notamment la promotion de... B Bryance.

Autre poule aux œufs d’or, le drop shipping. On profite de sa notoriété pour revendre des produits. Rien d’interdit si l’article est revendu jusqu’à 3 fois sa valeur. Mais une rapide enquête sur Internet montre que certains abusent. Des babioles bas de gamme vendus quelques euros sur Ali Express, une filiale de vente en ligne du chinois Ali Baba, sont revendus jusqu’à plus de 10 fois leur prix ! Un diffuseur d’huile essentielle acheté 5 € se retrouve à 80 € ! Un aspirateur à boutons pour les ados, d’une valeur de 4 à 8 € a été vu à un prix de 60 à 80 €. Ou comment prendre ses fans pour des pigeons...

L'argent foot

Au trois première place du classement des sportifs les mieux payés au monde en 2019, on trouve trois footballer : Lionel Messi, Cristiano Ronaldo, et Neymar. Avec respectivement 112,5 M€, 97 et 93 M€, soit entre 5095 et 6163 SMIC annuels...

Ces stars sont surtout devenues des marques. Cristiano Ronaldo gagne plus d’argent sur Instagram qu’en jouant au foot ! Selon une étude, le Portugais a gagné près de 43 millions d'euros sur les douze derniers mois grâce à des publications sponsorisées. Alors qu'il ne perçoit « que » 30 millions d'euros par an jouer au football. Une marque qui souhaite poster une photo sur son compte suivi par 186 millions de passionnés doit débourser 900.000 €. Selon une étude réalisée par Forbes, la valeur 2019 de la marque « Cristiano Ronaldo » est de 26 millions d'euros. Celle de Lionel Messi,18 millions d'euros.

Que dire aussi du prix des transferts dont le nombre de zéro fait tourner les têtes ? En allongeant la faramineuse somme de 222 millions d’euros pour s’adjuger le transfert du joueur brésilien Neymar du FC Barcelone, le Paris Saint-Germain, détenu par le Qatar, a marqué un record historique. Le prodige français Kylian Mbappé (21 ans) est son dauphin avec un coût de transfert du club de Monaco vers le PSG (encore lui !) compris entre 135 et 145 millions d’euros en 2017.

Comment expliquer ce phénomène, cet argent qui coule à flot, déconnecté de toute réalité ? L’engagement d’États à la recherche de « soft power » explique en partie cette explosion. Le Qatar possède aujourd’hui le PSG, les Émirats arabes unis mais aussi la Chine contrôlent Manchester City. Notons que la Chine a aussi investi dans des petits clubs de Ligue 2 français, Auxerre et Sochaux. Des milliardaires ont aussi investi des sommes faramineuses dans le foot.

Posséder un club de foot, ce n’est pas, d’abord, en vue d’une rentabilité financière, sauf pour les très gros clubs de premier plan qui bénéficient de revenus très importants avec les droits télé. Les États s’en servent pour leur image en captant la lumière sur quelque chose qui apparaît comme fédérateur et pour tisser des réseaux d’influence, des milliardaires pour favoriser leur business ou booster leur carrière politique. Ainsi le Cheikh Hamad ben Khalifa Al Thani (Qatar) a acheté le club de Malaga, financièrement mal en point pour se placer sur un gros projet immobilier et la construction du nouveau port de la ville. Berlusconi a utilisé le Milan AC pour sa trajectoire politique.

Quand le goût du lucre rend la finance folle

Les financiers ont-ils tenu compte de la crise de 2008 avec son lot de produits structurés et d’emprunts toxiques ? « Un peu », selon un « banquier repenti » qui a accepté de témoigner pour Reflets, sous couvert d’anonymat et qui estime que les produits financiers sont plus contrôlés qu’en 2008.

Un produit financier complexe, c’est un placement dont le rendement est indexé sur un indice d’action ou des actions, avec de nombreuses conditions. Par exemple, le contrat stipule : « Si l’indice du CAC 40 atteint telle côte et que le taux moyen du Franc Suisse reste compris entre tel et tel pourcentage sur la période et que etc etc », vous avez un rendement garanti de 5 ou 6 % par an. Voilà le genre de produits miracles qu’on propose encore, alors que les taux d’intérêt sont au plus bas…

« Les simulations proposées au client sont correcte, mais elles reposent sur le passé… qui ne préjuge pas de l’avenir. Donc on a une probabilité au sens mathématique du terme que le contrat soit gagnant. Mais sinon, on peut perdre une bonne partie de son capital », estime cet ancien banquier.

Mairie, hôpitaux… ont été vacciné après la crise de 2008. Mais ce type de produits à risque reste proposé aux particuliers et aux institutionnels, les caisses de retraite par exemple. « Le problème, explique notre banquier repenti, c’est que les particuliers croient comprendre le système et qu’ils estiment qu’ils sont certains de gagner. Quand aux petites caisses de retraites, elles ne sont absolument pas outillées pour analyser ces produits dérivés complexes. Finalement, elles ne comprennent pas ce qu’elles signent… Désormais les banquiers font très attention : ils font signer aux clients des tas de formulaires où ils reconnaissent bien comprendre le type de produit et le risque. Après, si le client perd de l’argent, ils s’en lavent les mains. »

Les banques sont d’autant plus sereines qu’elles font un gain certain sur chaque opération. Elle vendent le produit au client un peu plus cher que sa valeur d’achat, et elles se couvrent en achetant le jour même le produit pour leur client. Ces produits structurés complexes pourraient nous réserver encore de bien mauvaises surprises en cas de nouvelle crise, notamment chez les acteurs institutionnels.

Un autre concept financier est très dangereux : la vente à découvert. On vend des actions qu’on n’a pas en espérant accentuer la chute du cours de bourse. Si on a vu juste, il peut racheter le titre au comptant (lorsque son prix a diminué) et empocher la différence. « Ça aggrave la chute, ce type d’ordre de bourse fonctionne comme un effet autoréalisateur. Donc des secteurs en difficulté voient leur difficulté s’accroître par cette forme de spéculation, explique Eric Vernier, maire de conférence à l’Université du Littoral Côte d’Opale (Ulco). L’autre risque est que quand on perd, il faut avoir les moyens de payer. Dans le cas de marché à terme, il suffit d’avoir 20 % de la somme en garantie. Donc si on perd, il faut trouver les 80 % ! On sait que des assureurs ont des positions compliquées. On ne pourrait pas payer toutes les assurances vie si les personnes les réclamaient. »

Le high frequency trading : les micro-secondes de la fortune

S’il y a bien une chose que l’on ne peut pas retirer aux banquiers, c’est leur inventivité. Lancé au début des années 2000, le high frequency trading (HFT) permet de faire de l’argent en jouant sur le décalage des ordres d’achats et de vente. Car il y a un laps de temps entre les ordres d'achats et de vente et leur exécution par les opérateurs boursiers. Le but du HFT est donc de s'intercaler dans ce laps de temps pour appliquer une stratégie gagnante complexe d'ordres de vente et d'achat. Pour pouvoir s'exécuter très rapidement, les sociétés financières qui pratiquent le HFT doivent disposer d'une infrastructure particulière pour pouvoir passer des ordres sur les marchés à des vitesses se comptant en microsecondes (un millionième de seconde). C’est l'algorithme le plus rapide génère alors un profit. « On achète et on vend à une vitesse telle que l’on peut générer quasiment à coup sûr des petits bénéfices sur chaque transaction. Et comme c’est récurrent, mis bout à bout, ça fait des millions et des millions. Le premier qui commet une erreur sur un marché est immédiatement sanctionné car ces programmes informatiques réagissent bien plus vite que des hommes », explique un banquier sous couvert de l’anonymat. Jeudi 6 mai 2010, la bourse de New York a dévissé de 9% en séance. Ce mini-crash serait dû - ou aurait été amplifié suivant certaines explications - aux algorithmes des opérateurs de HFT. Tout est à mettre au conditionnel, car personne n’a compris ce qui s’était réellement passé. Pas même la Securities and Exchange Commission (SEC) qui est censée surveiller et encadrer les activités boursières. Malgré cela, pas grand-chose n’a été fait pour la régulation du high frequency trading.

Une étude canadienne de 2016 dévoile que le HFT représenterait environ la moitié du volume des transactions financières aux Etats-Unis et 35 % de ce volume en Europe. Les revenus des firmes de high frequency trading se situeraient autour de 5 milliards de dollars par an sur l’ensemble des marchés mondiaux, dont 1,3 milliard aux États-Unis.

Le HFT pose des questions de sécurité et éthiques. Jean-Pierre Jouyet, alors président de l’Autorité des marchés financiers (AMF), a estimé le 5 octobre 2011 qu’il était « quasiment impossible de démontrer d’éventuelles manipulations de cours liées au High frequency trading du fait de sa structure opaque et des manques de données durablement exploitables via le carnet d’ordres. » Les sénateurs français ont envisagé une taxe pour freiner cette forme de spéculation. Un amendement visant à taxer les transactions haute fréquence a été voté par le Sénat le 18 novembre 2011, puis rejeté par le gouvernement Fillon.

Le HFT a cette particularité qu’il donne un coup de canif terrible dans l’une des idées reçues courantes : les marchés seraient transparents. L’une des méthodes du HFT consiste à débusquer les gros ordres (icebergs dans le jargon financier) fractionnés en petits pour tenter de passer inaperçus et ne pas brusquer les cours. Cette méthode permet en outre de tester –par exemple- les intentions des acheteurs. En envoyant en quelques microsecondes des ordres de vente à un cours X, Y et Z (croissant), on peut repérer le montant maximal qu’un acheteur est prêt à payer. Il suffit alors de révoquer ces offres en quelques microsecondes et de vendre au cours le plus haut accepté. Plus légèrement, on peut mesurer le degré d’agressivité des pratiques de High Frequency Trading à la lecture des petits noms des logiciels qui lui son liés. Les outils développés par les banques pour le HFT ont des noms amicaux comme Sniper, Guerilla (Crédit Suisse), Ambush et Razor (embuscade et rasoir) pour Bank of America ou encore Dagger (poignard) pour Citigroup… Il est très sympa ce capitalisme à l’heure des machines.

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