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par François Nenin

Rio-Paris : le procès des intouchables

Le crash de l’Airbus d’Air France avait fait 228 morts

Alors que les premiers juges d’instruction avaient d’abord ordonné un non-lieu en faveur d’Air France et d’Airbus, les deux géants de l’aéronautique sont finalement renvoyés en correctionnelle. Revoici donc le crash du 1er juin 2009 sous le feu de la justice... mais treize ans plus tard. Explications.

Un procès qui s'annonce difficile et douloureux - © Reflets

« Putain, on va taper, c’est pas vrai ! » : même avec les sons de la boite noire transcrivant la terreur glacée des pilotes, les alarmes, les reconstitutions sur écran et en dépit de nombreuses expertises, pourra-t-on un jour mesurer ce qui s’est réellement passé dans la nuit du 31 mai au 1er juin 2009 ?

Rappel des faits : Vers 2 heures du matin l’Airbus A 330 d’Air France qui relie Rio à Paris s’échoue dans la mer après 4 minutes d’une lente descente à plat. Aux dires des spécialistes, les passagers n’auraient pas même senti venir l’inéluctable. Les sondes Pitot, ces petits instruments fixés sur l’appareil et censés renvoyer un précieux paramètre de vol (la vitesse), viennent de geler en haute altitude. La réalité de la situation échappe aux pilotes qui assistent sans comprendre à la chute inexorable de l’avion vers l’Océan. Paniqués, ils n’identifient même pas l’alarme dite « Stall », celle qui annonce l’approche du décrochage. 228 personnes vont périr dans l’accident.

Le procès qui doit durer deux mois a démarré sous une très vive tension : il faut dire que les familles de victimes sont en quête de vérité depuis treize ans. Après un non-lieu jugé inacceptable en 2019, puis un renvoi en correctionnelle d’Air France, c’est aujourd’hui de l’implication conjointe de la compagnie et du constructeur Airbus qui va-t-être examinée par la justice.

Palais de Justice de Paris - © Reflets
Palais de Justice de Paris - © Reflets

Une amende dérisoire

Le temps semble si long que certains proches des victimes sont aujourd’hui eux même décédés. Dans la salle d’audience du nouveau tribunal de Paris, les familles clament leur désespoir face aux deux prévenus : Anne Rigail, directrice générale d’Air France et Guillaume Faury, président exécutif d’Airbus. On pressent immédiatement les alliances implicites qui existent dans ce procès triangulaire. De facto, la compagnie Air France est à la fois assise sur le banc des accusées et celui des victimes : douze membres d’équipages ont perdu la vie. De quoi lui permettre d’initier un dialogue avec l’association Entraide et solidarité qui représente les 73 victimes françaises.

Ophélie Touillou, membre de la famille d’un victime. - © Reflets
Ophélie Touillou, membre de la famille d’un victime. - © Reflets

Certains membres de ces familles n’en veulent pas à la compagnie. Car il est aussi question d’humanité dans ce procès qui se veut nécessairement très technique. C’est ce qu’a annoncé en substance la juge Sylvie Daunis, habituée des procès à fortes charges émotionnelles, comme cela a été le cas avec le Mediator. Danièle Lamy, la présidente de l’association, a perdu son fils dans le crash ; elle loue l’attitude de la compagnie nationale qui a emmené les familles à Rio pour visualiser le dernier endroit survolé par leurs proches, et a aménagé une stèle. Mais en revanche elle fustige Airbus « qui n’a jamais envoyé un message de compassion » .

Ainsi, Guillaume Faury sera pris à partie dans la salle pour ce qui apparait comme du mépris. Emu, certes, mais aussi très maladroit, il évoque la perte de proches et d’amis dans d’autres accidents aériens. Il se targue de faire voler 5 millions de personnes dans le monde sans incidents. Les deux prévenus demandent la relaxe, niant ainsi toute responsabilité en tant que personne morale et réfutant l’accusation d’homicide involontaire. S’ils sont reconnus coupables, leurs entreprises respectives encourent une amende de 225.000 euros. Une somme équivalente à 0,1% du prix d’un Airbus A 330... Dérisoire.

Des pilotes avaient rapporté plusieurs incidents de défaillances des sondes des Airbus A 330 mais personne n'avait réagi... jusqu'au crash. - Photothèque air France
Des pilotes avaient rapporté plusieurs incidents de défaillances des sondes des Airbus A 330 mais personne n'avait réagi... jusqu'au crash. - Photothèque air France

Mais l’enjeu est ailleurs pour ces deux géants de l’aéronautique. La question de l'image est bien plus importante que le montant d’une potentielle amende. Ce n’est hélas pas la première fois que ces frères ennemis se rencontrent face à une drame aérien ; avant Rio, il y a eu le procès du crash du Mont Sainte-Odile en 2008 , l’accident d’Habsheim en 1996. A chaque fois, face à la douleur des victimes, les deux firmes se sont l’une et l’autre renvoyées les responsabilités.

Ainsi pour le Mont Sainte-Odile, 18ans après l'accident, la cour de cassation avait confirmé l'absence de fautifs. Quant au crash d'Habsheim, c'est le pilote qui a été condamné.

La sécurité des vols jugée défaillante

Du côté d’Air France, c’est la sécurité des vols, jugée trop souvent défaillante, qui est au centre des débats : formation trop courte des pilotes, manque d’entrainement au pilotage manuel, non respect des procédures (comme le dénonçait un rapport du Bureau Enquêtes Analyses (BEA) en aout dernier, surconfiance globale, gestion bureaucratique des incidents…

Le constructeur Airbus est lui visé pour l’équipement de sondes Pitot Thalès défectueuses mais aussi pour ses choix conceptuels d’avions ultra informatisés, bourrés d’assistance et dotés de commandes de vol électriques. Des principes en totale opposition avec la philosophie de son challenger Boeing longtemps adepte des commandes de vol mécaniques.

Les ingénieurs d’Airbus relègueraient-ils alors les pilotes au rang de singes savants ? Mal formés, ou dépassés par les lois informatiques, ces derniers peuvent-ils être « piégés » par une machine à la fois simple d’utilisation mais en réalité très complexe ? Car le credo d’Airbus consiste à mettre en vol des avions « clefs en main » réclamant un volume de formation réduit au strict minimum. Lors de la sortie de l’Airbus A 320 à la fin des années 80, l’étrange slogan lancé par son concepteur Bernard Ziegler était : « Même ma concierge pourrait le piloter » . Un avion facile à piloter, au point que le classique manche à balai se voyait remplacé par une sorte de joystick, d’où le surnom de « pilotes Nintendo »…

« L’accident aurait pu être évité si le pilote le plus expérimenté n’était pas allé dormir ». Hubert Arnould, expert

Cette première partie du procès à été consacrée aux explications du collège initial de cinq experts désigné par la justice. Pilotes instructeurs et ingénieurs avaient cosigné un rapport désignant LE coupable principal: les sondes Pitot. Pour autant ils pointaient malgré tout des facteurs contributifs, comme la mauvaise réaction de l’équipage. Si la justice retient cette analyse incriminant les sondes, Air France et Airbus peuvent être condamnées pour avoir omis de changer ces instruments à 5000 €, alors même que de nombreux incidents avaient été signalés par des pilotes de plusieurs compagnies. Air Caraïbes les avaient notamment changées après que deux pilotes se soient fait une belle frayeur en aout 2008, c'est-à-dire moins d’un an avant le drame. De plus cette compagnie avait rendu public l’incident

En creux cette question : comment l’administration de la direction générale de l’aviation civile, alors que le Bureau Enquêtes Analyses avait eu connaissance de ces retours d’expériences, a-t'elle pu minorer le caractère potentiellement catastrophique de cette panne ? Ces instances auront à s’exprimer prochainement. Mais dès la première semaine, coup de théâtre : l’un des experts, Hubert Arnould, un ingénieur qui a travaillé cinq ans pour Airbus de 1985 à 1990 et qui a cosigné le premier rapport du collège désigné par la justice, se désolidarise du rapport accusant prioritairement les sondes. Il charge plus directement les copilotes qui auraient paniqué, et le commandant de bord qui s'est absenté: « l’accident aurait pu être évité si le pilote le plus expérimenté n’était pas allé dormir » . Un commandant de bord qui, sur cette escale de Rio très prisée, aurait vraisemblablement très peu dormi la veille.

Quand la presse monte à bord

Peu de journalistes suivent ce qui demeure le plus grand accident d’Air France. Certes, le drame est ancien, ce qui atténue forcément son impact émotionnel auprès de la population. La presse est-elle frileuse face à deux mastodontes, Air France et Airbus qui sont à la fois de gros annonceurs et, pour la compagnie aérienne, un gros acheteur de titres pour la distribution dans les avions ? Par ailleurs, le groupe Lagardere, actionnaire d’EADS-Airbus a longtemps détenu Europe 1, Paris Match, le Journal du Dimanche, Virgin Radio, et RFM. En 2020, le groupe Vivendi acquiert les titres de presse, avec à sa tête un certain Vincent Bolloré. En juin 2022, Airbus confie la logistique mondiale de ses pièces détachées (un secteur stratégique) à La société SDV… une filiale de Bolloré Logistics. Peut-on voir ici les prémices d’une forme d’entre-soi et de collusion médias-industrie préjudiciable à la liberté de la presse ?

De son côté, la compagnie tricolore s’est imposée comme le plus gros client de certains journaux à qui elle verse des millions d’euros chaque année. Le Monde diffusait ainsi à bord 25 000 exemplaires papier chaque jour, soit un budget annuel de 7.5 millions d’euros. En 2011, le magazine Telerama s’interrogeait : « Dans ce contexte, les journalistes peuvent-ils traiter en toute sérénité de l'actualité d'Air France, premier client de leur journal, plutôt chargée ces derniers mois avec le crash du vol Rio-Paris en juin 2009, des résultats financiers en berne.. ? » . Le dossier de la sécurité des vols à Air France est souvent un tabou dans la presse : certains directeurs de rédaction se montrent très frileux en imaginant une possible non diffusion de leur magazine à bord des avions. Ne parlons pas des pages de publicité... On n'est jamais trop prudent avec les avions. Mieux vaut, en plus, éviter un mini-crash économique du coté des rotatives.

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