Journal d'investigation en ligne et d'information‑hacking
par Marie-Thérèse Neuilly

Restez chez vous…, est-ce mieux que sortez de chez vous, pour toujours ?

A chaque catastrophe son mantra

Face à un phénomène de grande ampleur, comme le coronavirus, la préconisation n’est pas toujours le confinement. Lors d'une catastrophe nucléaire, par exemple, la contamination intense dans les alentours de la centrale pousse au contraire les autorités à délimiter une zone dite d’exclusion.

Vue du parc d'attraction à Pripiat, non loin de Tchernobyl - pxhere.com - CC0

Il faut espérer que cet impératif incrusté au coin de l’écran de notre télévision pendant de longues semaines ne se soit pas incrusté dans un coin de notre tête. Car alors, si c’était le cas, nous changerions de références en matière de conduites sociales, et peut-être plus précisément en ce qui concerne nos systèmes de valeurs, notre morale, nos pratiques quotidiennes. On a tous bien compris les bienfaits pour la santé qu’apportait le confinement pendant une pandémie. On reste chez soi, la pandémie est stoppée. Enfin, partiellement peut-être. Certains esprits chagrins nous prédisent une « deuxième vague », tout en reconnaissant, bien qu’il s’agisse de scientifiques de haut niveau que rien n’est sûr, on peut s’attendre aussi à son contraire, peut-être bien que la deuxième vague est derrière nous. Depuis la pandémie nous avons l’habitude de positionner toutes ces informations dans un « cloud » régi par une relation d’indétermination, qui remet en question jusqu’à nos assises psychologiques les plus profondes.

Pour ce qui est du #RestezChezVous, il nous a permis avec plus ou moins de confort de traverser une période inédite, nous laissant ébahis par une telle situation, par cet in-pensé. Alors nous sommes restés chez nous, chacun chez soi, sans sortir sauf en s’autorisant soi-même à sortir, pour un court moment, rarement. Pour ceux qui avaient la chance de ne disposer que d’une seule pièce, ils pouvaient se remémorer et mettre en situation cette proposition faite par Pascal (1670) dans ses « Pensées » : « tous les malheurs des hommes viennent d’une seule chose, qui est de ne pas savoir rester en repos dans sa chambre ».

Pendant cette période l’intérêt collectif primait sur l’intérêt individuel, la population valide protégeait les « dépendants », on était arrivé en fin de compte à un état assez harmonieux dans lequel tous s’occupaient du bien-être d’autrui en restant statiques. Les actifs étaient les soignants, et tous ceux qui permettent à la vie urbaine et en milieu rural de fonctionner. Voleurs et criminels pouvaient poursuivre tranquillement leurs activités.

D’ailleurs d’autres criminels satisfaisaient leurs pulsions sadiques au sein du foyer sur les plus faibles, quotidiennement, leur interdisant de faire du bruit en pleurant car ils pourraient déranger les voisins. Les jours sombres se suivaient et se ressemblaient derrière la porte close, dans le silence coupable du voisinage. On était dans cette situation où la préoccupation dominante est celle de la santé, mais la peur qui a soufflé alors était surtout celle de la mort. Ce sont les infectiologues qui ont pris la parole, médecins inconnus du plus grand nombre, mais dont la terminologie complexe fut rapidement assimilée, certains se mettant à disserter sur l’hydroxychloroquine et l’azithromycine comme si c’étaient des sujets mondains.

Ces préoccupations qui se font jour dans la crise et l’urgence appellent toutefois quelques réflexions quand le danger se fait plus lointain, bien que l’OMS nous avertisse, chiffres en main, qu’il est à notre porte. Faisons un détour par cette notion de santé, juste pour rappeler que la santé est essentiellement un bien qu’on essaie de se procurer individuellement et collectivement, un bien qui a un coût élevé. L’acquisition de ce bien mobilise nos énergies, organise les rapports sociaux. La santé lors du confinement était une préoccupation dominante dans la vie quotidienne, il était d’ailleurs conseillé de se livrer à quelques pratiques sportives devant sa télévision à certaines heures, ou bien devant son ordinateur, du salon à la terrasse on pouvait se livrer à toutes sortes d’exercices, dans un rapport simple : la santé c’est l’état de notre corps et nous avons toute la responsabilité de notre bonne santé. On passe alors à la société régie par la « Grande Santé », curieux paradoxe dans une pandémie. Mais il est vrai que la mort s’est faite discrète, pas de rites, pas de funérailles.

Il y avait aussi ceux pour lesquels le #restez chez vous été vide de sens, les sans-abri, les migrants, ceux qui pour une raison ou une autre n’ont pas de chez eux. Débusqués des squats, repérés dans des interstices protecteurs de petites rues, sommés d’accepter une aide puisqu’ils ne pouvaient même pas mendier dans la ville déserte. Maintenant ce sont les camps de Roms qui sont visés, on leur propose (impose ?) un dépistage préventif, la marge dans laquelle ils vivent se rétrécit, on dit que leur façon de vivre peut contribuer à diffuser la maladie.

Si on cherche des modèles historiques, on a bien sûr les modèles récents de la diffusion et de la prise en charge d’un virus mortel dans les différentes formes de grippe qui depuis le début du XXe siècle se sont diffusées, dans une contamination rapide, à laquelle on ne pouvait pas encore opposer un traitement. Et en remontant plus loin on peut faire référence à des maladies telles que la lèpre pour laquelle on pratiquait l’exclusion du malade, condamné à vivre à l’extérieur de la cité, éventuellement hébergé dans des léproseries, qui devait agiter sa crécelle, version antique du Stop Covid et des gestes barrières. Autrui peut ne pas être mon prochain, autrui est un danger. La prise en charge de celui qui contamine, par son enfermement ou son exclusion reste une constante dans l’organisation sociale, et qu’il s’agisse de la peste ou du Coronavirus des mesures drastiques bousculent la civilité.

Compte tenu de l’état de la contamination telle qu’elle nous est présentée sur des cartes du monde au quotidien, nous comprenons bien que ce vaste monde est devenu très dangereux pour nous, qu’il faut interdire les entrées, rendre les sorties difficiles, laisser les avions cloués au sol, devenir autosuffisants. Mais surtout une confusion risque de s’opérer, entre prévention par rapport à une pandémie générée par un virus jusqu’alors inconnu, et dont nous ne connaissons pas tous les modes de transmission ni tous les effets de la maladie et la santé comme entité organisatrice d’un ordre social.

Cependant la pandémie a occasionné maladie et mort, et cette réclusion a été salvatrice.

Ce n’est donc pas sur ce terrain que porteront nos étonnements, nos questions, nos doutes, nos remarques. Pendant longtemps et plus précisément jusqu’en mars 2020, pour aider son prochain on sortait de chez soi. On allait au bout du monde. Pour se cultiver ou plus simplement satisfaire nos désirs de découvertes et d’aventures on parcourait le monde. En tant qu’être humain on considérait que le monde nous appartenait, dans sa diversité et sa richesse.

Alors revenons sur le #restez chez vous, dans sa version adoucie et élargie qui prône l’éloignement, la distanciation dans une formule un peu maladroite, celle d’une distanciation sociale à la place d’une distanciation physique. Déjà il y a une forte incitation à partir en vacances, car il faut faire marcher l’économie, mais dans des séjours de proximité dont on nous promet qu’ils vont dispenser les mêmes émotions que celles que nous procurerait le vaste monde avec ses déserts, ses mers à l’eau transparente et au sable blanc, quand les poissons viennent admirer les plongeurs, ses canyons etc..

Nous avons tout ça bien sûr en France, et beaucoup plus, et ceux qui partant en vacances viendront admirer les couchers de soleil sur la montagne avec les indigènes du lieu, foules enthousiastes, contemplatives ou agitées, nombreuses et compactes, le long des parapets qui surplombent les cascades.

La Méditerranée continue d’être traversée sur des embarcations de fortune, et on continue de leur interdire d’accoster, car ils sont porteurs du Covid 19. Ce sera de haute lutte que les embarcations humanitaires obtiendront ce droit pour quelques-uns d’entre eux. Pour que le tourisme reprenne il faudra à nouveau partager les plages entre les boat-people échoués là et les clubs de vacances. Et la mer continuera à être un cimetière pour ceux qui ont tenté leur chance et perdu la vie.

sortezdechezvous (1986)

On voit donc ici des traitements étonnants mais devant un phénomène de grande ampleur la préconisation n’est pas toujours le confinement. Si on prend une catastrophe nucléaire, la contamination nucléaire intense dans les alentours de la centrale amène les autorités à délimiter une zone dite zone d’exclusion, puis d’autres zonages ont aussi engendré un déplacement obligatoire dans des zones « propres », et enfin pour des contaminations moindres le déplacement était conseillé, mais alors à la charge de l’habitant, sans aide de l’État. Ces déplacements ont amené beaucoup de troubles, tant sur le plan psychologique qu’économique.

On voit donc là que la relation à l’espace est inversée, elle pourrait s’écrire #sortezdechezvous, pour toujours, sans vos affaires, vos animaux seront abattus et jetés dans des grandes fosses, vous ne reviendrez jamais dans ce qui fut le berceau familial, vous ne reverrez pas la beauté des paysages, vous ne pourrez plus pratiquer le culte des morts. On peut noter cependant là encore que le tourisme est une clef de lecture de nos fonctionnements sociaux et de nos systèmes de valeurs. Et que l’on voit se développer un tourisme de catastrophe, des bus de touristes qui recherchent des sensations fortes vont voir ce qu’il reste de Prypiat une trentaine d’années après le désastre.

Sur les plages au bord de la Méditerranée il y a une cohabitation entre migrants misérables et camps de vacances, à Prypiat les touristes viennent se délecter pendant un court moment de ce que pourrait devenir le monde dans ce décor de science-fiction.

Mais nous avons maintenant d’autres responsabilités : il faut garder ses distances et pratiquer des gestes aux pouvoirs mystérieux, chorégraphie d’un ballet de masques, nous édifions un mur imaginaire, qui doit arrêter un invisible.

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