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par Antoine Champagne - kitetoa

Redouane Lakdim : un passage à l'acte spontané ?

Pas si simple

Après la fameuse et fumeuse théorie du "loup solitaire", voici celle du terroriste qui passe à l'acte de manière spontanée, sans que rien ne permette de le prédire.

Gérard Collomb - Copie d'écran - CC

"Il s'appelait Redouane Lakdim. Il avait 26 ans et était connu pour des faits de petite délinquance et nous l'avions suivi et nous pensions qu'il n'y avait pas de radicalisation, mais il est passé à l'acte brusquement", a immédiatement déclaré après l'attentat le ministre de l'Intérieur Gérard Collomb. Pour le ministre qui a peut-être parlé un peu vite, Redouane Lakdim "a agi seul". Rien ne laissait présager un passage à l’acte a pour sa part indiqué le procureur de Paris, François Molins. Sans vouloir faire l'enquête à la place des services de police et de renseignement il est possible d'infirmer au moins partiellement ces propos.

En mai 2013, Redouane Lakdim entre dans les radars des services de renseignements pour sa radicalisation. C'est là que tout se noue. Les services notent qu'il est en contact au sein de la pizzeria dans laquelle il travaille avec une personne ayant un lourd passé. Selon les informations que Reflets a pu regrouper, ce point aurait dû être un marqueur bien plus important.

En 2014, la DGSI émet une fiche S au nom de Redouane Lakdim car elle détecte des contacts « avec le haut du spectre » des radicalisés de la région. Sa tante est également repérée pour sa radicalisation. Les service de renseignement soupçonnent Redouane Lakdim de vouloir partir combattre en Syrie. En 2015, il est logiquement inscrit dans le FSPRT, le nouveau Fichier des signalements pour la prévention et la radicalisation à caractère terroriste qui compte aujourd'hui près de 20.000 noms dont environ 12.000 sous surveillance. « En 2016, puis en 2017, il faisait l'objet d'un suivi effectif de la part des services de renseignement. Suivi qui n'avait permis de mettre en évidence aucun signe précurseur pouvant laisser présager un passage à l'acte terroriste », a déclaré le procureur de la République de Paris, François Molins, vendredi, très vite après l’attentat.

Mais revenons à la pizzeria. Redouane Lakdim y travaille avec une personne arrêtée en 2008 et jugée en 2010. La justice soupçonne alors un groupe de personnes à Carcassonne (et un autre à Besançon) de s'être lourdement armé et de s'entraîner physiquement pour le djihad. Le groupe de Carcassonne a réuni une dizaine d'armes et plus de 1600 munitions. Il se retrouve pour des marches et des campements de jour et de nuit, en tenue para-militaire, avec les armes.

Le groupe est mis en examen pour "détention d'armes, d'éléments d'armes et de munitions des 1ère ou 4ème catégories, port et transport d'armes et de munitions des 1ère ou 4ème catégories par au moins deux personnes, toutes infractions en relation à titre principal ou connexe avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour objet de troubler gravement l'ordre public par l'intimidation ou la terreur, association de malfaiteurs en vue de préparer des actes de terrorisme".

Interrogé par le juge d'instruction, l'un des protagonistes répond que oui, ses comparses étaient "salafistes" et "qu'ils faisaient des entraînements en forêt dans le but de se mettre en condition, de se préparer pour le djihad défensif".

La justice condamne finalement les deux leaders du groupe à 3 ans de prison dont deux avec sursis. Les autres à 24 mois de prison dont 18 avec sursis.

Un lien avec Artigat

Parmi les protagonistes de cette affaire , un profil aurait pu alerter les autorités, en plus de la présence de l'un des membres du groupe dans la même pizzeria que Redouane Lakdim, lui aussi repéré pour radicalisation.

Après le procès, Khaled Harakaté a en effet quitté la France pour rejoindre la Syrie, selon la DGSI qui tient depuis au moins 2015 un listing des français ayant probablement rejoint l'Etat Islamique.

Khaled Harakaté - source : DGSI
Khaled Harakaté - source : DGSI

L'article de l'époque de la Dépêche est édifiant :

Les avocats de la défense, tous commis d'office, ont évoqué « des peines délirantes ». Ils ont insisté sur « l'immaturité » de ces hommes qui travaillent et sont de bons pères de famille insérés dans la société. Ils ont mis l'accent sur des « gardes à vue où il n'a jamais été envisagé de présomption d'innocence et sur une instruction uniquement à charge, sur procès qui n'est pas équitable ». Maître Rachel Lindon a démontré la « vacuité » du dossier de Khaled Harakate présenté comme « le déstabilisateur d'une mosquée à Carcassonne ». (...) Ils assurent avoir été mus par une simple passion pour les armes, avoir tiré rarement dans des lieux isolés et n'avoir jamais préparé le djihad.

Dans ce groupe de pères de famille "bien insérés dans la société", il y a aussi une personne dont on retrouve les coordonnées dans les correspondants de la ligne utilisée par Sabri Essid.

Sabri Essid est le demi-frère de Mohamed Merah. Outre la proximité avec le tueur de Toulouse, il est tristement célèbre pour être apparu sur une vidéo de l'Etat Islamique faisant exécuter un prisonnier par son beau-fils de 12 ans...

Sabri Essid faisait partie de la filière d'Artigat. La commune d'Artigat héberge « les Lanes », petit hameau dans lequel s'est installé Olivier Corel, surnommé « l'Emir blanc » et qui a formé l'une des filière djihadistes salafistes les plus actives en France. Ce salafiste, contre qui rien de probant n'a jamais pu être retenu en matière de terrorisme, était proche de Mohammed Merah ou des frères Fabien et Jean-Michel Clain. Ces derniers ont revendiqué pour le compte de l'Etat Islamique les attentats du 13 novembre. Dans une note déclassifiée de la DGSI de 2016, les policiers notent : « Fabien Clain entretient des relations uniquement avec les éléments les plus radicaux de la mouvance islamiste (Paris, Carcassonne, Perpignan...) ».

La présence, même en périphérie, de tels poids-lourds du djihadisme salafiste dans l'entourage de Redouane Lakdim n'est sans doute pas neutre et aurait peut-être pu alerter un peu plus fortement les autorités.

Avec des "si"...

Avec des "si", on mettrait Paris en bouteille. Il est facile, a posteriori, de refaire l'histoire et de dire, comme le font tous les ténors de la droite et de l'extrême-droite, que l'attentat de Carcassone et Trèbes aurait pu être évité.

On voit, comme à chaque attentat revenir les proposition indignes d'un enfermement de tous les fichés S (y compris les fichés pour leur appartenance à l'extrême droite ?). Rappelons que le les fiches S n'ont aucune valeur juridique. En outre, les démocraties, si elles adoptent les mêmes armes que les terroristes, se perdent elles-mêmes. L'expérience Bush aux Etats-Unis (Guantanamo, torture, enlèvements, vols secrets de la CIA) devrait pourtant avoir fourni des éléments tangibles d'analyse.

Non, une démocratie ne peut pas priver sans procès une personne de liberté.

En revanche, à l'heure du Palantir de la DGSI, des boites noires, de l'intelligence artificielle élevée au rang de vérité scientifique, on pourrait peut-être suggérer un peu plus de moyens pour le renseignement humain ou la possibilité de rechercher dans les documents judiciaires des procès et autres instructions passées, histoire de pouvoir faire des liens entre protagonistes. La complexité de l'articulation entre le judiciaire et le renseignement, l'impossibilité de croiser les noms qui apparaissent dans les différents dossiers est exposée clairement dans les auditions réalisées par la Commission d’enquête parlementaire relative aux moyens mis en œuvre par l’État pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier 2015. Cela a-t-il changé ? Mystère.

La foire aux délires est rouverte

Jöelle Garriaud-Maylam, sénatrice Les Républicains s'offusque dans un tweet du fait que l'on utilise pas le mot "égorgement" pour le gendarme Arnaud Beltrame. Peut-être parce que l'on n'en sait encore rien ? Peut-être faut-il laisser les enquêteurs travailler ? Peut-être aussi parce que parfois c'est employé à tort comme pour l'assassinat du prêtre Jacques Hamel ? Pourquoi pas, tant qu'on y est, publier des photos sanglantes des attentats ? Ce que la presse ne fait pas en France. Doit-on publier dans la presse les photos des corps ? Entre autres choses, par respect pour les victimes et leurs proches ainsi que pour éviter les pires réactions de la population, cela n'est pas fait. Pourtant, ces photos donnent une vision bien plus concrète de ce que sont réellement les attentats et les dossiers d'instruction regorgent de ces images abominables. Leur publication finirait d'exciter les hystériques de droite et d'extrême-droite.

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