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par Unañ Yann

Recours aux cabinets de conseil par la Commission européenne, comme un air de déjà vu…

Doit-on consulter pour savoir si l'on consulte trop ?

La Cour des comptes de la Commission a rendu un rapport sur l’importance croissante des conseillers extérieurs dans les politiques européennes. Les conclusions sonnent comme celles de l’enquête sénatoriale, en France, sur l’omniprésence des cabinets de conseils dans la gestion de l’État.

Commission Européenne - Pixabay / Wikipedia - CC BY-SA 4.0

La Cour des comptes de la Commission européenne s’inquièterait-elle d’un sur-usage des intervenants tiers dans la politique de la Commission européenne ? C’est en tout cas le sens du rapport spécial sur le recours aux consultants externes, publié le 30 juin dernier.

Ce rapport fait doucement écho au travail de la commission d’enquête sénatoriale sur les cabinets de conseils privés en France. L’importance grandissante de ces entreprises dans les méthodes de gestion des États questionne au sein même des institutions démocratique nationale et continentale.

Le rapport de la Cour des comptes de la Commission européenne se concentre sur la période 2017-2020. La Commission européenne, et ses directions générales ont sollicité des consultants externes pour près de 3.7 milliards d’euros sur cette période. Et chaque année, le buget pour les missions de conseils ne fait qu’augmenter. Le plus inquiétant reste le poids de certains de ces acteurs. Entre 2017et 2019, les dix plus gros fournisseurs représentaient moins de 0.4% du total des consultants, mais cumulaient 22% du montant total des contrats, soit 600.1 millions €.

Les prestataires extérieurs ne sont pas que les cabinets de conseil. Ils peuvent être aussi des experts indépendants, des universités, des sociétés de gestion, des auditeurs, des sociétés d’informatiques et d’ingénierie et des ONG. Mais en consultant le Système de transparence financière de la Commission européenne, on peut observer l’importance singulière des cabinets, particulièrement pour les missions de consultances. Hormis le GIZ (l’agence de développement allemande) le top 10 est squatté par des sociétés de conseils : GFA Consulting Group, DT Global ou encore GOPA Consultants.

Prévention des risques de conflits d’intérêts quasi inexistant

L’opacité du système de recours à des consultants externes est reconnu dans le rapport. Malgré les près d’un milliard d’euros qui voguent annuellement vers ces tiers, « il n'existe pas, à l'échelle de la Commission, de mécanisme d'information et d'analyse sur son recours à des consultants externes ni sur les dépenses que ces services engendrent », selon les rapporteurs.

À cela s’ajoute un problème de manque « d'orientations concernant la mesure dans laquelle des tâches pouvaient être externalisées, la façon dont les services des consultants externes sont définis ou quels moyens et capacités devaient être maintenus en interne », pour les missions de conseil et de recherche, qui sont les deux principaux usages du recours à un acteur extérieur.

Même si la Commission assure le faire, il n’existe « aucune preuve » d’un travail d’évaluation avant l’emploi d’un consultant extérieur. La procédure n’étant pas documentée.

Le risque de dépendance à certains prestataires n’est pas non plus combattu. « La Commission n'a pas suffisamment surveillé et géré les risques importants liés au recours à des consultants externes. Citons notamment les risques de concentration et de dépendance excessive à l'égard d'un nombre relativement limité de prestataires de services. Il en résulte que certains fournisseurs possédant une grande expérience de la collaboration avec la Commission ont plus de chances de remporter un marché, parce qu'ils bénéficient d'un avantage concurrentiel », dixit le rapport.

Une appréciation des risques de dépendances, comme de conflits d’intérêts, qui semblent particulièrement lacunaires au niveau des directions générales : « D'une manière générale, nous avons constaté que les directions générales n'identifiaient pas ou ne considéraient pas comme critiques les risques de concentration et de dépendance excessive, d'avantage concurrentiel et de conflit d'intérêts lorsqu'elles avaient recours à des consultants externes ». Dans le texte comme dans les faits, la recherche de conflit d’intérêts chez les prestataires est limitée. Une déclaration qui promet qu’il n’y en a pas et beaucoup de formalités, et c’est à peu près tout.

Les 10 plus importants utilisateurs de services de consultants externes à la Commission (2017-2019) - Cour des Comptes UE
Les 10 plus importants utilisateurs de services de consultants externes à la Commission (2017-2019) - Cour des Comptes UE

Ce constat posé par le rapport ne surprendra pas les acteurs de la vie politique européenne : ceux qui ont exercé au sein de la Commission ou du Parlement européen ont pu prendre conscience des faibles effectifs avec lesquels il faut composer. En réalité, le recours aux consultants est même systémique au niveau Européen, le fonctionnement même de ces institutions a été pensé comme tel : les pays, avares de dépenses, ne souhaitent pas nourrir une administration pléthorique, qui serait pourtant gage d’indépendance. Et de fait, l’administration européenne compte 65.000 fonctionnaires, dont les trois quarts se trouvent au sein de la Commission européenne, les autres étant répartis entre le Parlement européen et le Conseil de l’Union européenne. A titre de comparaison, la ville de Paris emploie 55000 agents…

Il est donc impensable, avec ces effectifs, de réaliser intégralement entre ces murs les études et autres démarches en vue de la préparation d’une loi : il faut déléguer. C’est la base du système administratif européen, et il laisse la part belle non seulement aux consultants, mais aussi aux lobbyistes de tout poil, qui n’hésitent pas à proposer leurs propres études… Quand on ne peut pas tout faire, on délègue, mais à quel prix ?

On a déjà entendu ça quelque part ...

En mars dernier, la commission d’enquête sénatoriale sur les cabinets de conseils privés, en France, posait un diagnostic similaire. Croissance de l’importance des cabinets de conseils, dépendance à certaines grosses boîtes (McKinsey, Boston Consulting Group, Accenture, Capgemini, …), mauvaises préventions des risques de conflits d’intérêts, rendus non-exploités, utilisation réflexe des cabinets ; un refrain qui ressemble drôlement à celui de la Cour des comptes de la Commission européenne.

La Commission sénatoriale pointait l’impact de ces cabinets sur la conduite des politiques publiques, particulièrement sous le quinquennat Macron I. Les sociétés de conseils intervenant dans la plupart des grandes réformes de l’État et même dans la gestion de la crise sanitaire. Par exemple, McKinsey a empoché 4 millions d’euros pour sa participation à la réforme des APL, et plus de 12 millions pour son implication dans la gestion du COVID. Au total, l’État a dépensé plus d’un milliard d’euros en conseil, rien que pour 2021. Le tout, comme pour la Commission européenne, sans la moindre transparence.

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