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par shaman

Recherche : une « belle endormie»... en plein cauchemar

Le CINES, fleuron de la recherche française en informatique, a connu de sérieux bugs de management, demain RENATER ?

Les laboratoires de recherche sont des administrations à part avec leurs règles propres. Si l'on entend parler d’eux, c’est souvent pour l’annonce de percées scientifiques exceptionnelles ou de titres décernés à l’un de ses chercheurs. Pour le citoyen lambda cela ne fait pas de doute, la recherche française est à la pointe et elle avance. Les problèmes et les vices sont réservés aux autres services publics moins élitistes

Le supercalculateur Jade installé au CINES (2010) - Penalva - Wikipedia - CC BY-SA 3.0

Sous l’apparence scintillante de ces vitrines du savoir français, la réalité est parfois beaucoup plus terne. Pour ce premier volet d’une enquête sur le service public de la recherche, direction le sud de la France, l’Occitanie et plus précisément Montpellier. Sur scène, le CINES, le Centre Informatique National de l’Enseignement Supérieur. Et pour thème de cette pièce, le choc entre management façon « start-up nation » et les acteurs de cet établissement public. Alors, conte de fée ou tragédie grecque à la sauce française ?

Parmi les établissements placés sous la tutelle du Ministère de l’Enseignement Supérieur, de la Recherche et de l’Innovation (ou MESRI), le CINES a un rôle un peu particulier. Il n’est pas un laboratoire de recherche à proprement parler, mais un moyen informatique mis à disposition par l’État pour l’enseignement et la recherche. La soixantaine d’agents qui y travaillent, composés d’experts, d’ingénieurs et de techniciens, s’occupent à y remplir ses trois missions statutaires et stratégiques. Tout d’abord l’hébergement de plateformes informatiques nationales, avec des salles informatiques à la pointe, accueillant, entre autre, des matériels de RENATER (le réseau haute performance de la recherche et de l’enseignement français), ou de l’INSERM (un institut de recherche sur la santé, la biologie et la médecine). Le CINES a aussi une mission d’archivage pérenne pour les données scientifiques, administratives et pédagogiques. Enfin, il est un centre de calcul important, mettant un supercalculateur de niveau mondial à disposition des chercheurs français.

Boris Dintrans, l’homme par lequel le désordre va arriver, prend ses fonctions de directeur du CINES en octobre 2017. Il a été chercheur en astrophysique, puis directeur du programme national de physique stellaire au CNRS. Mais il n’en est pas à sa première expérience de management. Pendant quatre ans, il a dirigé à Toulouse le CALMIP, une unité d’appui à la recherche du CNRS. Quelques mois après son arrivée au CINES, en mai 2018, le magazine L’étudiant publie un article sur le laboratoire où le nouveau directeur est copieusement cité. Et dès l’entame de l’article, cette citation qui fera polémique : « il faut réveiller "la belle endormie" ». Boris Dintrans se voit-il en prince charmant appelé au chevet de cette « belle au bois dormant » qu’il faudrait sauver ? Et connaît-il l’origine du conte dont s’est inspiré Perrault, avec un prince violant pendant son sommeil cette belle endormie, celle-ci ne se réveillant qu’après avoir enfanté ?

Malgré cette phrase polémique qui n’a pas manqué d’être notée, l’équipe du CINES conserve au départ sa contenance et les doléances qui surviennent suivent les voies habituelles. Les membres du personnel remontent à plusieurs reprises aux responsables des 3 départements métiers les difficultés qu’ils rencontrent dans la réalisation de leurs objectifs et leurs missions. Des signalements sont réalisés dans les assemblées générales et dans les réunions de départements quant aux nombreux problèmes rencontrés : absence de priorités, projets trop nombreux dépassant les moyens humains et un management trop directif. Malgré les promesses de redéfinition des objectifs et de ne plus accepter de nouveaux projets, les travailleurs du CINES restent sur leur faim.

Dialogue impossible

En avril 2021, les choses s’accélèrent. Les trois responsables des départements métiers écrivent un courrier au directeur lui faisant part de leurs profonds désaccords avec le management de l'établissement et sur la stratégie mise en place pour l’avenir de celui-ci. Une assemblée générale du personnel est alors convoquée par le directeur en juillet, sans précisions d’ordre du jour. Il veut faire le point sur la situation après les différents confinements COVID et sur les rumeurs de mécontentement à son égard. Boris Dintrans enjoint les personnels à s’exprimer, mais, malgré les quelques prises de parole, principalement des représentants du personnel élus, le dialogue semble impossible. Les réponses apportées se font sur le registre de l’autorité et les décisions proposées sont assenées de manière unilatérale. L’assemblée générale est mal vécue par le personnel.

A l’automne 2021, les représentants du personnel organisent deux assemblées générales du personnel dans lesquelles l’équipe de direction n’est pas invitée. Dans la première, d’octobre, 75 % des agents sont présents et la décision de l’envoi d’une motion de défiance à l'encontre du directeur à la tutelle est décidée avec 95 % de voix favorables. La motion est alors rédigée, présentée à l’assemblée générale de novembre. Son envoi au ministère est alors voté à 83,36 % (dont 5 abstentions, 1 contre) avec 83,67 % des agents présents. Les représentants du personnel y dénoncent l'ajout de projets supplémentaires pour les équipes avec un accompagnement en ressources humaines insuffisant ou inexistant malgré l'existence de budgets. Ces projets, comme la certification HDS (hébergements des données de santé) ou les projets européens ORCHESTRA et PHIDIAS viendraient impacter les missions statutaires du CINES. Ils alertent également le ministère sur les effectifs réduits de la mission « calcul numérique », malgré l’arrivée d’un nouveau supercalculateur prévue au début de l’année 2022. Une équipe « calcul numérique » avec un effectif n'atteignant que la moitié de celle de l’IDRIS, un centre de calcul équivalent géré par le CNRS. Ils pointent enfin un climat social désastreux, malgré l’alerte de la médecine de travail sur des « Risques Psycho Sociaux collectif » envoyée au directeur et restée sans suite, l’absence de la tenue du « Comité Hygiène, Sécurité et des Conditions de Travail » (hors réunions spécifiques COVID) depuis septembre 2020, et le départ, depuis deux ans, de 7 agents soit 22 % des effectifs titulaires, causé par « le climat interne, le manque de cohérence ou la frustration ». Dans la foulée de l’envoi de cette motion de défiance, quatre représentants du personnel démissionnent de leurs fonctions.

Face à cette mesure peu usuelle qu’est l’envoi d’une motion de défiance, le ministère va réagir. Il diligente un audit diagnostic du CINES. Un cabinet de conseil, familier du monde de l’éducation et de la recherche, est sélectionné. C’est la psychologue du travail et médiatrice Emmanuelle Gauthier qui se chargera d’assurer la prestation. Au programme, une série d’entretiens individuels et groupés, puis une restitution du diagnostic aux personnels clefs pour finir sur la présentation d’un plan d’action pour sortir de la crise. Dès le départ, les personnels expriment, lors d’une assemblée générale puis d’un vote, leur incompréhension et leur mécontentement face à une démarche jugée insuffisante, une démarche qui s’attache à traiter les conséquences de la crise plus que ses causes. Mais l’équipe va décider de jouer le jeu. En janvier, alors que l'audit est en cours, les destinataires de la motion de défiance au ministère répondent de manière officielle à l’envoi de la motion de défiance et proposent aux personnels du CINES une rencontre via quatre personnes représentant le ministère. Cette rencontre va se tenir le 1er février 2022.

Le moins que l’on puisse dire, c’est que ces efforts de gestion de crise ne vont pas tenir leurs promesses. La restitution de la médiatrice ne satisfait pas les agents du CINES, celle-ci utilisant une méthode qualitative sans aucune pondération mettant sur le même plan les doléances de la direction et des équipes. Certaines doléances semblent par ailleurs avoir été écartées. Une partie du personnel finira par quitter la salle pour montrer son mécontentement. Une consultation des agents qui a lieu le 9 mars pour faire le point sur le diagnostic en cours est éloquent. À la question « Suite à la restitution orale de Mme Gauthier, trouvez vous que le bilan présenté est représentatif de la situation ? », 27 personnes votent « Non » (4 « Oui » et 7 « Ne se prononce pas »). À la demande de sollicitation des syndicats pour assister dans la situation de conflit, à nouveau, 27 votent « Oui ». Et à la question d’un mail à la tutelle pour signifier le mécontentement sur la gestion de crise, 22 votent « Oui ». L’équipe demande aussi que le rapport de la médiatrice, qui n’a été fourni qu’au ministère, leur soit transmis. La situation se tend encore avec l'envoi d'une note interne limitant la communication entre personnel malgré l'impact sur les conditions de travail.

Une nouvelle réunion a lieu le 30 mars avec les représentants du ministère, au cours de laquelle ceux-ci évoquent de nouvelles pistes sur un plan d’action pour résoudre la crise. Sont évoquées, entre autres mesures, la nomination d’un directeur adjoint, l’élaboration d’un plan de recrutement pluriannuel ou la restauration du rôle originel des différentes instances représentatives internes élues. À nouveau, une consultation interne des agents réalisée le 12 avril montre que rien n’est réglé. À la question « Souhaitez vous poursuivre le dialogue avec le ministère », 29 votent « Oui » (4 votent « Non » et 4 « Ne se prononce pas »). À la question « Pensez vous que la sortie de crise puisse se produire en conservant le directeur actuel ? », 22 votent « Non » (pour 7 « Oui » et 8 « Ne se prononce pas »). Enfin, à la question « Seriez vous prêt à soutenir un préavis de grève (et à faire grève le cas échéant) pour faire pression ? », 20 votent « Oui », 11 votent « Non » et 6 « Ne se prononcent pas ». Le pavé a été lancé dans la mare. Dans ces établissements, à l’esprit corporatiste voir élitiste, la grève n’est pas outil couramment employé. Cette consultation ayant été transmise au ministère, celui-ci se dit surpris, déplorant la méthode et la tonalité de la consultation. Il affirme que, par cette consultation, les représentants du personnel ont choisi d’interrompre le dialogue. En juin, le plan d'action mis au point sera rejeté à deux reprises par le comité technique avant d'être soumis au conseil d'administration et adopté malgré l'opposition des représentants du personnel. En interne, les choses ne vont pas mieux. Un agent qui avait affiché la motion de défiance dans les locaux sera retrouvé grâce à la vidéosurveillance. Il est alors convoqué et menacé de sanctions administratives via l'envoi d'un dossier au ministère. En début juillet, les représentants du personnel des trois instances représentatives démissionneront collectivement de leurs fonctions. Au CINES, Le torchon brûle.

Alors que le printemps s’est terminé sur un blocage de la situation, la fin de l’été et l’automne vont amener une solution. Une résolution des problèmes qui se fera sans communication interne, sans consultations avec les équipes, et avec des doutes sur la réelle prise en compte du travail réalisé durant le diagnostic. Le 4 août, un tweet du directeur, Boris Dintrans annonce la couleur : le poste de directeur du CINES va être vacant au 1er octobre. Puis le 30 août, l’organisme RENATER, qui fournit le réseau national pour l’éducation et la recherche, annonce que Boris Dintrans va devenir son nouveau directeur, une décision qui aurait été prise en conseil d’administration du 22 juin. Les équipes du CINES reçoivent des mails le 28 juillet annonçant la vacance du poste puis le 30 septembre annonçant que Boris Dintrans va devenir directeur de RENATER. Celui-ci n'annoncera à ses anciennes équipes son départ que le dernier jour à travers un mail succinct se concluant par un « Bon vent ». Un nouveau directeur plus expérimenté est nommé : Michel Robert, l’ancien président de l’Université Montpellier 2, ancien directeur du laboratoire de recherche du LIRMM.

Cette page de crise est donc tournée au CINES. Mais la question reste ouverte quant à la résolution des problèmes de fond. Une crise qui a pu montrer les fractures qui peuvent exister entre les personnels de recherche et leur direction, jusqu’au plus haut niveau. Une crise de management, mais aussi une crise de moyens. Un clash entre l’esprit start-up nation et l’esprit de corps, les valeurs profondes qui animent la recherche française. L’histoire s’arrête elle vraiment là ? Se déplacera-t-elle chez RENATER, un organisme essentiel pour la recherche française où a été promu un directeur pourtant tant critiqué ? Enfin, ces problématiques, sans arriver à un tel paroxysme, pourraient être aussi présentes au sein de nombreux laboratoires de recherche français. À l’heure d’une casse généralisée des services publics et malgré la façade scintillante que nous présente le monde de la recherche, celle-ci pourrait bien être, elle aussi, en danger.

Making of

Contacté sur sa boite mail professionnelle, puis personnelle, Boris Dintrans n'a pas répondu à nos questions.

Contacté, le ministère Ministère de l’Enseignement Supérieur, de la Recherche et de l’Innovation, n'a pas pas répondu à nos questions

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