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par Camille Sage

Rallier l'Angleterre, coûte que coûte

Des centaines de départs tous les jours depuis la côte d’Opale

Rien ne dissuade les exilés de traverser un des détroits les plus dangereux, dans un ballet de bateaux surchargés, pour trouver des conditions d’asile plus favorable qu’en France. Le dernier accord entre le président français et le premier ministre britannique laisse les spécialistes extrêmement perplexes quant à sa mise en œuvre.

Dans l'attente des zodiacs - © Reflets
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Le jour n’est pas encore levé à Petit-Fort-Philippe dans le Pas-de-Calais, le 17 juillet dernier, lorsqu’une centaine de silhouettes se dressent derrière les dunes de sable et la végétation. Sous les hurlements de passeurs, qui les invectivent comme on le ferait pour un troupeau de bétail, un groupe d’exilés est en partance pour l’Angleterre. Ils ont attendu pendant des heures leur « small-boat », surnommés aussi « taxi boat » sur cette plage de trois kilomètres où la vue, très dégagée, est idéale pour localiser les bateaux au moment où ils viennent au plus près de la plage.

Tous les ans, ils sont extrêmement nombreux à prendre ce risque, le flux migratoire sur cette côte est incessant. Et les derniers chiffres du gouvernement britannique, publiés début juillet, démontrent que des réfugiés du monde entier, seuls ou en famille, sont toujours autant déterminés à demander l’asile dans un pays où les conditions d’accueil leur semblent plus favorables qu’en France : près de 20.000 migrants sont arrivés au Royaume-Uni après avoir traversé illégalement la Manche, depuis le mois de janvier. Une augmentation de 48%, par rapport à 2024. Selon l'association Missing Migrants Project, 345 personnes ont perdu la vie depuis 2014 en tentant cette traversée vers la Grande-Bretagne.

L’Angleterre reproche son manque de fermeté à la France, qui n’empêcherait pas suffisamment les départs. Les enjeux économiques sont énormes, et ces vies, accrochées à des zodiacs, ne rentrent pas dans l’équation. Pour apaiser les relations diplomatiques et faciliter les actions des policiers, en sous-effectif permanent, il serait envisagé d’étendre leur zone d’intervention à 300 mètres depuis la plage. Ils pourraient alors empêcher les personnes d’embarquer en s’avancant eux-mêmes plus loin dans la mer. Selon Amélie Moyart, de l’association Utopia 56, « il n’est pas évident de savoir si c’est déjà en œuvre ou pas, même s’il y a déjà un témoignage d’intervention en mer la semaine dernière. Ces interventions mettent tout le monde en danger ». Le secrétariat général de la mer (SGMer), qui coordonne l’action de l’État en mer, a été mandaté au mois de juin pour formuler une proposition d’évolution de la doctrine.

En outre, le « un pour un » - projet pilote prévoyant le renvoi d’un migrant en situation irrégulière contre une entrée légale – semble dans les faits très complexe à réaliser. L'accord, signé le 10 juillet entre le président français et le premier ministre anglais, est entré en vigueur le 5 août. Mais limiter les traversées irrégulières, en s’engageant à récupérer les migrants stoppés par la police britannique, impliquerait selon Bertrand Ringot, maire de Gravelines depuis 25 ans, une « comptabilité » difficile à tenir. Il ne voit pas comment faire évoluer la situation tant que les britanniques ne durciront pas les conditions d’asile sur leur territoire. Mais pour Amélie Moyart « cela ne changera rien. Les migrations sont un phénomène social qui a toujours existé et continuera d’exister. On ne quitte pas sa famille, sa maison, sa vie, son travail pour quelques aides. Ces personnes n’ont pas d’autre choix ».

Une traversée très risquée, vers un avenir que l'on espère meilleur - © Reflets
Une traversée très risquée, vers un avenir que l'on espère meilleur - © Reflets

Ce matin de juillet, des hommes au visage dissimulé sous un keffieh noir et blanc forment plusieurs groupes de trente personnes, et leur intiment l’ordre de ne pas s’éloigner. Quelques voyageurs portent des gilets de sauvetage orange vif, mais certainement pas la majorité. Ils semblent terrorisés, se tiennent accroupis et recroquevillés, guettant les ordres. Dès qu’ils aperçoivent leur embarcation au loin, ils courent dans l’eau pour s’en rapprocher, car la police ne peut plus intervenir une fois que les voyageurs sont à bord. En théorie seulement, car d’après des sources militaires pour The Guardian et des images filmées par la BBC fin juin, les policiers ont parfois la main lourde et certains auraient lacéré des embarcations pour les empêcher de partir. Une action qui va à l’encontre du droit international de la mer, s’il y a déjà ds personnes à bord. Amélie Moyart précise que des cas similaires se sont produits depuis 2022, « avec des bateaux lacérés alors qu’ils sont déjà dans l’eau, souvent à quelques mètres des plages, par des policiers et des gendarmes à pied ». Lorsque les forces de l'ordre sont présentes, car ce matin-là, il n'y avait personne pour dissuader les exilés. Et au large, le bateau rapide des garde-côtes se contentait de surveiller, et n’est pas intervenu.

Le zodiac attend ses passagers - © Reflets
Le zodiac attend ses passagers - © Reflets

Au dernier moment Karwan et Sara Izadi, leurs deux enfants, Mohammed, six ans, et Alina, quatre ans, ont surgi de nulle part, en retard au rendez vous des passeurs. Au loin, le zodiac semble déjà complet, pourtant d’autres réfugiés hurlent dans sa direction, pour qu’il les attende. Dans une grande agitation, alors que certains des derniers arrivés renoncent à ce voyage, les quatre membres de la famille iranienne sont hissés à bord. D'abord les enfants, portés à bout de bras, puis leur mère et leur père. Une étincelle de solidarité dans la violence de l’exil.

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