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par Jet Lambda

Qui vole un œuf violera un jour la bouchère

Dans un arrêt passé injustement inaperçu, la France vient à nouveau de prendre une belle leçon de droit par la Cour européenne des droits de l'homme de Strasbourg (CEDH).

Dans un arrêt passé injustement inaperçu, la France vient à nouveau de prendre une belle leçon de droit par la Cour européenne des droits de l'homme de Strasbourg (CEDH).

On connait déjà la propension de l'Etat français à se retrouver dans la liste noire des pays aux prisons les plus inhumaines (dernière condamnation en date, le 25 avril 2013), mais il s'agit cette fois d'une bien banale violation de l'article 8 de la Convention européenne, à savoir celui relatif au respect de la vie privée et familiale.

La lecture de cet arrêt du 18 avril 2013 — requête n° 19522/09 déposée en février 2009 [ici la version PDF] — permet de retracer une affaire judiciaire assez pitoyable. L'accusé, M. K., s'est fait choper en 2004 (il avait 32 ans) pour un présumé "vol de livres".

C'est un peu la version XXIème siècle du voleur de bicyclette, ou du voleur de poules, au choix. C'est bien connu, hein, qui vole un œuf volera un jour le boucher, et violera le lendemain la bouchère (ou vice-versa, ne soyons pas sexiste)… Les présupposés de la théorie de la "vitre brisée" ont encore la vie dure: sévir dès la première incivilité (casser une vitre, taguer une rame de métro), sinon c'est l'escalade vers le grand banditisme! C'est ça, la stratégie de la tolérance zéro, qui continue de faire des émules malgré une invalidation scientifique avérée depuis plus de dix ans (lire par exemple ici ou ).

Un film de Vittorio de Sica (1948)

Bref, M. K. est en garde à vue pour ce délit présumé. Et les flics prélèvent ses empreintes digitales. Pas son ADN? Bizarre. En tous cas, il est d'abord condamné en avril 2004, mais relaxé dans un arrêt de la Cour d'appel de Paris du 15 février 2005. Le 28 septembre 2005, rebelote: il est à nouveau place en garde à vue pour le même délit, "vol de livres". "Il fit à nouveau l’objet d’un prélèvement d’empreintes digitales", rappelle la CEDH. Mais six mois plus tard, en février 2006, "la procédure fut classée sans suite par le procureur de la République de Paris". Ouf! Ouf, vraiment?

Et bien non, car le requérant ose l'impensable, à savoir demander, dans un courrier du 21 avril 2006 au procureur de la République de Paris, l'effacement de ses empreintes du FAED, le fichier national. Le 31 mai, la réponse du haut magistrat est hallucinante (dixit l'arrêt):

Le 31 mai 2006, le procureur de la République fit procéder uniquement à l’effacement des prélèvements effectués lors de la première procédure. Il fit valoir que la conservation d’un exemplaire des empreintes du requérant se justifiait dans l’intérêt de celui-ci, en permettant d’exclure sa participation en cas de faits commis par un tiers usurpant son identité.

À l'époque, le proc était un certain Jean-Claude Marin, connu notamment pour son réquisitoire de non-lieu qu'il prononça dans l'affaire Chirac, celle des emplois fictifs de la mairie de Paris. Mais Marin n'est pas seul à pouvoir revendiquer cette grossièreté juridique, puisque deux autres magistrats lui ont emboîté le pas, le doigt sur les coutures de leur belle robe noire:

Le 26 juin 2006, le requérant forma un recours devant le juge des libertés et de la détention du tribunal de grande instance de Paris. _Par une ordonnance du 25 août 2006, le juge des libertés et de la détention rejeta sa demande. Il estima que la conservation des empreintes était de l’intérêt des services d’enquête, leur permettant de disposer d’un fichier ayant le plus de références possibles. Le juge ajouta que cette mesure ne causait aucun grief au requérant, compte tenu de la confidentialité du fichier, qui excluait toute conséquence sur la vie sociale ou personnelle de l’intéressé.__ Le 21 décembre 2006, le président de la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris confirma cette ordonnance._

La Cour de cass', qui ne juge qu'en droit et ne revient pas sur les faits, s'en est lavé les mains et validé la procédure, et donc le refus du proc d'effacer les empreintes du requérant ("considérant, la procédure étant écrite, qu’il avait été mis en mesure de faire valoir son argumentation et de prendre connaissance de l’opposition motivée du ministère public"... et blablabla).

[mise à jour]. Bref, la Cour européenne condamne la France pour le non-respect de la Convention. Verbatim:

«... la Cour estime que retenir l’argument tiré d’une prétendue garantie de protection contre les agissements des tiers susceptibles d’usurper une identité reviendrait, en pratique, à justifier le fichage de l’intégralité de la population présente sur le sol français, ce qui serait assurément excessif et non pertinent. […] _La Cour constate que si la conservation des informations insérées dans le fichier est limitée dans le temps, cette période d’archivage est de vingt-cinq ans. Compte tenu de son précédent constat selon lequel les chances de succès des demandes d’effacement sont pour le moins hypothétiques, une telle durée est en pratique assimilable à une conservation indéfinie ou du moins, comme le soutient le requérant, à une norme plutôt qu’à un maximum.__ En conclusion, la Cour estime que l’Etat défendeur a outrepassé sa marge d’appréciation en la matière, le régime de conservation dans le fichier litigieux des empreintes digitales de personnes soupçonnées d’avoir commis des infractions mais non condamnées, tel qu’il a été appliqué au requérant en l’espèce, ne traduisant pas un juste équilibre entre les intérêts publics et privés concurrents en jeu. Dès lors, la conservation litigieuse s’analyse en une atteinte disproportionnée au droit du requérant au respect de sa vie privée et ne peut passer pour nécessaire dans une société démocratique.»_

Cette triste affaire me rappelle une envolée lyrique d'un certain Frédéric Péchenard. Vous savez, ce pote d'enfance de l'ex-roitelet de la République, passé en un éclair de la direction de la PJ parisienne à la tête de la Police nationale — et relégué à la circulation , pardon, à la "sécurité routière", depuis l'arrivée de l'Autre à l'Elysée. Bref, Péchenard s'était fait remarquer en 2006 — lui valant une distinction suprême — pour une petite phrase délicieuse, vraiment délicieuse. Extrait d'un article du journal Le Monde du 25/09/2006, à propos du fichier ADN, le FNAEG (souligné par mes soins):

Pourquoi avoir étendu le fichage à un si grand nombre d'infractions ? Pour le directeur de la police judiciaire, Frédéric Péchenard, "cet outil extraordinaire pour éviter les récidives criminelles" n'a de sens que si le maximum d'individus s'y trouvent répertoriés. Parce que, constate-t-il, "il est très rare que les violeurs ou les tueurs en série ne soient pas connus des services de police pour des infractions moindres (vols, petits incendies, actes de cruauté envers les animaux, etc.). Le Fnaeg, dont les consultants doivent bien sûr rester strictement encadrés, est une nécessité de la police moderne, autant pour les victimes que pour les suspects éventuels qui peuvent, grâce à une trace ADN, être lavés de tout soupçon".

Et voilà, la messe est dite. N'en jetez plus. Pour faire avaler la pilule et recueillir l'adhésion massive des "gens honnêtes", ou ceux pensant le rester toute leur vie, le truc consiste à renverser la charge de la preuve en jouant sur la culpabilisation des individus. L'effet psychologique, ça marche toujours. Comment ne pas accepter d'être recensé à vie dans un registre policier puisque c'est "pour mon propre bien", pour que la Justice puisse "prouver un jour mon innocence".

Cette logique "proactive" de la lutte contre la délinquance revient à accepter comme référent d'être gouverné par une sorte de détecteur de mensonges permanent et omniscient. Dans ce domaine, la Science nous prépare un meilleur des monde idéal, à savoir l'adaptation — le détournement plutôt ! — de l'imagerie cérébrale pour "cerner" les individus et les classer selon leur "dangerosité potentielle". Le tout "pour leur propre bien", "pour les laver de tout soupçon".

Ce billet d'un blogueur du Monde fait un point très complet sur la question. Et donne un des nombreux exemples de cette frénésie technicienne qu'aurait commenté avec fracas Jacques Ellul: une étude paru aux Annales de l'Acamédie des sciences américaine (PNAS) sur l'utilisation de l'imagerie par résonance magnétique dite "fonctionnelle" (IRMf) dans le repérage de la récidive pénale! Titre parlant: "Neuroprediction of future rearrest" (!). Plus précisément, l'apparition de "potentiels biomarqueurs neurocognitifs [déterminant] un comportement antosocial persistent" (VO: "potential neurocognitive biomarker for persistent antisocial behavior".).

L'IRMf fait en effet l'objet de toutes les spéculations pour repérer des zones du cerveau qui conditionneraient des émotions et des comportements. On appelle déjà ça le "neurodroit" —la loi française du 7 juillet 2011 sur la bioéthique permet en effet le recours de l'imagerie cérébrale 'dans le cadre d'expertise judiciaire". Cf l'article 16-14 du Code civil qui en résulte:

«Les techniques d’imagerie cérébrale ne peuvent être employées qu’à des fins médicales ou de recherche scientifique, ou dans le cadre d’expertises judiciaires. Le consentement exprès de la personne doit être recueilli par écrit préalablement à la réalisation de l’examen, après qu’elle a été dûment informée de sa nature et de sa finalité. Le consentement mentionne la finalité de l’examen. Il est révocable sans forme et à tout moment.»

Après le gène du criminel — le délire des années 2000 — bientôt dans les prétoires, les neurones du violeur… Pas étonnant que l'étude soi-disant scientifique évoquée plus haut ait été financée par le très droitier think-tank étasunien RAND Corporation. Dont la fiche Wikipedia nous apprend que parmi ses "membres ou collaborateurs notables (présents ou passés)", figurent l'ex-juge anti-terroriste français Jean-Louis Bruguière (désormais militant de l'UMP), comme l'ex-patron de l'OMC Pascal Lamy (et éminence du PS français).

Santé !

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