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par Hugo

Quel avenir pour l'Europe de la Défense ?

Le contexte international pourrait permettre l'émergence d'un début de mécanisme de défense européen

Le serpent de mer qu’est l’idée d’une Défense européenne est peut être prêt à sortir de l’eau. Depuis quelques années, les déclarations des dirigeants européens et les décisions prises par leurs alliés laissent à penser qu’une Europe qui assure sa propre sécurité n’est pas si loin que cela. Cependant, la complexité de la machine de l’Union européenne et des relations internationales pourraient entraver ce projet.

L’Eurofighter Typhoon est un pur produit de la coopération européenne : il est produit par un consortium qui rassemble l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne et le Royaume-Uni - Bundesheer (Bundesministerium für Landesverteidigung und Sport) / Markus Zinner 12 July 2007 - CC BY 4.0

Fin juin, neuf pays européens ont officiellement lancé l'Initiative européenne d'intervention (IEI). Contrairement à ce que son nom pourrait indiquer, l'IEI n'a pas vocation à devenir une force d'intervention au service de ses contributeurs ou de l'Union européenne (UE). Il s'agit en fait d'un mécanisme indépendant de l'UE et de l'OTAN. L'objectif de l'IEI est de rapprocher les états-majors européens pour faciliter les échanges et la constitution d'une culture stratégique commune. La création de l'IEI est un pas supplémentaire vers l'Europe de la Défense.

D'où vient l'idée d'Europe de la Défense

Si, dans les années cinquante, la France est à l’initiative de la proposition et, finalement, du rejet du projet de Communauté européenne de défense (CED), sa position a aujourd’hui changé. Dans le contexte historique et géopolitique de l’époque, il était inconcevable, pour les autorités françaises, de réarmer l’Allemagne (la RFA en l’occurrence) moins de dix ans après le second conflit mondial. À noter que les britanniques et les américains y étaient très favorables. Les derniers, inquiets de leur engagement en Corée et de son coût, voyaient d’un bon œil le réarmement du Vieux continent face au bloc communiste et un éventuel conflit qui éclaterait en Allemagne. Le projet de CED, amorcé en 1950 avec l’idée d’une Europe fédérale, est finalement réduit à néant, en 1954, par le refus français de ratifier le traité. Le principe du réarmement de l’Allemagne, couplé aux rivalités politiques et de leadership en Europe occidentale et à un certain anti-américanisme, a eu raison de l’idée d’une défense européenne indépendante et a considérablement affaibli la construction politique d’une Europe unie.

Changement de perspective

La question de la constitution d’une Défense européenne est donc mise en sommeil à partir de 1954. Le Vieux continent est dorénavant sous protection américaine via l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), fortement dépendante de Washington. Bien sûr, la protection militaire américaine comporte bien des avantages : une possibilité de réponse rapide et efficace en cas de conflit, une dissuasion et un parapluie nucléaire indispensable. L’Europe n’a donc plus à se soucier de sa sécurité, assurée par le grand frère américain.

Cependant, la chute de l’URSS et du bloc communiste à l’aube des années quatre-vingt dix bouleverse l’équilibre et les relations internationales. La menace étant écartée, les européens entendent encaisser les « dividendes de la paix ». Autrement dit, le domaine de la Défense n’étant plus prioritaire, ses ressources peuvent en partie être redistribuées à d’autres secteurs. Cette logique se traduit en France par la professionnalisation des armées en 1997. La fin du service militaire, et donc de l’encadrement des jeunes conscrits, permet de faire des économies. De plus, en vingt ans, les effectifs militaires diminuent de plus de moitié, les investissements dans le matériel sont moins importants. On retrouve la même logique dans l’ensemble des pays d’Europe occidentale.

Par ailleurs, l’élargissement des frontières de l’OTAN et de l’Union européenne jusqu’aux frontières russes doivent rassurer et symboliser le projet de paix durable qu’est l’Europe.

Néanmoins, plusieurs événements contrarient cette idée. La remontée en puissance de la Russie dès 2008 est l’un d’entre eux. Elle vient relativiser l’idée que toute menace pesant sur le Vieux continent a disparu. L’intervention russe en Géorgie, ancienne composante de l’URSS, témoigne de la volonté du Kremlin de protéger « l’étranger proche ». De fait, depuis 1996, l’UE entretient des liens politiques, énergétiques et économiques avec la Géorgie. L’intervention de la Russie témoigne de sa détermination à continuer à peser sur la scène internationale et à ne pas s’écraser face aux puissances occidentales.

D’autres phénomènes et événements internationaux plus ou moins récents contribuent à l’idée qu’une Défense européenne forte est indispensable. Le désaccord sur la nécessité d’une intervention en Irak en 2003 illustre bien que la lecture du contexte et des enjeux internationaux ne sont pas les mêmes sur les deux bords de l’Atlantique nord.

L’émergence du terrorisme islamiste international et la nécessité de se projeter pour le combattre à la source ont poussé européens et américains à s’investir dans des opérations extérieures ambitieuses. Si le leadership états-unien est incontestable pour les interventions en Afghanistan et en Irak, c’est la France et les européens qui sont à la manœuvre au Mali et au Sahel plus généralement. Cette mobilisation de militaires européens a lieu dans plusieurs cadres : mission de l’ONU, demande des autorités maliennes et mission de l’UE (EUTM Mali). Elle témoigne d’un engagement de plus en plus fort des européens face à la menace terroriste et d’une volonté de posséder les moyens de sa propre sécurité.

L’idée d’une Défense européenne indépendante et capacitaire a donc fortement évolué depuis 1954 et le refus français de fonder la CED. L’apparition de nouvelles menaces, la résurgence des ambitions et des capacités russes ainsi que les divergences avec les États-Unis participent à faire germer l’idée qu’une Défense européenne forte et insoumise est nécessaire pour la défense des intérêts du Vieux continent. Peu à peu, les chancelleries étudient la question et envisagent des projets plus ou moins ambitieux.

Comment construire la Défense européenne ?

Les européens sont néanmoins confrontés à l’existence de l’OTAN. L’alliance, vieille de presque soixante-dix ans, constitue la base de la défense européenne actuelle et un outil d’influence pour Washington. Si européens et américains s’accordent sur le poids économique trop important des États-Unis au sein de l’alliance et de la nécessité de rééquilibrer la charge des dépenses, les désaccords sont nombreux.

« Il y a des divergences de points de vue » a confirmé Jens Soltenberg, le secrétaire général de l’OTAN, en février dernier. Cette déclaration survient au moment où plusieurs membres de l’UE se sont mis d’accord pour créer une coopération structurée permanente (CSP) dans le domaine de la sécurité et de la Défense. Parallèlement, la Commission européenne a annoncé la création d’un Fonds européen de défense destiné à encourager les industriels européens de la Défense à coopérer et produire du matériel militaire commun. M. Soltenberg souhaite que ces initiatives européennes ne soient qu’un « complément » à l’OTAN et que l’UE n’essaye pas de « se substituer » à l’Alliance atlantique. Par ailleurs, l’union des industriels européens de la Défense est vue d’un mauvais œil outre-Atlantique. En effet, le renforcement de l’industrie de Défense européenne ne peut qu’affaiblir l’influence que son homologue américaine exerce chez ses alliés.

La volonté européenne de disposer d’une Défense autonome et efficace se fait donc de plus en plus visible. Cette problématique se retrouve régulièrement dans les discussions entre européens et dans les déclarations de nombreux responsables politiques. En février 2018, le premier ministre français Edouard Philippe a évoqué la nécessité de « rapprocher les états [européens] les plus engagés pour qu’au début de la prochaine décennie, l’Europe dispose d’une force d’intervention commune, d’un budget de Défense commun et d’une doctrine commune. » Cette déclaration d’un responsable français illustre bien le rôle qu’entend jouer Paris dans la construction de la Défense européenne. Devenu le principal acteur militaire au sein de l’UE depuis la décision britannique de quitter l’union, la France entend bien mener les débats. En témoigne la déclaration de Jean-Claude Juncker, président de la Commission européenne : « La défense de l’Europe, c’est l’armée française. »

Des intérêts européens différents ?

La France entend donc devenir le leader de la Défense européenne. Pour Paris, l’un des rares pays européens à disposer d’une industrie de défense à peu près autonome, l’émancipation vis-à-vis des Etats-Unis paraît nécessaire. « Il convient aujourd’hui que la défense de l’Europe soit européenne. Il y a d’autant moins le choix que la défense américaine est de plus en plus illusoire pour de multiples facteurs » assure le général Desportes (général en retraite et professeur à Science Po Paris) dans les colonnes de Diplomatie (Grands dossiers n°44) en avril-mai 2018. La volonté française de prendre la tête de la Défense de l’Europe est toutefois à relativiser comme le rappelle le général Desportes: « La France ne peut pas abandonner son autonomie de défense au profit d’une Europe qui ne serait pas capable de la défendre. Donc la France doit faire extrêmement attention. » Il s’agit là d’une bonne illustration du contexte européen. De fait, tous les européens ne voient pas de la même façon la construction de l’Europe de la Défense.

Certains états, à l’image de la France, souhaitent donc une construction rapide et qui permettrait de s’émanciper des Etats-Unis. Mais d’autres, pour diverses raisons sont plus mesurés. Les états Baltes, par exemple, comptent sur la présence des troupes américaines dans le cadre de l’OTAN pour s’opposer à une éventuelle menace russe. D’autres encore, comme la Belgique, comptent sur l’industrie de Défense américaine pour lui fournir son matériel.

Des débuts timides mais réels

Si la divergence des points de vue entre européens ne permet pas l’impulsion d’un mouvement de fond autour d’une Europe de la Défense, de plus en plus d’initiatives, suscitées par plusieurs pays, voient tout de même le jour.

La création de la CSP en matière de sécurité et de Défense, précédemment mentionnée, et celle du Fonds européen de Défense sont un premier pas. À cela s’ajoute le futur budget 2021-2027 de l’UE qui devrait accorder une place inédite aux questions de Défense. En effet, 17 milliards d’euros devraient être dédiés à l’Europe de la Défense en six ans. Quelque 10,5 milliards seront affectés au Fonds européen de Défense qui doit permettre de créer une véritable coopération en matière d’équipement et de technologie militaire entre européens. Les 6,5 milliards d’euros restant devront être utilisés pour la remise à niveau des infrastructures européennes concernant le transport militaire, indispensables à toutes projections des forces armées.

Si la coopération militaire entre états membres de l’UE se développe (projet d’intégration des forces militaires allemandes et néerlandaises, harmonisation des doctrines stratégiques entre la France et l’Allemagne, etc), l’un des sujets les plus importants est celui de la coopération industrielle. De fait, la fragmentation des industriels de la Défense en Europe ne permet pas au Vieux continent de disposer d’une industrie véritablement concurrentielle vis-à-vis du reste du monde, y compris des Etats-Unis. La production et la vente d’armes sont deux leviers d’influence important à la disposition des acteurs militaires de premier plan. La constitution d’une industrie de Défense européenne permettrait non seulement d’harmoniser les équipements entre alliés, facilitant ainsi la coopération sur le terrain et à l’entrainement, mais également de réduire l’influence américaine en Europe. Cette dernière participe grandement à la tutelle d'outre-Atlantique sur la Défense européenne. En effet, les Etats-Unis, du fait de leur statut de fournisseur d’armes et de matériel, peuvent influencer les choix de certains pays en matière d’équipement et d’orientation militaire.

Exemple : l’Allemagne est aujourd’hui obligée de demander aux Etats-Unis de certifier l’Eurofighter Typhoon (avion de construction européenne) pour les missions de dissuasion nucléaire. Ne pouvant plus utiliser certains de ses avions (les Panavia Tornado) d’ici 2030 pour effectuer ses missions, l’Allemagne songe à les remplacer. Et le gouvernement pencherait plutôt pour le développement d’un avion de combat franco-allemand à l’horizon 2040. Cet appareil devrait remplacer les Typhoon, au détriment du F-35A américain de Lockheed-Martin. Ce décalage entre la fin de l’utilisation des avions actuels et de l’arrivée du projet européen d’avion de combat, place l’Allemagne dans les mains des américains. Les Etats-Unis sont donc les seuls à pouvoir décider de l’orientation des forces aériennes allemandes en matière d’équipement.

Malheureusement, un récent rapport de la Cour des comptes pointe le mauvais bilan de la coopération industrielle européenne en matière de Défense. Si de grands programmes européens ont bien vu le jour, le rapport de la Cour des comptes estime qu’ils n’ont pas « encouragé l’intégration industrielle » et que les « industries européennes de défense demeurent sous la double concurrence américaine et de celle des pays émergeant ». De plus, le rapport fait remarquer les nombreux retards et surcoûts de ces programmes européens, qui annulent les réductions de coût de développement et d’acquisition liés à la mutualisation. Enfin, la Cour des comptes appelle à une meilleure harmonisation des budgets, des calendriers et des besoins des partenaires européens afin de rationaliser les pratiques des différents projets industriels, trop isolés les uns des autres.

Les reproches formulés par la Cour des comptes font échos aux faiblesses de l’Europe de la Défense. La coordination de tous les acteurs européens sur les plans militaires et industriels paraît extrêmement difficile à mettre en œuvre, à l’image de toute prise de décision complexe pour l’UE.

Il existe néanmoins une vraie « fenêtre de tir » pour la Défense européenne. Les récentes déclarations sceptiques de Donald Trump quant à l’utilité de l’OTAN, la résurgence des menaces à l’ouest et au sud du continent et la volonté européenne de devenir un grand acteur de l’industrie de Défense sont autant d’éléments favorables à l’émergence d’une véritable Europe de la Défense.

Un tel projet s’étalera probablement sur de nombreuses années et ne sera pas simple à mener à bout. Mais il paraît aujourd’hui essentiel qu’un projet européen de Défense émerge pour assurer au Vieux continent une certaine indépendance et marge de manœuvre vis-à-vis d’alliés et de partenaires qui ne partagent pas forcément les mêmes intérêts et vues sur le monde.

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