Journal d'investigation en ligne
par Joel Auster

Quand les mobilités douces font grincer des dents

Circuler en ville, un vrai champs de bataille ?

Les modes de déplacement en zone urbaine sont en pleine mutation, ce qui crée fatalement de nouvelles frictions entre usagers, chacun se sentant plus vulnérable que les autres — piétons, cyclistes ou adeptes d’engins électriques à une ou deux roues. Les villes rivalisent d’ingéniosité pour les complaire — sans pour autant ébranler radicalement la domination de la voiture individuelle.

Grenoble et ses zones a trafic limitée - D.R.
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Le 3 juin, une manifestation un peu particulière s’est déroulée dans le centre-ville de Dijon. Une petite centaine de cyclistes, vélos en main et marchant au pas, ont déambulé rue de la Liberté, principale artère commerçante de la ville, pour protester contre un arrêté municipal. « Des pistes, pas des interdictions ! » pouvait-on lire sur une pancarte : la mairie venait tout juste d’interdire cet axe aux vélos de 11h30 à 20h. « Cela n’a pas du tout été concerté », explique à Reflets Sylvain Nocquard, président de l’association Ensemble à vélo (EVAD), affiliée à la fédération nationale (FUB). « On a été reçu par la mairie un peu avant, mais pour nous informer, pas pour en discuter au préalable ». Le collectif Piétons dans la métropole dijonnaise a critiqué aussi   le calendrier et la méthode » de cette interdiction municipale.

Cyclistes à pied et en colère à Dijon, le 3 juin dernier - Dijon-actualites.fr - (DR)
Cyclistes à pied et en colère à Dijon, le 3 juin dernier - Dijon-actualites.fr - (DR)

Même si les cyclistes, partout en France, ont de plus en plus de poids dans les décisions d’aménagement urbain (dû aux usages en hausse des trajets domicile-travail à vélo), la municipalité dijonnaise semble avoir été plus sensible aux arguments des commerçants qu’à la tranquillité des piétons. Une telle décision a déclenché les mêmes grincements à Lille à l’automne 2023 (10h-23h dans plusieurs rues piétonnes du centre historique). Le manque de concertation a également été mis en avant par les associations lilloises de cyclistes. Alors que la mairie a reconnu que l'origine de la grogne était plutôt la prolifération des livreurs à vélo, et non de tous les cyclistes...

La cohabitation « piétons-cyclistes » semble devenue une préoccupation majeure, comme en témoigne un rapport conséquent publié par l’association Rue de l’Avenir en septembre 2024.

En évoquant la situation lilloise, le rapport soulève des conséquences ubuesques : «« des exceptions existent pour les cars touristiques, alors qu’il n’y a, par exemple, aucune autorisation pour les vélotaxis. De même, les riverains peuvent rentrer chez eux en voiture, mais pas à vélo... »

Un peu de douceur sur des routes de brutes

Les « mobilités actives » (ou « mobilités douces ») sont censées désigner des modes de déplacement mus par la seule force musculaire. En 1998, la réglementation a évolué pour autoriser les vélos à circuler sur les voies piétonnes. Mais vingt-cinq ans plus tard, le paysage a changé et les mobilités sont devenues plus « passives », car motorisées. Vélos à assistance électrique (VAE), trottinettes, gyropodes ou draisiennes électriques (désignées sous le terme EDPM, « engins de déplacements personnels motorisés »), sans parler des vélos-cargos, plus puissants et volumineux, ont envahi l’espace au point de créer chez les piétons, comme les personnes à mobilité réduite ou en situation de handicap, une perception d’insécurité accrue en centre-ville.

Mais pour de nombreux observateurs, le duel piétons-cyclistes cache d’autres réalités. « Les dangers que représentent les vélos pour les piétons sont bien réels », nous explique Renate Albrecher, du Laboratoire de sociologie urbaine (LaSUR) de l'École polytechnique fédérale de Lausanne. « Plus l’espace public est aménagé pour prioriser la voiture — des voies larges conçues pour traverser la ville plutôt que d’y séjourner par exemple —, plus il y a aura de conflits entre celles et ceux qui se partagent le peu qui reste… Opposer cyclistes et piétons est devenu une manière subtile de ne pas s’occuper de la domination de la voiture individuelle. »

Les cyclistes de Dijon sont sur la même longueur d’onde. Sylvain Nocquard raconte leur déception que l’aménagement en mode « doux » de la rue de la Liberté ne se soit pas poursuivi de quelques centaines de mètres, comme ils le réclamaient. « Au bout de la rue, il y a la place de la Libération, cœur institutionnel de la cité, siège de l’hôtel de ville et du Palais des Ducs de Bourgogne. La place de la Libération était auparavant un parking, mais ce n'est plus le cas. En revanche, la cour devant le Palais des Ducs (et donc la mairie) est encore utilisé comme parking par les élus et agents de la Ville. Ce qui est à la fois absurde sur le plan patrimonial, et à la fois incohérent avec la piétonisation de tous les espaces alentours… »

Prévenir les violences et apaiser les tensions

Il y a moins d’un an, un fait divers douloureux a fait la Une de la presse, révélant une toute autre source de tension. Le 15 octobre 2024, Paul Varry, un cycliste de 27 ans, a été volontairement écrasé par un conducteur de SUV à Paris, avec qui il venait d’avoir une altercation.

Aussitôt, le gouvernement lance une mission conduite par quatre inspecteurs généraux de l’administration et de l’environnement, présidée par Emmanuel Barbe, ancien délégué à la sécurité routière (2015-2020). Un rapport de 122 pages en a été tiré, « Prévenir les violences et apaiser les tensions pour mieux partager la voie », sorti fin avril dernier.

Finalement, insiste le rapport Barbe, « l’accidentalité montre que cyclistes et utilisateurs d’EDPM sont, après les deux-roues motorisés (2RM), les plus touchés par les accidents. Les protéger, comme on a su le faire pour les 4 roues, est donc un devoir. »

Les statistiques de l’Observatoire de la sécurité routière (ONSIR) pour 2024 ont été publiés début juin. Le nombre de tués sur les routes (3432) est en hausse de 1 % par rapport à 2023 mais en baisse de 2,9 % par rapport à 2019, blessés légers ou graves (hospitalisés) restant stable. 60 % des décès sont survenus hors agglomération, 32 % en ville et 8 % sur autoroute. L’ONSIR constate que les deux-tiers des victimes tuées n’étaient pas responsables de l’accident. Et parmi ces victimes, « 54 % sont des usagers vulnérables », c’est à dire piétons, vélos, EDPM et deux roues à moteur (2RM) : 456 piétons décédés (+ 4 % par rapport à 2023), 224 cyclistes (+1%), dont 32 sur vélo électrique, et 45 usagers d’EDPM. Les usagers de « modes doux » représentent 22 % de la mortalité, les automobilistes 48 %, mais les premiers forment le plus gros bataillon de blessés graves (35 %, contre 34 % en voiture) et de blessés qui garderont des séquelles un an après l’accident (45 %, contre 15 % en voiture.

Grand concours : qui est le plus vulnérable ?

L’ONSIR publie un tableau sobrement intitulé « Qui tue qui ? », repris par la mission d’Emmanuel Barbe, qui montre les causes réelles d’accidents (graves ou mortels) selon les modes de déplacement. Comme quoi les deux-roues sont largement minoritaires parmi les causes d’accidents grave de piétons. Même si on déplore 3 morts piétons causés par des cyclistes (6 en 2020, 0 en 2015…)

Types des victimes sur la route selon la cause de l'accident  - ONSIR, bilan 2024 - (DR)
Types des victimes sur la route selon la cause de l'accident - ONSIR, bilan 2024 - (DR)

L’accidentologie en vélo est aussi à relativiser eu égard à une explosion des usages ces quinze dernières années : entre 2001 et 2018, déplacements journaliers à vélo multiplié par 4 dans la métropole du grand Paris et par 6 dans celle de Lyon, alors que l’association Vélo & Territoires estime pour sa part que l’usage du vélo a progressé de 37% entre 2019 et 2023, principalement en milieu urbain (+40%), périurbain (26%) et rural (22%). Sans que le nombre de victimes cyclistes ait augmenté dans les même proportions.

Mais le rapport Barbe enfonce le clou. Si le nombre global de cyclistes tués en agglomération augmente peu comparé à 2023 (+1%, contre +3% hors agglomération), les usagers du vélo paient un lourd tribut : 108 morts, soit 13 de plus (+12%), contre +4% pour les piétons, alors que toutes les autres catégories sont en baisse (EDPM et deux-roues motorisées). Si l’on compare avec 2019, c’est encore plus probant : la mortalité des cyclistes en ville est celle qui a le plus augmenté (+22 tués, soit +18%), alors que la plupart des autres modes de transport sont devenues moins criminogènes, en tous cas en agglomération.

D’autres études montrent que le cycliste serait plus fragile que le piéton : il aurait quatre fois plus de risque d’accident, selon le baromètre de la FUB en 2022. Toutefois, remarque Renate Albrecher, de nombreux accidents entre vélos et marcheurs ne sont pas comptabilisées (car non prises en charge par les services médicaux). Le rapport Rue de l’Avenir estime que 9 collisions vélos-piétons sur 10 passent sous les radars. « Pour les piétons, le ressenti individuel du danger se construit beaucoup par rapport à ces «presque-accidents », qui empêchent les piétons/cycliste d’emprunter certains trajets » ajoute la sociologue de Lausanne. « Les chiffres d’accidents cachent pour moi la réalité du vécu et les stratégies d’évitement appliquées par les mobilités douces ».

Le rapport Barbe pointe aussi le comportement des nouveaux usagers des mobilités douces, ceux s’étant convertis pendant la période Covid, cumulé au phénomène des services ubérisés de vélos, trottinettes ou autres engins électriques. Ces nouveaux adeptes n’en ont pas maîtrisé les codes (sans avoir à passer le code de la route en particulier)… Cela génère une « incompréhension mutuelle », où chaque usager, résumé le rapport, pense que « ce sont les autres qui font n’importe quoi et on ne les verbalise jamais ! ».

Pour apaiser ces tensions, Grenoble, la mieux classée des « villes préférées des cyclistes », a été la première à créer une « vélo-école municipale », qui n’est pas destinée qu’aux cyclistes ou aux enfants, mais à tous les usagers des nouvelles mobilités. Tout en créant, côté répression, une « bike police », composée en permanence de 3 agents (à vélo) de la police municipale.

"Pistes" ou "bandes cyclables", le grand flou

Tous les débats ou études sur le partage de la route insistent sur le fait que les aménagements cyclables se sont fait généralement sur le trottoir, au détriment des piétons, et pas autant sur le terrain des voitures… Pour Renate Albrecher, qui s’intéresse beaucoup à la marche et aux mobilités piétonnes, la ville s’est adaptée à la voiture, et non l’inverse. Elle nous fournit une image qui illustre « à quoi ressembleraient les rues si nous les construisions avec la même philosophie que nous avons construit les routes pour les voitures »… Deux voix piétonnes, dont une pour « marcheur rapide », et une troisième « pour le reste », où se côtoieraient voitures, vélos, trottinettes et scooters…

Le partage de la ville pensée pour les piétons - R. Albrecher - (DR)
Le partage de la ville pensée pour les piétons - R. Albrecher - (DR)

Elle s’est inspiré des travaux d’un architecte 3D de Manchester, qui a imaginé la même chose entre SUV et vélos : édifiant !

A quoi ressemblerait la circulation routière si elle était pensée par des cyclistes ?  - CGI Infra - (DR)
A quoi ressemblerait la circulation routière si elle était pensée par des cyclistes ? - CGI Infra - (DR)

En question aussi : la qualité des aménagements cyclables. S’agit-il de pistes protégées, à deux sens, séparées de la chaussée des 4 roues, ou de « bandes cyclables », non protégées avec simple balisage au sol, souvent à contre-sens des voitures ? Même les métropoles les plus en pointe sont avares en détails. A Dijon, la métropole met en avant ses « 376 km de voies cyclables en janvier 2025 », selon les chiffres tous chauds qu’a livré à Reflets Florent Gallet, chargé des mobilités actives à Dijon Métropole. Sans toutefois nous donner la part exacte de chaque type de voie cyclable : le réseau englobe « des aménagements cyclables sur la voirie limitée à 50 km/h et plus », mais aussi « toutes les zones dites apaisées (aire piétonne, zone de rencontre et zone 30) », donc des voies accessibles aux voitures, et parfois (rue de la Liberté) interdites... aux vélos. « On parle plutôt de "voirie dite cyclable », dit-il — nuance ! A Dijon, les cyclistes redoutent aussi les zones pavées par la magnifique "pierre de Bourgogne", fierté locale. La moindre goutte de pluie, ou après l'arrosage quotidien les mois d'été, pour les deux-roues ça devient une véritable patinoire...

La métropole de Grenoble parle de 500 km de « réseau cyclable » et met en avant ses « pistes Chronovélo », de grands axes réservées aux 2 roues qui quadrille la capitale du Dauphiné. Gilles Namur, adjoint au maire chargé des mobilités, reconnaît que leur part est encore faible (50 km, soit 10%), alors que l’objectif de 90 km en 2026 ne sera pas atteint, « contraintes budgétaires » obligent. « Notre effort », nous dit-il, « s’est porté sur le fait qu’aucun aménagement cycliste ne se fait au détriment des piétons. Y compris les arceaux de stationnement, on ne les installe pas sur les trottoirs ...»

A Paris, légion sont les voies à contre-sens délimités par un peu de peinture blanche au sol. C’est en lisant entre les lignes que l’on peut en estimer leur proportion. Le plan vélo 2021-2026 disait que la capitale comptait environ « 1000 km d’aménagements cyclables », mais de seulement 352 km de « pistes », délimitées et (parfois) protégées de la chaussée, dont 60 km de « double-sens cyclables », le plus sécurisé. Bilan : 75% du réseau restait donc constitué de voies non protégées des voitures… En 2026, l’objectif est d’atteindre 450 km de voies protégées à double-sens à Paris intra-muros.

Les associations de cyclistes ont réagi au rapport Barbe en soulignant sa timidité sur la répression. « Rien sur l’identification des auteurs de violences routières et leur sanction », estime l’association Mieux se déplacer à bicyclette. « On sent une frilosité à nommer les choses et à mettre en place des moyens contraignants pour sanctionner les auteurs de violences sur la route. »

Yves Le Jan, qui anime l’Observatoire des cyclistes accidentés de la route, avec cartographie à la clé, a constaté, à Paris, un taux très faible de verbalisation d’automobilistes qui coupent des voies cyclable aux intersections, source d’accidents graves. Pour le savoir, devant le silence de la mairie et de la préfecture, il a du passer par la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA). « Seulement 5 verbalisations en 2024, durant 12 mois sur tout Paris… Notez que le non-respect de la priorité sur passage piéton n'est guère mieux sanctionnée : 30 PV en 12 mois, tous véhicules confondus — cyclistes et automobilistes ». Le rapport Barbe préconise timidement de réformer le permis de conduire pour mieux intégrer la notion de « partage de la voirie ». Quant à la domination automobile, elle transpire aussi dans les publicités des constructeurs. Sur 54 spots analysés par la mission, seuls 3 mettent en scène des cyclistes et 6 des piétons. Alors que la seule publicité en rapport avec les transports que le régulateur de la pub, l’ARPP, a interdite, est celle de VanMoof, un constructeur... de vélos ! Décidément, au royaume du bitume, la  « petite reine » ressemble plus à une voiture qu’à une bicyclette.

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