Journal d'investigation en ligne et d'information‑hacking
par nikoteen

Prodiges et vertiges de l'info-hacking

Ces images que vous ne verrez pas avant longtemps...

Rapprocher techniques de hacking et déontologie journalistique avec, pour unique objectif, la production d’une information de qualité, ne va pas de soi : rares sont les personnes qui peuvent allier expertise technique, qualité d’écriture, travail d’équipe et rigueur méthodologique.

Distribution d'armes, quelque part en Ukraine, mars 2022 - © Reflets

À l'occasion de notre article sur les caméras mal protégées des voitures des forces de sécurité de la ville de Kyiv, nous avons été plusieurs fois interrogés sur le concept d'info-hacking.

Le travail entamé par la rédaction depuis plusieurs semaines sur le conflit ukrainien éclaire au quotidien les avantages et les écueils inhérents à notre façon de procéder.

Prodiges de l’info-hacking

Nos caméras nous permettent d’accéder à l’information sans risquer la vie de nos journalistes. Elles nous fournissent par ailleurs une façon originale d’informer que l'on ne retrouve pas ailleurs. Et pour cause.

Précisons tout de suite une chose : nous ne nous appuyons pas sur des données existantes. Nous n’utilisons pas Shodan, et encore moins Censys. Les données de ces sites sont trop peu nombreuses, et pas suffisamment souvent mises à jour pour être fiables. Nous disposons de nos propres outils, recherchons nous-mêmes les caméras et les moyens d’y accéder. Nous procédons, de façon autonome, à leur géolocalisation, à l’analyse des flux et à la mise à disposition de ces données dans une base de données privée et partagée au sein de la rédaction. Deux serveurs de vidéosurveillance nous permettent de faire de l’enregistrement en temps réel, de la détection de mouvement, et nous donnent accès à d’autres fonctionnalités intéressantes. Les outils existant en ligne ne permettent pas de maintenir efficacement une infrastructure de cette nature.

Les caméras de Reflets : 2500 flux dans 275 villes d'Ukraine

Utiliser des caméras mal sécurisées pour accéder à de l’information présente quelques avantages :

Une couverture géographique large, en toute sécurité

Les 2.500 caméras dont la rédaction dispose quotidiennement permettent d’observer, en temps réel, une large portion du territoire ukrainien. Quelque 275 villes sont concernées. Pour obtenir un même niveau de couverture géographique avec les techniques classiques, le déploiement sur zone de dizaines de journalistes serait nécessaire. Autant dire que d’un pur point de vue économique et sécuritaire, c’est difficilement envisageable. Seul Jacques Duplessy a fait le voyage, et nous donne régulièrement des informations sur la situation.

Certains de ces territoires ne sont tout simplement pas accessibles aux reporters, pour des raisons de sécurité. La situation du moment rend tout déplacement dans ces zones particulièrement dangereux. Nos caméras nous permettent d’accéder à l’information sans risquer la vie de nos journalistes.

Une information sûre, et sans filtre

Tout conflit s’accompagne d’un effort de propagande des belligérants et le conflit en cours n’échappe pas à la règle. Épargnons-nous l’habituel couplet sur le développement récent des moyens de communication, la puissance acquise par les réseaux sociaux et les conséquences de cet état de fait sur la sphère informationnelle. Tout cela est largement décrit par nos confrères, et l’esprit critique de notre lectorat est suffisamment affûté pour ne pas en rajouter.

Notre démarche apporte deux nouveautés : la première est que les faits sont les faits et que, s’ils se produisent bien sous nos yeux, ils se produisent malgré nous. Notre présence est inconnue, invisible, et nous n’avons aucun moyen de les influencer. Nous ne choisissons pas ce que nous voyons. Nous ne pouvons qu’observer, et éventuellement rendre compte de certains éléments.

Des médias ou des témoins, sur les réseaux sociaux, rapportent un bombardement frappant une ville en particulier ? Une caméra qui couvre la zone nous indique que tout est tranquille. Nul besoin de vérifier l’information par des moyens complexes : la réalité se trouve sous nos yeux et nous permet d’identifier immédiatement une tentative de manipulation.

Les techniques de renseignement en sources ouvertes, bien décrites par des groupes comme Bellingcat, nous permettent de localiser précisément les prises de vue, de les inscrire dans un contexte historique et géographique et de vérifier que nos interprétations ne sont pas erronées.

La seconde est que nous avons bien conscience que, dans les conditions de reportage habituelles, la présence de journalistes oriente, qu’on le veuille ou non, les actions des personnes observées. Personne, ou presque, ne peut parfaitement ignorer la présence une caméra et certains comportements ne se produisent jamais devant un objectif. Chez nous, ni interview, ni mise en scène, ni tentative d’utilisation des images à des fins de propagande. Les caméras sont présentes depuis longtemps, et en permanence, dans les lieux que nous visitons.

Vertiges de l’info-hacking

Plusieurs écueils sont directement liés à notre façon de procéder. Certains sont évidents : nous ne choisissons pas les lieux que nous observons, ni la façon de les observer. Impossible de nous déplacer ou d’obtenir des commentaires venant éclairer les événements dont nous sommes témoins. Parfois, nous ne savons pas exactement où nous nous trouvons. Ces militaires, vus de loin, sont-ils russes ou ukrainiens ? Séparatistes pro-Russes ou éléments loyaux au gouvernement ? Dans quel bâtiment nous trouvons-nous ? Quel quartier de la ville ? La géolocalisation n’est pas toujours précise et, en l’absence d’indices nous permettant de nous situer précisément, nous en sommes parfois réduits à faire des hypothèses.

Des images que vous ne verrez qu’après la guerre...

Et puis nous ne parlons pas russe, et encore moins ukrainien. Et nombre de caméras montrent des intérieurs de particuliers, des commerces variés, des entrepôts fermés… et il faut toutes les consulter pour le savoir. Beaucoup de temps et d’énergie sont dépensés pour quelques dizaines de flux vraiment intéressants en termes d’information. Mais le jeu en vaut la chandelle (merci à celles et ceux qui participent à cet effort !), parce que les caméras intéressantes nous apportent des informations inédites, brutes, incontestables.

Aucune de ces difficultés, inhérentes à l’exercice, n’ont été une découverte pour nous. Mais d’autres problèmes se sont posés, auxquels nous n’étions pas forcément préparés :

Le dilemme de la situation immédiatement dangereuse

La première situation problématique à laquelle nous avons été confrontés est celle des voitures de Kyiv. Rapidement, nous avons pris conscience que, si nous avions accès aux flux d’une trentaine de voitures qui parcouraient les rues de Kiev jour et nuit (et aux conversations dans l’habitacle), c’est que les belligérants pouvaient également y avoir accès. Que faire ?

Nous savions qu’en alertant sur ce danger, nous perdrions l’accès à une source d’information majeure sur l’état de la ville. Mais pouvions-nous, collectivement, assumer le fait de nous taire, et prendre le risquer d’assister, impuissants, à des attaques sur des cibles identifiées par ce biais ? La décision d’informer les autorités ukrainiennes a été le résultat d’échanges nourris au sein de la rédaction, autant sur le principe que sur la façon de procéder. Nous avons fait un choix, en notre âme et conscience.

Le dilemme des images qui peuvent mettre des vies en danger

Nous avons accès à des caméras de surveillance qui permettent d’observer très précisément les mouvements de l’une ou l’autre des parties. Nous assistons à des événements (actions de guerre, dispositifs de défense, déplacements de troupes…) dont il pourrait être intéressant de rendre compte, soit pour informer d’une actualité, soit pour contredire certaines informations rapportées par les médias ou sur les réseaux sociaux.

Mais certaines de ces caméras sont opérées, physiquement, par des civils ou des militaires impliqués dans le conflit. D’autres montrent des lieux tenus secrets, dont la révélation aurait pour conséquence leur destruction immédiate. Car la publication des images nous obligerait évidemment à les contextualiser et permettrait à toute personne qui les reçoit de faire le même travail de géolocalisation précise que nous. Nous perdrions immédiatement l’accès à une source d’information précieuse mais, et c’est bien sûr le plus grave, ces caméras deviendraient immédiatement des cibles, avec les personnes qui les manipulent ou que nous observons à travers elles.

Distribution d'armes quelque part en Ukraine (image issue d'une de nos caméras)
Distribution d'armes quelque part en Ukraine (image issue d'une de nos caméras)

Nous sommes donc en possessions d’informations inédites, en temps réel, et nous sommes dans l’impossibilité de les partager sans influer sur le cours du conflit ou mettre en danger des vies humaines. Les échanges sur ce sujet ont été nombreux et animés au sein de la rédaction et nous avons fait le choix de ne pas communiquer sur ces images : un véritable dilemme pour des journalistes dont le métier est, habituellement, de publier toute information d’intérêt public. Une des limites, aussi, de l’info-hacking comme méthode d’obtention d’informations actualisées, fiables et originales.

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