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par François Nenin

Procès du vol Rio-Paris : l’implacable loi de Murphy

Omerta généralisée, complaisance institutionnelle, manque de réactivité… le crash était-il écrit d’avance ?

La loi de Murphy communément appelée « loi de l’emmerdement maximum » est en réalité une théorie élaborée par un ingénieur aérospatial, Edward Murphy, à la fin des années 40. Dans la conception des avions et des fusées on part du principe que « le pire est certain ».

13 longues années d'attente pour les familles des victimes - reflet

Ce précepte établi peut se traduire par « tout ce qui est susceptible d’aller mal, ira mal, tôt ou tard ». Or, dans l’affaire des sondes Pitot qui ont occasionné le crash du vol AF 447, l’administration française et européenne, Airbus, et Air France, ont réagi comme si la loi de Murphy ne s’appliquerait pas. Là n’est apparemment pas la seule entorse faite au respect des procédures et à la logique des choses, dans un milieu où l’erreur et le laisser-aller ne pardonnent pas.

Au procès du crash de Rio, on se croirait parfois dans une unité Alzheimer tant les témoins ont la mémoire qui flanche sur ce qui demeure le plus grand drame d’Air France, survenu avec un Airbus A 330 en 2009. Il faut dire qu’au regard des manœuvres dilatoires orchestrées par Air France et Airbus (13 ans d’instruction), certains appelés à la barre ont avancé en âge ; d’autres sont décédés en emportant au ciel leur savoir et leurs secrets. Cela rend la tâche de la juge Sylvie Daunis et des avocats des parties civiles encore plus ardue.

Alors qu’Air France accuse Airbus d’avoir manipulé une expertise, on pressent que l’entente cordiale entre ces deux prévenus se fissure au gré des audiences. Mais l’heure est venue d’entendre l'ancien pilote d’essai d'Airbus, Armand Jacob, qui comparait en tant que témoin mais semble subir les affres d’une mémoire en pointillé. Notamment quand il s’est agi de se souvenir des circonstances d’un incident arrivé dans une autre compagnie, Air Caraïbes, en septembre 2008, c'est-à-dire 9 mois avant le crash du Paris-Rio.

Les sondes Pitot: des capteurs de vitesse  qui gèlent en haute altitude - Capture d'écran
Les sondes Pitot: des capteurs de vitesse qui gèlent en haute altitude - Capture d'écran

Que s'est-il précisément passé ce jour là sur cet autre Airbus? Comme pour le vol de Rio, les sondes Pitot qui indiquent la vitesse ont gelé en vol. Mais cette fois-ci l’expérience du commandant de bord instructeur permet d’éviter le pire. Dès son retour sur le plancher des vaches, bouleversé par ce qu’il vient de vivre, le pilote chevronné va jusqu’à réveiller son supérieur en pleine nuit. François Hersen, le directeur d’Air Caraïbes, lui, se souvient de tout et il s’en ouvre à la barre du tribunal. Il précise n’avoir eu de cesse d’alerter les autorités de l’aviation civile européenne et française sur cet évènement, et par écrit.

Parce qu'il avait immédiatement vu le caractère hautement accidentogène de la panne, François Hersen avait décidé de changer les sondes défectueuses de marque Thalès. L’agence européenne de sécurité aérienne avait certes fait remonter ce problème auprès d’Airbus, mais 5 mois après qu’elle a été saisie par une lettre alarmante d’Hersen. Ce même courrier avait transité par la direction générale de l’aviation civile à Paris.

Interrogé par la juge à propos de l’incident d’Air Caraïbes, l’ancien pilote d’essai Armand Jacob, aujourd’hui âgé de 76 ans, barbe blanche, hésitant, ne se rappelle plus s’il avait manifesté une inquiétude particulière quant aux sondes défectueuses à cette époque. L’une des avocates des familles de victimes lui rappelle alors qu’il dépose sous serment. L’ambiance est tendue, Airbus joue gros : la firme a-t-elle sous-estimé le problème des sondes, à l’origine du drame ? De son côté François Hersen, le patron d’Air Caraïbes, persiste et martèle ses convictions: « ce n’était pas un incident, mais un quasi-accident ! » . Cette différence de qualification des faits s'avère capitale car là aussi l’avion a décroché, et il aurait donc pu connaître le même sort que le vol de Rio.

Maitre Alain Jacubowitz intervenant pour les parties civiles fustige la « doxa » du constructeur et questionne à son tour: « Un Airbus ne décroche pas en haute altitude… Et le 1er juin, il s’est passé quoi ? » . Moins hésitant Armand Jacob renvoie sur la technique en précisant « qu’un Airbus ne décroche pas en loi normale » . C’est subtil, car quand les sondes ont givré l’avion est passé en loi dite « Alternate », sans pilote automatique, donc en loi classifiée « anormale ». Les pilotes se retrouvent alors en pilotage manuel à haute altitude, ce qui demande de l’entraînement. C’est justement le talon d’Achille d’Air France. On qualifie parfois les pilotes de « pilotes Nintendo » car ils ne volent qu’au bénéfice de systèmes informatiques complexes.

Thierry Le Floch, pilote et ancien responsable de la branche technique du syndicat des pilotes dénonce ouvertement la méthode: « C’est une doctrine interne à Air France. Car le concept Airbus avec l’introduction des commandes de vols électriques et des algorithmes - très joli sur le papier - a marqué une rupture dans la culture professionnelle des pilotes d’Air France qui n’ont pas pu s’approprier cette révolution puisqu’on leur disait de faire confiance les yeux fermés aux automatismes » .

« On a vendu des Airbus qui ne décrocheront pas, aussi sûrement qu’un Titanic ne coulera jamais… »

Cet accident serait-il une énième version de la guerre entre l’homme et la machine ? C’est un fait, ces avions d’ingénieurs sont bourrés d’électronique et de lois informatiques. Ils ont été vendus sous un slogan comparable à celui du Titanic qui ne devait jamais couler : un Airbus ne décroche pas ! Une affirmation somme toute bien hasardeuse quand on sait qu’un avion décroche lorsqu’il passe sous une certaine vitesse : les filets d’air se décollent de l’aile et n’offrent plus de « portance », alors l’avion tombe. D’où la nécessité de recueillir de justes informations de vol en provenance des sondes Pitot. Tous les instructeurs l’affirment dès l’aéroclub : « en aviation, la vitesse, c’est la vie ! »

Un courrier des familles de victimes: des questions et de la colère - reflets
Un courrier des familles de victimes: des questions et de la colère - reflets

Lorsqu’on demande à Armand Jacob s’il aurait fait mieux que l’équipage du vol AF 447, il marque un silence, puis annonce que sa réponse ne va pas plaire : « Oui j’aurais fait mieux, comme d’autres équipages qui se sont retrouvés dans la même situation. J’aurais fait mieux au niveau de l’action initiale, mais les choses étaient jouées une fois l’avion installé dans le décrochage » . Et ce spécialiste d'ajouter : « les pilotes avaient suffisamment d’éléments pour appliquer la première des choses à faire : piloter » . Énoncée telle une évidence, cette réflexion mérite pourtant qu’on s’y attarde. Rappelons qu’Air France a été renvoyée en correctionnelle pour s’être abstenue « de mettre en œuvre une formation adaptée (et) l’information des équipages qui s’imposait » face au givrage des sondes permettant de mesurer la vitesse de l’avion. Tandis qu’Airbus est accusé d’avoir « sous-estimé la gravité des défaillances des sondes Pitot équipant l’aéronef A330, en ne prenant pas toutes les dispositions nécessaires pour informer d’urgence les équipages des sociétés exploitantes et contribuer à les former efficacement » .

Assistons-nous alors au procès d’un déni coupable, d’un manque de réactivité et de courage, et d’une absence de prise en compte des alertes ? A l’image de la réaction de Patrick Goudou, le patron de l’agence européenne de sécurité aérienne, qui a finalement témoigné devant la justice française après avoir refusé de se rendre aux convocations de la juge d’instruction. Il avait utilisé pour cela de curieux arguments : l’officine basée en Allemagne pouvait jouir des privilèges et immunités de l’Union européenne. L’un des avocats lui avait alors réservé une terrible sentence : « Je vous laisse, Monsieur, rejoindre la cohorte des fonctionnaires qui ne sont responsables de rien » .

Responsabilité, le mot est lâché ; avec le crash de Rio c’est peut-être le procès de l’irresponsabilité d’un système qui s’ouvre aujourd’hui. Au fil des non-dits ou des actes manqués, il apparait que l’habitude de traiter des affaires de l’aviation civile en famille soit prise de longue date. Au sein de ce milieu fermé on relève trop souvent une sorte de complaisance naturelle qui irait de mise avec un appréciable entre-soi. Ce sentiment dérangeant se précise en remontant le cours de l’histoire. Car chronologiquement parlant, l’aviation civile c’est d’abord l’affaire de quatre amis issus de la même promotion de polytechnique en 1965. Tous vont y occuper des postes clés à très haute responsabilité.

La question se pose rétrospectivement : n’aurait-il pas été souhaitable de mieux distribuer les cartes du pouvoir pour s’assurer d’une plus grande objectivité en matière de fonctionnement et de contrôles des services ? A cette époque le quatuor dirigeant avait autorité sur l’ex-compagnie nationale, sur la DGAC (Direction générale de l’aviation civile) considérée comme le gendarme de l’aérien, et sur le BEA (Bureau enquête et analyse pour la sécurité de l’aviation civile). Ainsi Paul-Louis Arslanian était le responsable d’enquêtes au BEA, Noël Forgeard présidait EADS-Airbus, et Claude Lelaie était pilote d’essai d’Airbus. Le dernier camarade de chambrée était Pierre-Henri Gourgeon, un ancien cadre de la DGAC, devenu patron de la compagnie Air France au moment du crash.

Des postes clefs répartis entre amis de longue date - Capture d'écran
Des postes clefs répartis entre amis de longue date - Capture d'écran

Rien ne laisse supposer que cette entente cordiale puisse être à l’origine de malversations de nature à impacter la sécurité des vols. Mais Il est clair qu’à la fin des années 80, alors que Boeing et Mc Donnell Douglas fusionnent, l’Airbus A320 arrive à point nommé pour redorer le blason européen. La France, le Royaume Uni et l’Allemagne se lancent dans un projet pharaonique portant à la fois sur l’aviation civile mais aussi sur la défense : le nouvel Airbus est une révolution. Rien ne doit entraver le vol triomphant du challenger de Boeing. Autant dire que tout doit être parfait dans le meilleur des mondes. Pourtant le ciel se couvrira lorsqu’un lanceur d’alerte, lui même pilote, osera dénoncer de dangereuses malfaçons sur les avions de la compagnie (voir encadré ci dessous).

Les quatre compères d'hier ne seront pas renvoyés devant la chambre correctionnelle pour la simple et bonne raison que la justice s'adresse à Air France et Airbus en tant que personnes morales. C'est donc au staff de la direction actuelle d'être appelé à comparaître au procès. Mais cette philosophie originelle d’autoprotection interne, qui semble actuellement perdurer, pourrait hélas expliquer bien des choses. Un cruel constat pour les familles des 228 victimes qui, elles, attendent simplement des vérités concrètes sur les circonstances du drame.

Habsheim : premier crash, premiers silences

Norbert Jacquet est un pilote lanceur d’alerte devenu SDF, une figure connue du petit « milieu » de l’aérien. Cette histoire d’omerta commence le 26 juin 1988 près de Mulhouse, à Habsheim. Ce jour là, Air France et Airbus présentent leur nouveau bijou, l’Airbus A 320, bourré d’électronique embarquée. Mais au cours du vol de démonstration à très basse altitude l’avion se crashe dans la forêt, faisant 3 morts et 36 blessés. L’ordinateur de bord a pris le pas sur l’action du pilote qui tentait en vain de remettre les gaz. Ce dernier sera désigné comme pleinement responsable et condamné à de la prison ferme. Jacquet n’accepte pas ces conclusions et soutient la cause du pilote incriminé. Il prend position et accuse le comportement de l’avion. Après le crash il va créer un syndicat pour dénoncer les malfaçons de l’A320. C’est pour lui le début d’un enfer digne de l’ex-union soviétique.

Norbert jacquet, hier pilote de ligne, aujourdui paria de l'aviation - Reflets
Norbert jacquet, hier pilote de ligne, aujourdui paria de l'aviation - Reflets

Dans la foulée de l’accident les boites noires vont disparaître, pour revenir dans les mains du juge d’instruction plus de 10 jours après. A leur retour elles auraient été trafiquées : 8 secondes de bande manquent. Un peu trop remuant, le juge Sengelin est écarté de l’affaire. Pour le film « Air France la chute Libre » de l’émission Spécial Investigation, nous avions retrouvé ce juge des années après ; face caméra, il nous avait confirmé avoir reçu des pressions politiques. Il ne fallait pas toucher à Airbus.

Revenons à Norbert Jacquet: après une visite médicale, il est déclaré inapte au travail pour raison mentale par un médecin généraliste. Plus tard, aucun spécialiste ne détectera cependant chez ce pilote confirmé un quelconque trouble mental. Mais le mal est fait. La machine d’état va broyer un homme qui s’énerve: il fait 6 mois de prison préventive et se retrouve interné en unité psychiatrique. Le ministre socialiste des Transports, Michel Delebarre, le poursuit pour diffamation. Norbert devient SDF. En dépit de tout il créé un site internet pour dénoncer l’appareil d’Etat au service des enjeux industriels d’Airbus. Son histoire a donné lieu à une curieuse appellation prévenant ceux qui viendraient à sortir du rang : « tu veux être Norbérisé ? » .

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