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par Isabelle Souquet

Procès bâillon : la justice bouche bée

Peut-on lutter contre les procédures visant à museler la presse, lancées par des sociétés qui ne lésinent pas sur les moyens ?

Un patron qui attaque un journal pour faire cesser une enquête sur lui -comme Patrick Drahi avec Reflets – c’est une procédure devenue monnaie courante. L’Europe et la France tentent de se mobiliser contre ces SLAPP (Strategic Lawsuits Against Public Participations) qui se multiplient, malgré les lourdeurs institutionnelles et les réticences de certains états membres.

Les procès-bâillons : allégorie - Movetheclouds - Flicker - CC BY-NC-SA 2.0

En dictature on fait parfois disparaitre les journalistes gênants. En démocratie, on essaie plutôt de les faire taire sans violence, en utilisant des voies légales. Des sociétés milliardaires, bardées d’un staff impressionnant d’avocats spécialisés, lancent des procédures en diffamation, ou des poursuites pénales, ou encore des actions devant le tribunal de commerce au nom du droit des affaires comme Altice l’a fait pour Reflets. Des procédures destinées à censurer, harceler et intimider, avec comme unique objectif de faire taire enquêteurs et lanceurs d’alerte.

En général, c’est plutôt efficace : les « petits » journaux – a fortiori les journalistes indépendants - n’ayant pas les épaules suffisantes pour assumer des frais de justice élevés et des années de procédure. Et d’ailleurs il ne s’agit pas tant pour les plaignants de gagner ni même de prouver une diffamation, par exemple, que de décourager les enquêtes en faisant perdre de l’argent et surtout beaucoup de temps et d’énergie à leurs auteurs. Pour preuve le nombre de plaintes qui ne vont pas jusqu’au procès : certaines actions sont tellement abusives que leurs initiateurs mêmes sont sûrs de perdre. Ils se désistent donc quelques jours avant la tenue du procès, il n’y a alors ni gagnant ni perdant, mais l’attaquant gagne tout de même le fait de ne pas avoir à payer d’éventuels dommages et intérêts, et surtout d’avoir consciencieusement épuisé – en énergie, en temps et en frais d’avocat – la partie mise en cause, qui a, généralement, les reins moins solides. C’est exactement ce qui s’est passé pour Inès Léraud, la journaliste spécialiste de l’environnement, poursuivie deux fois en diffamation par un grossiste en agro alimentaire qui s’est désisté juste avant les audiences.

Faire taire journalistes, chercheurs, ONG

En ligne de mire de ces sociétés sans états d’âme, la presse indépendante bien sûr, mais aussi des ONG, des militants ou chercheurs et des associations de défense des droits de l’homme.

En France, un des exemples les plus démonstratifs de l’utilisation de procès bâillon est celui du groupe Bolloré, qui, en 2018, a intenté une action en diffamation contre trois journaux (Mediapart, Le Point et L’Obs) et deux ONG qui se faisaient l’écho de plaintes de villageois et d’agriculteurs du Cameroun accusant le groupe de s’accaparer leurs terres. Le groupe a attaqué en engageant plus de 20 procédures judiciaires. Après une victoire en première instance, puis un échec en appel, le groupe s’est porté en Cassation contre Mediapart. Le 11 octobre dernier la Cour de Cassation a rejeté la demande, signant une défaite complète et définitive du groupe Bolloré dans ce dossier. Dans son arrêt, la Cour précise notamment : « Les propos poursuivis s’inscrivaient dans un débat d’intérêt général, à savoir l’action du groupe Bolloré en Afrique et ses agissements vis-à-vis de deux entrepreneurs camerounais qu’il aurait ruinés ; et reposaient sur la base factuelle suffisante de déclarations de tiers » et « les prévenus [Mediapart et la journaliste Fanny Pigeaud] ne pouvaient, compte tenu de ce contexte et de cette base factuelle, se voir reprocher d’avoir manqué de prudence dans l’expression dans des conditions de nature à les priver du bénéfice de la bonne foi. »

À l’échelon européen, la Cour Européenne des droits de l’homme, qui s’est saisie du sujet, est très claire sur les procédures bâillon: « l’octroi de dommages-intérêts déraisonnablement élevés peut avoir un effet dissuasif en matière de liberté d’expression. Des garanties adéquates doivent donc être mises en place au niveau national pour éviter que des dommages-intérêts disproportionnés soient accordés. Les États sont tenus de créer un environnement favorable à la participation aux débats publics de toutes les personnes concernées, leur permettant d’exprimer sans crainte leurs opinions et idées. » Plusieurs textes ont été adoptés au Conseil de l’Europe dès 2018, qui disent tout aussi clairement : « les autorités nationales devraient envisager d’adopter une législation appropriée pour prévenir les contentieux stratégiques contre la participation du public (SLAPP) ou les litiges abusifs et vexatoires utilisés dans le but de restreindre le droit à la liberté d’expression des utilisateurs, des fournisseurs de contenus et des intermédiaires. » Les ministres pointent notamment la « recherche opportuniste » de juridiction dans les cas de diffamation, un « tourisme judiciaire » qui consiste en la recherche d’une juridiction que l’on peut saisir facilement et que l’on estime indiquée pour rendre la décision la plus favorable. Comment ne pas y voir exactement le choix d’Altice qui attaque Reflets devant le Tribunal de Commerce de Nanterre sur le secret des affaires, et non pas devant le 17e chambre correctionnelle - celle de la presse - pour diffamation ? D’autant qu’en première instance les juges du commerce ne sont pas des professionnels du droit.

Si l’Europe possède bien les fondamentaux théoriques contre les SLAPP, la mise en pratique se fait attendre. Pour l’instant, il n’existe qu’une recommandation, non contraignante, qui incite les états membres à « mettre en place des mesures pour limiter les procédures bâillon et aider les journalistes ou les personnes ciblées ». Du côté purement législatif, ça patine. Une directive - contraignante, elle - a été publiée en avril dernier. Très frileuse, au champ très limité (elle ne concerne par exemple que le civil et pas le pénal), elle ne couvre que des « procédures tranfrontalières » (« cross borders » dit le texte) dont les contours restent à déterminer. La Fédération Européenne des Journalistes y voit une réaction à l’histoire de Daphné Caruana Galizia, la journaliste maltaise assassinée il y a tout juste cinq ans alors qu’elle enquêtait sur de nombreuses affaires de corruption. « À sa mort, on s’est rendus compte qu’elle avait 47 procès contre elle ! Il y en avait notamment à Londres, à cause de cette recherche de pays à la législation plus favorable pour attaquer en diffamation » explique Camille Petit, porte-parole de la FEJ.

Une directive frileuse

L’Union Européenne en tant qu’institution politique a du mal à légiférer sur les questions de liberté de la presse. La première mouture, présentée en avril dernier, contient toutefois une avancée qui pourrait être majeure : un mécanisme de rejet des plaintes. Concrètement, avant de juger sur le fond, il y aurait un premier filtre pour dire, en fonction de plusieurs indicateurs, si la procédure intentée est abusive ou non, si elle est une procédure bâillon. Et si c’était le cas, de la rejeter. « Un procédé dissuasif qui sanctionnerait les personnes malintentionnées désireuses de se servir de la voie judiciaire comme d’une arme contre la presse » se réjouit Camille Petit, tout en expliquant combien on est encore très loin du compte : « les états membres ont été sondés et on sent déjà des résistances dans certains pays. En off, on nous dit même qu’avec une directive qui aurait été plus large les états membres n’auraient pas suivi… Et aujourd’hui les discussions commencent à peine ! »

Les ONG qui recensent les cas de SLAPP depuis des années, ont vu leur nombre exploser sans qu’il y ait encore de vrai garde-fou. Sauf du côté des pays anglo-saxons, où le recours au judiciaire est entré dans les mœurs depuis plus longtemps et ou les sociétés civiles ont déjà réagi : il existe des lois anti SLAPP dans plusieurs états américains, en Australie et au Canada, des discussions sont en cours en Grande Bretagne et en Irlande.

En Europe, au vu du temps que vont prendre les discussions de la Commission Européenne, la directive devrait mettre au moins trois ans à voir le jour. Une fois adoptée, elle devra encore être transposée dans la législation de chaque pays membres pour pouvoir y être appliquée. C’est dire qu’en France, ce n’est pas demain la veille.

« En France l’opacité est garantie pour les puissants »

La députée européenne Manon Aubry a concouru à porter la proposition de directive sur les procès bâillon

Que penser de la proposition de directive européenne sur ces procédures ?

Elle est de bonne qualité, en ce qu’elle reprend de nombreuses propositions que nous avons portées au Parlement européen, avec les associations et syndicats de journalistes. Mais elle a un défaut majeur : du fait des compétences limitées de l'Union européenne, elle ne concerne que les cas transfrontaliers et qui reposent sur le droit civil. Par exemple, la seule législation européenne n'aurait pas pu empêcher le procès mené par Altice contre Reflets.info pour empêcher la publication d'informations sur le groupe français.

Au Parlement européen, j'ai demandé sans succès à ce que la Commission explore d'autres voies légales pour que cette directive s'applique à toutes les procédures bâillons. La balle est désormais dans le camp des États membres : la France, par exemple, va-t-elle étendre les propositions de la Commission européennes à tous les cas français ? Ce n'est certainement pas une priorité pour ce gouvernement. Il a d'ailleurs laissé filer l'occasion de Présidence française du Conseil de l'Union européenne pour mettre les États membres autour de la table et s'entendre afin que le dispositif de la Commission européenne soit étendu aux cas nationaux.

Justement, que peut-on espérer en France ?

Ce n'est pas une surprise, la ligne du gouvernement est très clairement de garantir l'opacité en faveur des puissants et de limiter les protections pour les voix dissidentes. Par exemple, il s'est montré très allant pour adopter la loi sur le secret des affaires en juillet 2018, loi dont se prévaut Altice dans sa procédure bâillon contre Reflets.info, mais il a rechigné à transposer la directive européenne sur la protection des lanceurs d'alertes. Celle-ci aurait dû être intégralement transposée fin 2021 mais la France traine la patte et a d’ailleurs reçu pour cela un avertissement de la Commission. Non seulement cela s'inscrit dans une politique générale en faveur des puissants, mais des ministres en poste en sont eux-mêmes coutumiers, à l'image des procédures intentées par Gérald Darmanin contre ses adversaires politiques, de Philippe Poutou à Audrey Pulvar.

Dans un pays où 90% des titres de presse sont dans les mains d'une poignée de grands patrons, garantir la liberté d'expression et d'information est essentiel. Détourner la justice pour faire taire toute critique met en danger la démocratie. Nous ne pouvons pas espérer que le gouvernement soit proactif, mais la NUPES pourra se mobiliser, notamment lors des discussions en vue de la transposition de la directive, afin d'en étendre le périmètre à tous les cas de procédures bâillons. C'est un combat, comme beaucoup d'autres, sur lequel les groupes de gauche et écologistes se retrouvent naturellement.

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