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Édito
par drapher

#PRISM #Snowden #Lustre : ceci n'est pas un sabre-laser

Les révélations d'Edward Snowden doivent amener une réflexion d'ensemble sur le monde interconnecté et hypertechnologique dans lequel nous sommes entrés. Pas seulement sur les abus des agences gouvernementales ou des géants du net, mais sur la relation qu'entretient une part de plus en plus importante de la population au numérique.

Les révélations d'Edward Snowden doivent amener une réflexion d'ensemble sur le monde interconnecté et hypertechnologique dans lequel nous sommes entrés. Pas seulement sur les abus des agences gouvernementales ou des géants du net, mais sur la relation qu'entretient une part de plus en plus importante de la population au numérique.

"San-Francisco se rebelle contre les geeks" : c'est sous ce titre qu'un article du Los Angeles Times (traduit dans le Courrier International de ce mois-ci) décrit les changements massifs que génèrent l'invasion de jeunes salariés du secteur des "nouvelles technologies" dans la ville qui accueille la fameuse Silicon Valley. Croire que le secteur du numérique est simplement une aubaine qui produit du bien-être en plus et représente un avenir radieux, écologique, de partage, est un vaste leurre. Bien entretenu par les politiques et surtout par les consommateurs, de plus en plus obsessionnels envers le "numérique". Etre geek, c'est être cool. C'est être en phase avec son époque, avec les autres. C'est une sorte de sens de la vie. Oui, mais lequel ? Avec quelles répercussions ? Et au final, avec quelles responsabilités vis-à-vis de la surveillance et le non-respect de la vie privée dénoncés par le plus grand nombre ?

Transparence et partage total : le rêve d'Orwell

Sous le prétexte de créativité et de partage, toutes illusoires, le numérique a poussé ses utilisateurs à devenir des sortes de machines auto-promotionnelles, qui offrent au plus grand nombre, quotidiennement, des informations sur eux-mêmes : statut et amis Facebook, humeur et réseau de contacts sur Twitter, achats tracés, et mille et une activités requérant un avis, un commentaire, une note, un renvoi d'information. Les app de coaching individuel explosent, la géolocalisation est fortement incitée, et ainsi, la grande communauté des" modernes" étale et injecte dans les bases de données des serveurs de big data l'intégralité ou presque de sa vie. Combien d'interactions laissant des traces et donnant des informations aux géants d'Internet un citoyen laisse-t-il chaque jour du levé au coucher ? Des centaines. Le rêve pour un Big Brother plus malin et discret que celui décrit par Orwell : ce qui a été fait, par les grandes entreprises, les agences gouvernementales, et ce que révèlent parfaitement les documents communiqués par Snowden à la presse.

Le mouton achète des couteaux au boucher

Cette métaphore peut paraître étrange mais peut se révéler pertinente, et fait frémir sur l'imbécilité contemporaine. Imaginons un instant que nous soyons des moutons et que des bouchers n'aient pas de couteaux ou d'objets tranchants pour nous égorger afin de nous mettre à la vente sur des étals. Difficile d'abattre des troupeaux entiers pour nourrir une clientèle carnivore, n'est-ce pas ? Imaginons maintenant que les mêmes moutons achètent des couteaux pour les donner aux bouchers en réclamant que ces derniers "n'en fassent rien de particulier". Ridicule ? Oui. Totalement. Les bouchers égorgeront les moutons pour les vendre. Et c'est exactement ce qu'il se passe aujourd'hui : des moutons qui se ruent sur des technologies, dont l'utilité humaine concrète sont la plupart du temps proches du zéro absolu, alimentent des entreprises devenues totalitaires, qui les tondent et les vendent à qui veut, jusqu'à des Etats en plein travail de transformation des vieilles démocraties parlementaires en régimes totalitaires technologiques de basse fréquence.

Se plaindre de la récolte des données par la NSA, dont une grande partie est fournie par Google, Yahoo, Facebook, Amazon, Microsoft, Apple et consorts, alors que la majorité des geeks occidentaux alimente les serveurs de ces entreprises en permanence est une forme de dichotomie mentale effrayante.

Militer pour le bio et acheter des surgelés industriels

Amazon est un exemple parfait de l'entreprise techno-totalitaire. Chez Amazon tout est déclaré cool, et l'entreprise vend à ses employés-esclaves un rêve qui ne concerne en réalité que ses dirigeants. Les clients aiment Amazon mais plébiscitent et financent ce qu'ils critiquent pourtant quotidiennement en termes sociaux et économiques : pression manégériale déraisonnable, surveillance, épuisement des employés, règles de l'entreprise hors des lois du travail, profits à tout prix, etc…

La majorité des grandes entreprises du numérique sont des vendeurs de mirage qui ne militent dans le sens du partage, de l'écologie ou de l'amélioration de l'humanité que pour une seule chose : l'augmentation de leurs bénéfices et la dévoration de marchés hyper-concurrentiels qu'ils créent de toutes pièces. Participer à ces écosystèmes numériques en achetant, en communiquant avec eux, en activant dans sa vie quotidienne leurs services, en les alimentant, est l'équivalent d'un militant du bio qui mangerait des surgelés industriels tous les jours : une hérésie contre-productive, chaque action annulant une autre.

Un monde de clivages psychologiques peut rendre fou

Là où sommes arrivés aujourd'hui est un gué. Tout dépend s'il sera traversé ou non. Rien n'est encore décidé, mais le basculement est en cours. Certains parlent d'actions collectives en oubliant qu'avant de vouloir changer le monde à plusieurs, il faut commencer par changer soi-même et agir quotidiennement dans le sens désiré. Les "changeurs" de monde qui s'excitent sur Twitter ou Facebook, alimentent ceux-là-mêmes qu'ils voudraient combattre. La folie, c'est de dire quelque chose et faire exactement l'inverse sans s'en rendre compte. Peut-être est-ce là le problème actuel : une population entièrement obsédée par les technologies numériques, enfermée, emprisonnée dans les tuyaux, mais qui réclame la liberté et dénonce une surveillance qu'elle a elle-même activée, permise et alimentée ?

Ceci n'est pas un sabre-laser, mais pourtant, c'en est un.

Construit par l'auteur en 2005 pour un jeune pré-adolescent passionné par Star-Wars, il est une possibilité : celle de construire nous-mêmes ce qui nous fascine au lieu de se laisser manipuler par ceux qui aimeraient nous transformer en produit de consommation. A l'infini.

Extrait du roman "The Circle" (tiré de l'article du Courrier International "The Circle, entreprise totalitaire", novembre 2013)

"Je comprends, déclara Mae, que nous avons l'obligation en tant qu'êtres humains de partager ce que nous voyons et savons, et que toute connaissance doit être démocratiquement accessible.

— C'est l'état naturel de l'information que d'être libre — D'accord. — Nous avons tous le droit de savoir tout ce qu'il est possible de savoir. Nous sommes tous propriétaires collectivement de la connaissance accumulée du monde. — D'accord, déclara Mae. Donc, qu'est-ce qui se passe si je prive quelqu'un de quelque chose que je sais ? Je vole mes semblables, non ?

En effet, confirma Bailey en acquiesçant gravement…

— La vie privée, c'est le vol."

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