Presse : la fabrique de l'opinion
Le Diario de Ibiza construit une réalité alternative
On prête souvent à la presse le fait d'être un quatrième pouvoir aux côtés de l'exécutif, du législatif et du judiciaire. C'est lui faire trop d'honneur. L'état du secteur laisse plutôt penser que la presse est moribonde. Toutefois, il lui reste un pouvoir. Celui de fabriquer l'opinion aux côtés des nouveaux entrants, comme Twitter ou Facebook. Passons en revue un exemple parlant, venu des îles.

Août 2017, une tempête très violente secoue les îles Baléares d'Ibiza et de Formentera. A Ibiza, les plus gros dégâts sont à déplorer sur la côte sud de l'île.

A Ibiza, jusqu'il y a quelques années, il n'y avait qu'un journal quotidien. Si la situation a changé avec l'apparition de plusieurs concurrents, le Diario de Ibiza conserve une position importante. Son traitement de l'information est exemplaire à propos de cette tempête.
Aux côtés d'articles factuels sur les conséquences de la tempête, apparaissent des tribunes énervées sur… une urbanisation. Bien que de nombreuses constructions aient été touchées ailleurs, notamment un restaurant de plage très connu et quasiment détruit (à Es Torrent), le tir nourri de tribunes se concentre sur une seule urbanisation.

La bataille est menée par Xescu Prats, journaliste qui se spécialise dans les reportages sur les bonnes adresses et les endroits les plus enchanteurs de l'île.
Pour lui, la cause est entendue : la tempête a détruit une route à Es Cubells, des rochers se sont détachés des falaises et ont failli tuer des gens. La faute en revient à "des spéculateurs français qui se sont établis sur la côte d'Es Cubells il y a quarante ans et ont réussi, contre toute logique, à obtenir de la mairie de l'époque, le droit d'injecter du béton et d'urbaniser des falaises de rochers et d'argile qui tenaient à peine". N'en jetez plus, la coupe est pleine. En tout étant de cause, l'affaire est entendue.
Dans les jours qui suivent d'autres articles du même tonneau sont publiés.
Voilà une offensive (ce n'est pas la première à propos de cette urbanisation) de presse qui participe à la fabrique de l'opinion. C'est dans le journal, c'est donc vrai, à la différence de toutes ces fake news que l'on trouve sur Internet, n'est-ce pas ?

Il a allègrement contribué à défigurer l'île qui s'est dotée d'hôtels en forme de barres de béton et d'autoroutes (elle ne fait pas plus de 40 kilomètres de long). Lorsque les investisseurs étrangers débarquent au début des années 70, les petits derniers des familles locales, ayant hérité des terrains en bord de mer et donc non cultivables (sans valeur) vendent leurs terrains pour des sommes qui, pour eux, représentent des fortunes. Des maisons se construisent sur ces terrains. Aujourd'hui, les revendications catalanes ont percolé à Ibiza. Les Ibicencos veulent récupérer leurs terres, reprendre en mains la gestion de l'île. Bien entendu, ils ne l'ont jamais perdue puisqu'ils occupent tous les postes administratifs. Mais certains ont compris que - excepté pour ce qui est des affaires d'Abel Matutes, ils n'ont pas la main sur quelques perles du juteux business du tourisme.
Dans ce contexte, la diatribe sur les "spéculateurs français" prend un sens assez particulier.

Interpellé sur l'aspect xénophobe de son article, Xescu Prats en rajoute une couche : les fameux investisseurs avaient des "antécédents pénaux". Nous y reviendrons.
Les falaises de la discorde
Mais reprenons l'aspect "fabrique de l'opinion".
Avant tout, il faut parler des "falaises" sur lesquelles serait construite l'urbanisation évoquée par Xescu Prats.
De très nombreuses maisons sont construites dans cette zone mais la charge de Xescu Prats vise une zone bien précise. Celle-ci est située au bout d'une route qui longe les fameuses falaises. Les maisons sont construites sur un terrain plat situé entre ces dernières et la mer. Pas du tout sur les falaises.

A la lecture de l'article de Xescu Prats, on imagine des rochers et des torrents de boue déboulant sur ces maisons. Or il n'en est rien.
Ceux-ci se sont principalement déversés sur une plage en contrebas, bien au delà de l'urbanisation. Cette boue et ces rochers proviennent du plateau, au dessus des falaises, et se sont engouffrés dans un ravin qui n'a jamais été nettoyé et sécurisé par la mairie.

A la différence de Xescu, Reflets s'est déplacé et a remonté le chemin emprunté par la boue et les rochers jusqu'à l'endroit d'où tout est parti. Il s'agit d'un terrain déboisé pour être cultivé.

Le village local d'Es Cubells dont l'église date du XVIIIème siècle est lui, en revanche, construit juste à l'aplomb des falaises. Mais cela ne semble pas troubler Xescu Prats qui fustige ces spéculateurs assez fous pour contruire sur des falaises d'argile...

Mais revenons à nos spéculateurs français ayant des antécédents pénaux.
Interrogé sur ce point, Xescu Prats finit par lâcher un nom. Pas n'importe lequel puisqu'il s'agit de Henri Tournet. Pas de chance, Xescu Prats nomme le détenteur initial de ces terrains, pas la personne qui a réalisé l'urbanisation. Et interviewer un mort est compliqué. Il ne risque pas d'apporter la contradiction au journaliste du Diario.
Interrogé de manière réitérée sur les preuves qu'il détiendrait sur des antécédents pénaux de la personne ayant réalisé cette urbanisation, Xescu Prats ne répondra jamais. Logique, elles n'existent pas.
Voilà une forme de journalisme qui laisse rêveur…