Portugal : surprise, le moteur de l’extrême droite est le racisme
Élections législatives et retour du fascisme
À l’instar de la majorité des pays européens, le Portugal voit l’extrême droite s’imposer dans son paysage politique. L’immigration, bien que relativement modeste dans le pays, est devenue l’un des principaux leviers rhétoriques de son leader André Ventura. Ce décalage entre réalité migratoire et discours politique révèle que le racisme et le suprémacisme blanc demeurent, en Europe, des moteurs structurants de l’idéologie et de la progression de l’extrême droite.
Les dernières élections législatives au Portugal — un pays qui, jusqu’en 2019, était parvenu à contenir l’extrême droite dans la marginalité — ont marqué un tournant : le parti salazariste Chega, dirigé par André Ventura, a obtenu 22 % des suffrages et fait élire 49 députés au Parlement.
Il ne fait guère de doute que le succès électoral de Chega (« ça suffit » en français) repose principalement sur la construction de l’« étranger » comme menace centrale. Alors qu’en France, en Allemagne, en Suisse ou en Autriche, le discours anti-migration dominant désigne « les Arabes » ou « l’islam » comme principales « menaces », au Portugal, c’est la communauté tzigane (ou « gitane »), des Afrodescendants, des Asiatiques, puis, plus récemment, l’immigration brésilienne qui servent de véhicule aux fantasmes fascistes.
Un racisme qui était toujours là
L’antitsiganisme y constitue l’une des formes de racisme et de xénophobie les plus profondément enracinées au Portugal. Cela s’explique en partie par le contexte historique. Le rejet des populations gitanes est ancien. Dès le XVIe siècle, les lois anti-gitanes (comme celles de 1526 ou 1587) criminalisaient leur mode de vie et les obligeaient à se sédentariser, à abandonner leur langue et leurs coutumes.
Sous l’Estado Novo (1933–1974), la dictature salazariste n’a pas remis en cause cette marginalisation, perpétuant leur exclusion sociale. Après la Seconde Guerre mondiale, le Portugal étant resté officiellement neutre, la persécution des populations juives y fut moins marquée que dans d'autres pays européens.
Toutefois, cela n’a pas empêché l’idéologie raciale et suprémaciste blanche, notamment héritée du colonialisme, de se maintenir dans la société portugaise, bien au contraire.
Ce n’est que dans les années 1990 que l’État portugais a commencé à mettre en place des statuts spécifiques à caractère économique et social en direction des communautés gitanes. Ces mesures, bien que tardives et limitées, ont suscité des réactions hostiles chez une partie de la population, imprégnée de préjugés raciaux profonds.
L’idée que les gitanes, historiquement exclus et marginalisés, puissent bénéficier d’aides publiques a fortement dérangé cette frange raciste de la société. Cela a contribué à ancrer dans le débat public des stéréotypes durables, que seule l’extrême droite a ensuite relayés de manière explicite — avec, malheureusement, un certain succès.
Nostalgie coloniale et négrophobie
Le passé colonial du Portugal, mais aussi la « nostalgie impérialiste » continuent d’entretenir un rapport ambigu à la question raciale, d’ailleurs leurs monuments sont toujours là.
La génération des « returnados » — comparable aux « Pieds-Noirs » français —, qui nourrit une certaine nostalgie du monde colonial, perpétue toujours l’idée que le Portugal a modernisé ses anciennes colonies, que la décolonisation fut une erreur. En tant que puissance coloniale majeure, avec des territoires comme l’Angola, le Mozambique, le Cap-Vert, la Guinée-Bissau, São Tomé-et-Príncipe et le Timor oriental, le Portugal a développé une idéologie impérialiste fondée sur la « mission civilisatrice » des Portugais blancs.
Après la Révolution des Œillets du 25 avril 1974 et les guerres de décolonisation, les diasporas originaires des anciennes colonies — notamment d’Afrique lusophone — ont pu s’installer au Portugal. À cette époque, le discours politique dominant, dans une perspective d’intégration post-coloniale, présentait souvent l’arrivée de ces populations comme naturelle, voire souhaitable.

Durant plusieurs décennies, dans un contexte où la main-d’œuvre étrangère était globalement bien accueillie et où la hiérarchie raciale héritée de la période coloniale demeurait implicite mais stable, les communautés noires ont pu développer des trajectoires d’intégration, malgré de fortes discriminations, dissimulées derrière un discours de « lusotropicalisme » — un « idéal d’harmonie coloniale » théorisé par le sociologue Gilberto Freyre, puis récupéré par le régime salazariste qui fonctionne toujours. Encore aujourd’hui, on entend l’analyse selon laquelle le colonialisme portugais aurait été moins brutal que d’autres formes de colonisation.

À chaque crise, un coupable
Ce « contrat racial » à la portugaise, a toutefois commencé à se déliter à partir de la crise économique de 2007, suivie de l’intervention de la « Troïka » (FMI, BCE, Commission européenne). Les populations noires, déjà fortement stigmatisées et cantonnées à des emplois précaires (services, bâtiment, nettoyage, etc.), ont alors été particulièrement exposées aux politiques d’austérité. Faute de politiques publiques de soutien ciblé, les inégalités se sont accentuées, renforçant la marginalisation des Portugais non-blancs.
Malgré un racisme systémique persistant et une nostalgie coloniale, la société portugaise est historiquement marquée par une forte tradition antifasciste. Le souvenir de la dictature salazariste et de la brutalité de guerre coloniale reste encore très présent dans la mémoire collective.
Jusqu’en 2019, l’extrême droite n’avait pratiquement aucune visibilité au Portugal : ni ses partis (le PNR, par exemple, n’a jamais dépassé 0,49 % des suffrages entre 2000 et 2019), ni ses groupuscules radicaux, souvent rapidement neutralisés par une société civile vigilante et une gauche mobilisée.

À partir des années 1980, l’économie brésilienne commence à se stabiliser, ce qui permet, dès les années 2000, une intensification de l’émigration vers le Portugal. Aujourd’hui, la diaspora brésilienne représente environ 4 % de la population résidant sur le territoire portugais.
Pourtant, malgré sa contribution essentielle à l’économie — notamment dans les secteurs des services, de la restauration, etc — cette communauté fait l’objet d’une hostilité croissante, attisée par les discours xénophobes du parti d’extrême droite Chega. Ce dernier évite cependant de cibler directement « les Brésiliens », en raison du soutien que lui accorde une partie de la diaspora brésilienne la plus aisée « pro-Bolsonaro ».

Ce discours « réactive » un imaginaire colonial profondément enraciné dans la société portugaise, dans lequel les Brésiliens, en particulier les femmes, sont perçus à travers un prisme de mépris racial et de stéréotypes sexués. Tandis qu’on les accuse régulièrement de « voler le travail des Portugais », les femmes brésiliennes sont fréquemment discriminées, stigmatisées, voire sexualisées, dans l’espace médiatique et social.
Certaines d’entre elles, confrontées à la précarité au Brésil, ont effectivement recours à des réseaux de migration marqués par des formes d’exploitation — notamment la prostitution — dans l’espoir de rembourser une dette de voyage ou de subvenir aux besoins de leur famille.
Ces réalités complexes, au lieu d’être comprises comme les effets de rapports de domination mondialisés, sont simplifiées à l’extrême par une rhétorique raciste et misogyne qui réduit l’ensemble des femmes brésiliennes à des stéréotypes dégradants : des « prostituées » venues séduire ou « voler les hommes portugais ».
Ce qui est intéressant à observer, c’est qu’à partir des années 1990 — période marquée par l’entrée du Portugal dans l’Union européenne — les vagues migratoires en provenance de pays européens tels que le Royaume-Uni ou d'autres États membres, c’est-à-dire majoritairement constituées de populations blanches, n’ont jamais été la cible d’un rejet ou d’une hostilité comparables à celles subies par les communautés migrantes asiatiques ou brésiliennes.
Aujourd’hui, les ressortissant·e·s du Royaume-Uni occupent la quatrième position parmi les populations étrangères résidant au Portugal, à égalité avec les personnes originaires du Cap-Vert, ancienne colonie portugaise.
Pourtant, alors que les premiers jouent un rôle central dans l’accaparement des terres, la gentrification et la spéculation sur le marché immobilier, ils sont rarement critiqués dans l’espace public ou politique.
À cela s’ajoute le fait que le Portugal est devenu un véritable paradis fiscal et résidentiel pour les retraité·e·s français·es, bénéficiant de régimes fiscaux avantageux, sans pour autant être confrontés à la moindre stigmatisation comparable à celle qui touche les migrants non-blancs.
Le continuum d’une vague de fascisation en Europe
Comme en France, l’ascension rapide de l’extrême droite au Portugal — incarnée par André Ventura et son parti Chega — s’explique en grande partie par un contexte géopolitique et médiatique favorable.
Fondé en avril 2019, Chega obtient dès octobre de la même année 1,29 % des voix aux élections législatives, ce qui permet à Ventura de faire son entrée à l’Assemblée de la République . Celle-ci est composée de 230 sièges, renouvelés tous les quatre ans selon un scrutin proportionnel plurinominal à listes bloquées, répartis entre 22 circonscriptions électorales. Cette configuration du système électoral portugais, relativement favorable aux petites formations, a facilité l’entrée de Ventura au Parlement et, par conséquent, son accès à une visibilité médiatique accrue.
Une percée fulgurante ? Pas vraiment. Il s’agit plutôt d’un phénomène largement observable à l’échelle européenne. En acceptant de débattre avec l’extrême droite sur un pied d’égalité, voire en reprenant certains de ses thèmes, de nombreux acteurs politiques et médiatiques ont contribué à légitimer des discours fondés sur des « préoccupations » ouvertement racistes et xénophobes.
Ce processus de normalisation médiatico-politique constitue l’un des ressorts essentiels de la progression de l’extrême droite dans plusieurs pays européens.
Le Portugal, longtemps l’un des rares pays de l’Union à avoir résisté à la montée de l’extrême droite, semble aujourd’hui oublier que ce sont précisément les logiques politiques portées par l’extrême droite qui ont contribué, par le passé, à plonger le pays dans une pénurie économique et structurelle.
À l’instar d’autres figures de l’extrême droite internationale, les représentants de Chega instrumentalisent chaque affaire de corruption pour se présenter comme les seuls garants d’un ordre moral prétendument restaurateur. Pourtant, les politiques qu’ils défendent — notamment celles prônées par André Ventura — visent à démanteler l’État social, fruit des conquêtes démocratiques issues de la Révolution des Œillets. Cet État social, édifié grâce à l’action des « capitaines d’avril » et au travail d’une gauche révolutionnaire, reste l’un des piliers les plus significatifs de la démocratie portugaise.