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par Jacques Duplessy

Police : la fronde prend de l'ampleur à la PJ

Des policiers, mais aussi des magistrats, contestent une reforme de la police judiciaire.

En perdant son indépendance et en passant sous l'autorité du directeur départemental de la sécurité publique, la police judiciaire pourrait voir son action limitée et entravée.Beaucoup craignent aussi l'immixtion du préfet dans les enquêtes visant des personnalités locales. Plusieurs directeurs de PJ ont démissionné, celui de Marseille a été sanctionné. Une nouvelle journée d'action est prévue aujourd'hui dans toute la France.

Table ronde du Beauvau de la sécurité

Le torchon brûle entre le gouvernement et la police judiciaire. La réforme, qui assujettie la PJ à un patron unique et in fine au préfet, a du mal à passer. Les enquêteurs craignent de boucher les trous dans les commissariats au détriment des enquêtes complexes et de voir aussi le représentant de l'Etat s'ingérer dans les dossiers sensibles. Après une première manifestation d'une ampleur inédite le 7 octobre, une nouvelle mobilisation est prévue ce lundi 17 octobre devant les tribunaux dans toute la France. Les policiers recevront le renfort des magistrats qui s'associent a cette grogne.

La mobilisation couvait depuis deux ans, quand la réforme avait été envisagée. Plusieurs directeurs de police judiciaire ont fait le choix de partir dans d'autres services du fait de leur désaccord. « Le premier a avoir pris la tangente est celui de Montpellier parti 2020 au Niger comme attaché de sécurité, raconte un patron de PJ sous couvert d'anonymat à Reflets. Les DZPJ de Lille et de Rennes sont partis respectivement dans les ambassades d'Irak et du Togo. »

Eric Arella, l'emblématique patron de la PJ de Marseille, a été sanctionné par une mutation à l'IGPN, la police des polices, après avoir diffusé une vidéo sur les réseaux sociaux. Lors de sa visite le 7 octobre, le directeur général de la police avait été accueilli par une haie de déshonneur... Il va être remplacé par l'attaché de police qui arrive d'Alger

« Darmanin veut nous faire revenir à avant Clémenceau. Le ministre nous raille quand on dit cela, mis tout simplement le Tigre avait une idée moderne qui a conduit à la mise en place d'un service efficace, continue ce patron de PJ. Oui, il y a un vrai problème de gestion du personnel dans la police, mais les missions doivent être préservées. Tout le monde n'est pas interchangeable. »

Ce commissaire regrette qu'aucune sortie de crise ne soit en vue : « Le cabinet de Darmanin ne veut pas négocier. On évoque un décalage dans le temps, mais c'est le fond de la réforme qui est dangereuse. Les priorités budgétaires d'un Directeur départemental de la sécurité publique (DDSP) ne seront pas forcément celle de la PJ. Par exemple, on doit parfois faire des missions à l'étranger pour des enquêtes ; c'est un budget conséquent pour une seule affaire. Si notre budget n'est pas mis à part, ça va sauter, car parfois le DDSP s'en fiche ou à d'autres priorités. Si tout est fusionné, la priorité du moment chasse l'autre. C'est dangereux pour la PJ qui a besoin de moyens, de stabilité, donc d'un budget sanctuarisé. Et tout récemment, une anecdote illustre l'ambiance : l'essence manquant en ce moment, le DDSP a décidé de ne pas donner d'essence à une PJ pour privilégier l'ordre public ! Vous imaginez la suite... »

De son côté, l’AFMI (Association française des magistrats instructeurs) s'associe aux inquiétudes des policiers en affirmant « son positionnement critique vis-à-vis de la réforme de départementalisation de la police nationale, maintient que ce projet présente un risque clair de disparition du travail d’enquête portant sur les affaires pénales de haute intensité et met en péril l’avenir de la police judiciaire. »

Nous republions ci-dessous notre article d'avril 2021 qui décryptait déjà cette réforme controversée.

Ce sont quelques mots, passés inaperçus dans une table ronde consacrée au management dans la police du Beauvau de la sécurité, qui ont réveillé les craintes d’officiers de la Police Judiciaire. Dans cet échange sans grand intérêt entre Claude Onesta, l’entraîneur de l’équipe de France de Handball venu en guest star, le directeur général de la police nationale, Frédéric Beau, et le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, ce dernier lâche l’air de rien : « S’il y a un patron par département de la police, les élus savent à qui ils parlent, les préfets savent à qui ils parlent.(…) Il faut que l’expérience, après le Pas-de-Calais, la Savoie et les Pyrénées-Orientales, puisse être généralisé à l’été, qu’il y ait des DDPN (Directeur départemental de la police nationale, NDLR) partout, pour éviter ces tuyaux d’orgue sur le terrain. Après, qu’il y ait nationalement des filières métiers, du moment que ça reste sous l’autorité du DGPN (Directeur général de la police nationale, NDLR), je n’y vois pas beaucoup d’inconvénients. » (vidéo intégrale ici)

Les conséquences sont pourtant importantes. L’objectif est d’arriver à un schéma de la sécurité intérieure : préfet, directeur départemental de la police, maire, comme le présente le Livre Blanc 2020 de la sécurité intérieure. Un des objectifs affichés est de « mener à bien la réforme profonde et nécessaire de la gouvernance de la Police nationale ».

« L’application des principes de décloisonnement et de déconcentration prend tout son sens avec la réforme de la gouvernance de la police nationale, est-il écrit. Le modèle d’évolution envisagé préconise d’unifier la gouvernance de la Police nationale en regroupant les métiers au sein de filières animées à chaque échelon territorial par un directeur. Cela se traduira par une réorganisation au niveau central de la DGPN autour de directeurs nationaux chargés d’animer chacun des métiers de la police. Un mouvement de déconcentration résolu du modèle de gouvernance ainsi rénové sera par ailleurs engagé. Les directeurs départementaux de la police nationale se subsisteraient aux actuels directeurs territoriaux (sécurité publique, police judiciaire, police aux frontières, etc). Cette réforme confortera l’autorité des préfets dans la conduite de leurs missions de sécurité dans le département. »

Un département, un chef de police unique

C’est Christophe Castaner qui a lancé la départementalisation de la police. « S'agissant de l'administration territoriale de l'État, je revendique le renforcement de la départementalisation, déclare Christophe Castaner devant les députés le 5 novembre 2019. D'autres ont fait un choix différent, celui de favoriser la région : les élus de terrain que vous êtes savent pourtant l'importance d'un interlocuteur unique, le préfet, capable de répondre à toutes les questions justement parce qu'il a l'autorité sur toutes les questions. Une volonté assumée de renforcement de la départementalisation : tel est le sens de la réforme que nous conduisons. »

L’idée paraît simple : un département, un chef de police unique pour l’ensemble des forces, c’est-à-dire la police en tenue, la police aux frontières, les CRS et la police judiciaire. Comme le rappelle Gérald Darmanin dans l’échange lors du Beauvau de la sécurité, trois départements en métropole ont été choisis pour tester la nouvelle organisation : le Nord, les Pyrenées-Orientales, la Savoie, sachant qu’elle avait déjà été lancée Outre-Mer.

« Ces départements n’ont pas été choisis par hasard, décrypte un commissaire, sous couvert d’anonymat. C’était facile car c’était des petites structures, donc il était facile d’intégrer les forces. » Mais pour de nombreux policiers, l’extension à tout le territoire national de cette expérience est dangereuse. Cette départementalisation de la police avait déjà été tentée par Pierre Joxe en 1990, avant d’être abandonnée en 1993, comme l’explique un rapport du sénat (à partir de la page 30).

La fin des brigade du Tigre

« C'est un vrai problème, continue ce commissaire, car cela signifie la fin de la police judiciaire. Les forces de sécurité publique sont noyées sous les plaintes et manquent de personnel. Ma crainte est que la police judiciaire en charge de la lutte contre la délinquance financière et le crime organisé soit dépouillée pour faire des petites enquêtes. »

L’échelle du département aussi critiquée : « Le crime organisé se fout des frontières administratives s’alarme un autre commissaire. Les mafias risquent de profiter de nos handicaps pour s’installer en France. Ce n’est pas pour rien que Clémenceau avait créé les brigades du Tigre en 1907, c’était pour que ces policiers soient affranchis des territoires administratifs. Là c’est un grave retour en arrière. »

Effectivement, Georges Clémenceau écrit dans son décret du 30 décembre 1907 : « En procédant à une telle innovation, le Gouvernement (...) a voulu faire rechercher et poursuivre par des agents expérimentés, se déplaçant rapidement, investis d’une compétence étendue, les malfaiteurs de toutes catégories, auxquels l’extension et le perfectionnement des moyens de communication offrent de jour en jour des facilités plus grandes d’évasion et que trop souvent ne peuvent atteindre les polices locales, indépendantes les unes des autres, sans contact de commune à commune, enfermées dans d’étroites et infranchissables juridictions. Établir entre ces polices le lien qui leur manque, continuer et prolonger leur action sur tout le territoire, et aussi remplacer, à l’occasion, celles qui font défaut en de nombreux endroits, voilà l’objet primordial de la récente création. »

Les préfets pour contrôler la police ?

La question de la hiérarchie est aussi problématique. Jusqu’à présent la police judiciaire ne dépend pas du Préfet. Elle rend compte aux procureurs et à des juges d’instruction. Elle échappe aux directeurs départementaux. « C’est certain qu’il sera difficile d’avoir notre autonomie et de d’enquêter dans la sérénité si une personnalité locale est mise en cause », craint un commissaire.

Un écueil aussi pointé à son époque par Georges Clémenceau : « Ils ne doivent donc jamais, qu’ils soient au siège de leur brigade ou en route dans l’étendue de leur circonscription, être détournés par M.M. les Préfets et Sous-Préfets de leurs attributions nettement définies, qui consistent, d’une part, dans une collaboration immédiate avec les parquets pour l’exercice de la police répressive, et, d’autre part, dans la recherche et la constatation spontanées des flagrants délits, en vertu des pouvoirs propres d’officiers de police judiciaire conférés aux commissaires. »

« Les procureurs râlent en interne mais de là à prendre position publiquement, peste un policier. Ils sentent bien que les préfets veulent reprendre la main sur des dossiers, malgré la séparation des pouvoirs. » Nous avons tenté en vain d’interroger deux procureurs sur ces questions. Mais Eric Mathais, procureur à Dijon et président de la Conférence nationale des procureurs de la République a déclaré au Monde : « Nous souhaitons notamment que les effectifs de la PJ soient sanctuarisés et que le libre choix des parquets dans la saisie des services d’investigation puisse continuer à s’exercer pleinement. »

Inquiétudes pour la démocratie

Quand aux syndicats, ils sont aux abonnés absents. Nous avons contacté le syndicat des commissaires de la police nationale, le syndicat indépendant des commissaires de police et le Syndicat des cadres de la sécurité intérieure – police nationale. Aucun n’a souhaité s’exprimer sur ce sujet. « Les syndicats ont été amadoués avec d’autres promesses, ils visent juste les intérêts catégoriels et leur puissance, soupire un commissaire. La préservation de la démocratie et de l’équilibre des pouvoirs, ce n’est pas leur problème. Pourtant cette réforme pose de vrais interrogations pour la démocratie… Et ça, ce n’est qu’un épiphénomène dans un problème plus global. »

Ce projet de départementalisation n’est sans doute pas dénué d’arrières pensées politiques. « Regardez combien d’affaires politico-financières sont traitées par la Préfecture de police de Paris : quasiment aucune, tacle ce commissaire. Ils sont aux ordres des politiques, c’est pour ça. » Une inquiétude légitime quand on voit les agissements du gouvernement : attaques en règle contre le Parquet national financier ou difficultés de l’association anti-corruption Anticor pour renouveler son agrément, tout va dans le même sens : la fragilisation des enquêtes politico-financières et sur la délinquance en col blanc.

Le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, bousculant le calendrier initialement prévu – un essai d’un an, assorti d’un relevé de conclusions – a déclaré, mi-mars, que la réforme pourrait être appliquées à l’ensemble du territoire dès le mois de septembre. « Le ministre va passer en force, estime, désabusé, un commissaire. Il est dans une démarche doctrinaire. Et la PJ, ça n’intéresse pas grand monde... »

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