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Dossier
par shaman

Permis de détruire

Un exposition contre l'expropriation

À Champigny-sur-Marne, le Grand Paris Express poursuit son avancée, déployant sa nouvelle gare « Champigny Centre ». Son appétit est grand, c'est tout le quartier de la gare qui a été exproprié. À la limite de la zone concernée, rue Gabriel Péri, un pavillon semble résister, bariolé de couleurs, des gens entrant et sortant les bras chargés de matériel. L'exposition « Permis de détruire » se prépare. Interview.

Artiste : à gauche, caché Anna Conda. puis Hervé Alexandre - © Reflets

Aujourd'hui, samedi 10 juin 2023, s'ouvre à l'exposition « Permis de détruire ». Cette journée de vernissage lance l'exposition qui durera un mois. Le 24 juin se tiendra une soirée menée par plusieurs performers. Le 8 juillet aura lieu la journée de clôture. Durant celle-ci, Haim Adri, artiste et propriétaire, créera sa dernière œuvre en ces lieux. L'exposition, au titre évocateur de « Permis de détruire », entend en effet porter un message : bientôt toutes les œuvres que vous pourriez y voir auront disparu. Suite de l'enquête sur les politiques publiques en région parisienne et sur celle du Grand Paris en particulier. Direction Champigny-sur-Marne au 114 boulevard Gabriel Péri, adresse ou se tiendra pendant l'expo, ouverte du mercredi au dimanche de 14h à 19h. Candice, artiste et compagne de Haim, nous avait accueilli sur les lieux alors que l'évènement était en pleine préparation. Entretien...

Artistes : à gauche Demoisellem, à droite Têtart Street - © Reflets
Artistes : à gauche Demoisellem, à droite Têtart Street - © Reflets

Artiste : Raf Urban - © Reflets
Artiste : Raf Urban - © Reflets

Artistes : Marie Désert et quelques œuvres éparses de wallforfreedom - © Reflets
Artistes : Marie Désert et quelques œuvres éparses de wallforfreedom - © Reflets

Candice, quel est ce lieu atypique ?

« On est ici chez Haim Adri, il est propriétaire de cette maison depuis vingt-cinq ans. Et il a créé, ici, un contexte assez atypique qui mélange l'intime au professionnel. Nous avons notre maison d'habitation et un lieu plus professionnel qui pendant vingt ans a été dédié majoritairement au spectacle vivant. Haim a une compagnie qui s'appelle « Sisyphe heureux », qui est en résidence ici. Il est chorégraphe et comédien, et pendant une vingtaine d'année, il y a eu une immense émulation artistique ici. D'autres compagnies théâtrales sont venues en résidence, il y a eu des tournages de films, énormément de choses qui se sont passées. Il y a six ans, on a appris que le Grand Paris allait nous exproprier pour raser tout le quartier. Nous sommes ici dans le quartier du plan, à Champigny-sur-Marne. Sur le boulevard parallèle va arriver la ligne de métro. Tout la quartier va être rasé pour permettre l'avancée des travaux. Et lorsqu'on a appris que tout le site allait être détruit, Haim a commencé à perdre les subventions du département, de la région. Ils ne vont pas continuer à subventionner un lieu qui va être détruit.  »

Artiste : collectif Art Maestria - © Reflets
Artiste : collectif Art Maestria - © Reflets

Artiste : Clément Hermann - © Reflets
Artiste : Clément Hermann - © Reflets

Tout le quartier est exproprié juste pour la Gare ? On est quand même à plus de 200 mètres à vol d'oiseau !

« Ils exproprient Jusqu'à notre maison, on est la dernière de la rue. Il semblerait qu'ils aient besoin d'investir le quartier de manière plus large pour faire des travaux, avoir des lieux de stockage. Il y a aussi des zones qui vont être fragilisée par les travaux souterrains. Donc, ils ont décidé de tout raser. Il y a évidement tout un projet de ré-urbanisation derrière, comme ça doit se faire assez souvent aux abords des grandes stations des nouvelles lignes de métro. On fait partie des irréductibles qui restent, quasiment tout le monde est parti aujourd'hui. Il y a des dossiers qui se passent bien, à l'amiable. Et il y a des dossiers qui se passent à l'amiable, mais moins bien. Certains, parfois, ont baissé les bras. Il faut être fort et avoir les nerfs très très accrochés pour mener une bataille juridique contre le Grand Paris.  »

Artistes : collaboration entre Licea et La Meuf Streetart - © Reflets
Artistes : collaboration entre Licea et La Meuf Streetart - © Reflets

Artiste : Ka - © Reflets
Artiste : Ka - © Reflets

Les travaux de la Gare sont en cours, j'ai pu constater qu'ils commençaient à poser la signalisation à quelques mètres de votre porte. Où en est le processus d'expulsion ? Quelle est l'ambiance dans le quartier ?

« L'ambiance est extrêmement particulière, il y a énormément de travaux, tout est détruit autour de nous. La circulation est difficile, le quotidien des habitants est extrêmement impacté. On a de plus en plus de voisins qui se demandent ce qu'on fait, qui sonnent à la porte et qui nous remercient en disant « _vous mettez de la beauté dans le quartier ». Nous, on est vraiment dans un acte de résilience. Ce n'est pas forcément exprimé officiellement, mais c'est évident qu'il y a une pression pour que tout le monde parte, qu'ils puissent ouvrir leurs appels à projets, pour les entreprises de démolition. Il y a un peu de retard aussi. Nous, au départ, on pensait partir fin 2021. Finalement, ils ont posé tout début janvier 2024, parce que la démolition ne se fera pas avant. On est en travaux sur Champigny depuis neuf ans. Ce n'est pas fini, ça s'intensifie, ça travaille jours et nuits. _»

Le mur des œuvres communes est en cours d'installation - © Reflets
Le mur des œuvres communes est en cours d'installation - © Reflets

Artistes : à gauche Poulain, à droite Jean Charles Romero - © Reflets
Artistes : à gauche Poulain, à droite Jean Charles Romero - © Reflets

Passons un peu à votre cas. Comment l'expropriation se passe pour vous ?

« Notre dossier n'est pas classique, il ne s'agit pas simplement de quitter un pavillon d'habitation. Ici, il y a l'habitation familiale, trois studios qui sont en location et il y a l'aspect professionnel. Notre difficulté a été de dire : dans ce contexte, pour nous, c'est un retour à zéro total. On a plus de lieu de travail, plus les rendements locatifs qui permettent de mettre du beurre dans les épinards et, enfin, c'est un nouveau départ au niveau de l'habitation. Là où les choses se compliquent, c'est que le dossier est tellement atypique qu'il y a eu d'énormes difficultés à l'évaluer. En plus, Haim, qui est artiste, a plusieurs œuvres incrustées dans les murs. Il a demandé à être dédommagé pour ces œuvres. Pour l'anecdote, on lui a répondu : « Monsieur, vous n'êtes pas coté en art, nous ne considérons pas cela comme des œuvres, mais comme des ornements » et la demande a été déboutée. Il ne touchera donc pas un centime de dédommagement pour celles-ci. Ça nous a bien révolté.  »

« Il y a une véritable dévaluation de ce lieu. On est sur 650 m² de terrain, en Île-de-France, c'est rare. La problématique, c'est que les propositions de rachat du Grand Paris ne nous permettent absolument pas de racheter quelque chose de similaire dans le même périmètre, ce qui devrait être le cas. Normalement, dans un cadre d'expropriation, le propriétaire ne doit ni s'enrichir, ni s'appauvrir. Dans le cas de Haim, il y a une perte considérable. Il manque plusieurs centaines de milliers d'euros pour lui permettre de se réinventer en Île-de-France. Moi, je trouve ça très bien que le métro arrive à Champigny. Mais je trouve que le Grand Paris se comporte comme un envahisseur. Ils viennent et disent : « Je veux ta terre ». Il y a, quelque part, peu d'égard de porté à ce qui va se passer pour toi derrière. »

Artiste : Mel et Zemra - © Reflets
Artiste : Mel et Zemra - © Reflets

Artiste : Raf Urban - © Reflets
Artiste : Raf Urban - © Reflets

Et pourtant, aujourd'hui, la maison ressemble à une fourmilière, il y a des sourires sur tous les visages, le lieu semble rayonner… Vous pouvez m'expliquer ?

« La traversée est longue, ça fait cinq ou six ans qu'on se bat contre le Grand Paris pour obtenir gain de cause. On a vécu beaucoup de stress, de sentiment d'empiètement, de piétinement même, de notre intimité. À un moment, on a décidé qu'il fallait qu'on transcende ce qu'on vivait. Et c'est là qu'est venue l'idée, en pied de nez à l'anecdote des œuvres murales de Haim méprisées par le Grand Paris. Aujourd'hui, ce n'est pas un artiste dont les œuvres vont être démolies sans égard, ce sont des dizaines et des dizaines. Il y a plus de 100 personnes à nos cotées aujourd'hui. Toutes jouent le jeu et portent d'une voix commune le discours de "Je suis permis de démolir". Un discours qui dénonce, quelque part, le mépris de l'art et de la vie culturelle en France aujourd'hui, au profit de logiques mercantiles. Et pour nous, cette expo a une double vocation. À la fois de faire un énorme bouquet final, incroyable et grandiloquent, mais aussi à alerter l'opinion publique. »

« L'exposition va se dérouler sur un mois, avec trois évènements majeurs : une journée de vernissage le 10 juin, une soirée le 24 juin qui va être menée par plusieurs performers. Et enfin, la dernière création de Haim dans cet espace entouré d'artistes majeurs qui ont travaillé à ses côtés pendant plusieurs années. Ça sera le 8 juillet. Tu l'as compris, c'est une exposition immersive. On a invité des artistes à s'emparer de tout l'espace professionnel et l'espace personnel, intérieur et extérieur. Il y a à peu près 1.000 m² de murs, intérieurs et extérieurs qui sont investis. On a fait le choix de la mixité et de la pluridisciplinarité artistique. On a beaucoup de street-artistes, des grapheurs, mais on a également des peintres, des sculpteurs. On a des artistes qui sont connus et des artistes émergents. La plus jeune a 17 ans et la plus âgée frise les 80 ans. On a invité des artistes locaux. Souvent dans les expositions, il y a quelque chose de cloisonné. Nous, on a tout ouvert, les gens se rencontrent, se mélangent, créent des liens au-delà de leur famille artistique, il y a émulation.  »

« Chaque artiste a un espace personnel pour poser son œuvre. On les a invités à se saisir de la phrase « Permis de démolir ». Et on a également deux façades dédiées à une œuvre collaborative. Nous avons voulu prolonger une chaîne solidaire qu'on avait créée avec Haim pour soutenir l'Iran. Ici sont affichées des portraits d'une femme, d'un homme, d'un enfant coiffés d'une fleur, symbole de l'émancipation et de la liberté pour les femmes iraniennes. Et pour nous, c'était important, aussi, de parler de la démolition des vies humaines, de l'entrave à la liberté.  »

Artiste : Pattes d'elfes - © Reflets
Artiste : Pattes d'elfes - © Reflets

Artistes : du haut et de gauche à droite : Clara Lehon, Alexandra Kazakova, Poulain, Erza. Sur la ligne du bas : en bleu, Diane, puis Aline Chevalier puis Anna Conda - © Reflets
Artistes : du haut et de gauche à droite : Clara Lehon, Alexandra Kazakova, Poulain, Erza. Sur la ligne du bas : en bleu, Diane, puis Aline Chevalier puis Anna Conda - © Reflets

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