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Entretien
par Jacques Duplessy

Penser le monde d'après : "La question démocratique est prioritaire"

Edwy Plenel invite à sortir du présidentialisme.

Pour le cofondateur de Mediapart, cette crise révèle la nécessité de changer de logiciel. Pour sortir de ce système présidentiel qui nous fragilise et nous met en danger, la solution ne peut être qu'une dynamique collective.

Edwy Plenel - Thesupermat - Wikipedia - CC BY-SA 3.0

On parle beaucoup d’un besoin de réformes après le Covid. Qu’est-ce qui vous semble important pour ce monde d’après ?

Comme journaliste, je pense qu’on doit être interdit de futur. Prédire, c’est éviter l’inattendu qui va surgir et dont nous devrons rendre compte. Dix-huit associations et organisations syndicale ont écrit une tribune pour appeler à préparer le jour d’après. On voit bien qu’il y a nécessité de changer de logiciel, et que la réponse ne doit pas venir d’en haut mais de la société. C’est la question démocratique qui me paraît prioritaire. Cette pandémie a révélé que des sociétés européennes avaient mieux su faire face que nous à ce défi et a mis en lumière notre fragilité. On voit bien que la confiscation de la démocratie par le pouvoir d’un seul, le Président, est non seulement insupportable par son côté infantilisant, mais inefficace.

Elle a amené une situation où nous n’avons pas été protégés, où il y avait une pénurie générale de masques, de tests de dépistage, etc, où les décisions qui devaient être prise en temps et en heure n’ont pas été prises, où la confusion règne jusqu’à aujourd’hui au sommet de l’État, où les administrations étaient entravées. Leur lourdeur bureaucratique était aggravée. La bulle de pouvoir personnel a amené Emmanuel Macron et les siens à maintenir un agenda d’obsessions économiques, un agenda d’obsessions électorales – les municipales-, un agenda d’obsessions idéologiques - la réforme des retraites -, alors que la menace du virus était là. Le Président nous a aussi menti. Le pouvoir ne répond pas de manière transparente aux questions que nous lui posons, sur les masques, sur les tests, le pouvoir se refuse à donner les chiffres de contaminations et de morts chez les soignants. Il n’y a pas d’obligation de l’État de rendre public ces données. Le conseil scientifique rend des avis, on ne sait pas comment ils sont élaborés, s’il y a eu des avis divergents, s’il y a des votes. Quand une note déplaît au pouvoir, comme celle qu’à fait le président du conseil scientifique et que Mediapart a rendue publique, n’est pas sur le site du ministère de la Santé. Nous n’avons pas de « Freedom of information Act » comme aux États-Unis ou en Angleterre, nous n’avons qu’un accès détourné aux documents administratifs via la Cada, la commission d’accès aux documents administratifs. Alors que la règle devrait être d’accès automatique, et le secret l’exception. Alors l’information repose sur une presse indépendante, libre, qui fait son travail d’enquête. Le plus important pour le monde d’après, c’est d’avoir pris conscience, quelles que soient nos sensibilités, l’ampleur de cette question démocratique.

Alors comment s’emparer de cette question démocratique ?

On est intelligent à plusieurs. C’est dans cette intelligence collective que les soignants ont réussi à faire face. C’est par l’entraide, la coopération, l’élaboration collective des réponses que les hôpitaux, les urgentistes se sont organisés et ont réussi à sauver des vies malgré la pénurie. Pour le jour d’après, il s’agit de prendre son destin en main par nous-mêmes. Il faut d’autant plus le faire que sous le choc de cette pandémie qui autorise des politiques de la peur, qui permet d’utiliser la crise pour nous congédier, nous laissant tétanisés comme des lapins dans les phares d’une voiture face à l’énigme du virus, le risque est que le jour d’après ne soit pas un jour pour tout repenser mais un jour encore pire que le jour d’avant. Je crains qu’il y ait l’obsession du productivisme, et on le voit à l’heure actuelle : il faut revenir au travail au plus vite, il faut que la croissance soit de nouveau au rendez-vous, des représentants du patronat voulaient remettre en cause les vacances, la durée du temps de travail, les RTT… Il faudrait produire, produire… Alors que c’est ce modèle-là qui est remis en cause par la crise. Ensuite il y a l’autoritarisme avec un état d’urgence, comme après les attentats. Cet état d’urgence sanitaire permet des mesures d’exception, pour augmenter le contrôle de la population avec le traçage, les drones ou les applications de surveillance.

Enfin, je constate le retour du nationalisme, le retour du repli. Nous vivons un moment où les frontières sont fermées et les peuples immobilisés, avec pour corollaire la renaissance de l’illusion du repli. Qu’il faille remettre en cause une globalisation marchande qui n’a rien d’une mondialisation fraternelle, c’est évident. Mais en revanche, les logiques qu’on constate en Europe, ce qu’à fait par exemple la Hongrie et d’autres pays, c’est celles du bouc émissaire, de la peur de l’étranger, du repli contre l’autre, la méfiance de l’autre, alors que le défi que doit affronter l’humanité est commun.

Cette crainte du nationalisme est d’autant plus forte aujourd’hui que ce monde de la globalisation marchande a finalement fait voler en éclat le multilatéralisme. On voit bien l’impuissance des organismes internationaux : l’Organisation mondiale de la Santé a été en partie contestée, les Nations Unies n’arrivent pas à agir, l’Europe, si prompte à faire des réunions marathon pour mettre à genoux la Grèce, est incapable face à un défi commun pour les peuples européens, de réagir, de prendre des mesures collectives.

Donc, plus que jamais, nous devons être attentif à l’inattendu, prendre conscience que la clef est la question démocratique. Pour imposer un agenda social, écologique, féministe, fraternel, il faut d’abord s’emparer de cette question démocratique. Et être vigilant pour que le jour d’après ne soit pas le productivisme, l’autoritarisme et le nationalisme.

Dans votre dernier livre « La sauvegarde du Peuple », vous parlez de l’importance de la transparence qui est au cœur de l’enjeu démocratique.

C’est une enquête historique pour le présent sur la phrase de Bailly, premier maire de Paris et premier président de l’Assemblée Nationale : « La publicité est la sauvegarde du peuple ». Ce livre est sorti en mars, donc il a été éclipsé par le confinement. Je réhabilite cette phrase écrite dans une proclamation du 13 août 1789, au tout début de la Révolution française. C’était au sein du comité des subsistances à propos des denrées de première nécessité, et Bailly a cette formule extrêmement moderne. La publicité n’avait pas été un mot usé par la marchandise, comme aujourd’hui. Cela voulait dire que tout ce qui est d’intérêt public, qui concerne l’intérêt public doit être public. Je montre comment cette formule dans les cinq années de bouillonnement révolutionnaire a été au cœur de toute sortes de débats. Elle a même fait son chemin au-delà de la France puisqu’on la retrouve inscrite au fronton d’une ville belge, Verviers, qui a été française de 1795 à la fin du 1er Empire.

« La publicité est la sauvegarde du peuple », est une phrase pour aujourd’hui. Cela dit exactement ce qui anime le travail d’un journal comme Mediapart. Nous avons le droit de savoir et besoin de comprendre. Une épreuve comme celle de l’épidémie l’a montré au-delà de tout ce qui est inimaginable.

Cela passe par un droit d’inventaire sur la gestion de cette pandémie ?

C’est tout à fait normal et beaucoup de plaintes ont été déposées . Elles sont même proposées en ligne pour saisir des pôle de santé publique du parquet. Il est normal que la Justice s’empare de cette histoire et demande des comptes, il y a eu trop de ratés, trop de mensonges. Des responsable n’assument pas leur responsabilité et ne sont pas au rendez-vous de leurs responsabilités. Pourquoi y a-t-il eu un retard français, pourquoi ce retard a-t-il entraîné une surmortalité et une surexposition des soignants ? Tout cela doit être sur la table et faire l’objet d’une enquête indépendante.

Ce que nous avons sous les yeux, avec la gestion de la crise par l’Allemagne ou le Portugal, pays qui n’ont pas la même culture ou le même poids économique, c’est qu’ils s’en sont mieux sortis que nous. Le point commun, c’est que ce sont des pays parlementaires, avec des délibérations collectives, des pays où on ne se prend pas pour des pays prétentieux, où il y a un président qui parle au monde et qui parle à son peuple comme si son peuple était des enfants, une présidence paternante, thaumaturge. Tout cela est d’un archaïsme infini, ridicule. On doit en finir avec ça. Nous avons atteint avec cette épidémie le point de non retour du présidentialisme français. La leçon, ce n’est pas de mettre quelqu'un de plus responsable, de plus compétent, de moins égocentrique et narcissique à l’Elysée. Il faut sortir de ce système.

Une VIème République ?

La question n’est pas le numéro. La question, c’est de changer de système. La Vème République elle même a été aggravée depuis la présidence de François Mitterrand, le pouvoir monarchique a été accru, le pouvoir de domination du président a été accru. Avec Emmanuel Macron, on a un point de folie de ce présidentialisme. Ce présidentialisme nous désarme, il ne nous protège pas, il nous expose. Ce n’est pas à nous de dire, il faut une VIème République avec telles ou telles dispositions. Simplement il faut sortir de ce système. Pour sortir de ce système, ça ne passera pas par le fait d’élire un autre président, même en élisant un président qui prétendra faire une autre République. Qu’est-ce qui nous garanti qu’il la fera une fois élu ?

Ça passe alors par un renversement de ce pouvoir ?

Ça passe par une prise de conscience de la société. Il faut sortir de ce système. Nous pensons que ce système nous fragilise, nous met en danger. Ça passe peut-être par une solution politique qui ne soit pas celle d’un seul, par une solution qui soit celle d’une collectivité, d’une candidature collective où celui ou celle qui incarne ce collectif, s’engage par exemple a démissionner au bout de deux ans après avoir transformé ce système. On ne peut pas compter sur un président pour changer ce système. On a donné avec François Mitterrand qui a exercé un pouvoir personnel au point qu’on le surnommait « Dieu », on a donné avec François Hollande qui promettait une présidence normale. Il n’a rien changé et à enfanté Macron qui a encore aggravé ce système alors qu’il prétendait le révolutionner. Il faut une dynamique collective.

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