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Dossier
par Eric Bouliere

Pas si non-essentiel que ça!

Rencontre avec des commerces "non-essentiels"

A force de Covid et de confinement notre vision du quotidien s'embrume inexorablement. On en viendrait à souscrire aux mesures les plus incompréhensibles qui soient. Au risque d'oublier que le superflu des uns s'avère parfois si crucial pour les autres.

En Charente-Maritime, les non-essentiels se rebellent - © Reflets

Dans le texte, on nous avait parlé de commerces non-essentiels, mais l'aviez-vous remarqué, sur le terrain il s'agissait de femmes et d'hommes indispensables. Alors ce vendredi 20 novembre le petit parvis de la préfecture de Charente-Maritime s'est noirci de quelques 250 manifestants. Un seul véritable message, une unique revendication: « Laissez-nous travailler ! » A la tête de cette fronde de bonne volonté, un collectif né de la désespérance d'une poignée de dirigeants d'entreprise. Dans leur sillage se sont rassemblés des retraités solidaires, des salariés placés au chômage partiel, des gilets jaunes de la première heure, bref autant de profils représentatifs de la saison 2 du Covid. Selon la porte-parole du mouvement, la bronca vient de la capitale et s'élève dans toute la France: « Actuellement on ne peut pas se déplacer à Paris, alors nous avons décidé de nous manifester dans toutes les régions. »

C'est donc devant la préfecture de Charente-Maritime que tous ont piétiné avant qu'une petite délégation soit reçue par la directrice de cabinet du préfet Basselier. Le préfet en titre, absent excusé, avait en effet chargé la sous-préfète de s'occuper de cette affaire. Fallait-il y voir un signe? Car si tout se déroulait pour le mieux dans la meilleure des manifestations, n'était-il pas déjà trop tard pour interpeller les hautes autorités. Au regard de l'actualité en cours on pouvait s'interroger sur l'utilité de la démarche alors que la rumeur courrait déjà : soucieux de présenter un plan de re-re-dé-confinement, le gouvernement était en train de peaufiner sa copie. L'évocation de possibles réouvertures avant la fin de l'année laissait entrevoir un horizon moins sombre pour ces commerçants laissés pour compte. Il était presque sûr de sûr que la prochaine communication présidentielle allait placer le virus en face de leur réalité quotidienne et que tout rentrerait dans l'ordre pour eux. Bref, fin de l'histoire, allez voir la sous-préfète et circulez SVP...

Des commerces indispensables? Impensable en temps de Covid- EB
Des commerces indispensables? Impensable en temps de Covid- EB

Mais franchement, à quoi bon vouloir s'exprimer, se manifester, manifester, sinon pour se compliquer le Covid? La réponse à cette question m'est venue de cette femme qui, seule et si tranquille dans son coin, portait contre elle une frêle pancarte sur laquelle était écrit: « Je vais mourir ». Et de cette autre qui après avoir fait très exactement ce que l'État lui demandait de faire, a dû se résigner à tirer le rideau de fer. Et là, au pied du mur de la préfecture, on prend vite conscience de l'utilité des choses et des moyens en oubliant le bon timing ou la savante organisation. Non, cette manifestation n'était absolument pas vaine, et oui, le fait d'exprimer ses douleurs d'hier demeure éminemment nécessaire pour faire entendre ses craintes de demain. Car si la seconde vague est apparemment venue sans prévenir personne (hum...), alors mieux vaut alerter les autorités de ses conséquences probables en amont d'un prochain et énigmatique déconfinement.

son commerce, sa vie, la  fermeture, sa mort- EB
son commerce, sa vie, la fermeture, sa mort- EB

Débarrassons-nous du paravent du Covid et posons-nous la question en ces termes: comment réagirait-on, nous, vous, ils, si on annonçait tout à trac à nous, vous, ils, que demain plus de travail, plus de salaire, et plus d'horizon professionnel. Entendons nous bien, plus de travail du tout ! Car la plupart de ces non-essentiels ne peuvent ni souscrire à la mode de la vente en ligne, ni sourire à la farce du Click and Collect. Et puis plus de salaire non plus puisque, comme nous le confie Sébastien (voir ci-dessous), il est parfois impossible de bénéficier de certaines aides financières d'État. A l'évidence, pour ces non-essentiels là, souvent rompus aux contraintes d'un travail exigeant, manifester n'est plus ni un droit, ni un devoir, ni une habitude, ni un souhait, ni un calcul, mais un ultime recours pour ne pas sombrer sans avoir tout essayé. Et que l'heure des discussions soit la bonne ou non.

Voici, en quelques phrases, l'avis de cinq de ces non-essentiels dont la parole porte à conséquence. Ils ont livré pendant près de trois heures leur sentiment d'injustice et leur incompréhension face à des mesures qui leur semblent parfaitement discriminatoires. Si les problèmes de concurrence ne sont pas au centre du débat, ils déplorent cependant les privilèges dont la loi honore la grande distribution. Au terme de leur entretien avec l'autorité préfectorale, les quatre membres de la délégation se sont adossés aux murs de la préfecture pour souffler un peu. Comme un fait du sort, les nombreuses affiches vantant le mérite des apprentis et les valeurs des nobles métiers faisaient étrangement écho à leur discours. Vous avez dit non-essentiel MM. les ministres? Alors écoutez-les donc, même s'ils vont à contre-courant de l'actualité, et ne leur en tenez pas rigueur, ils avaient un boulot…

Probablement les meilleurs apprentis des non-essentiels-EB
Probablement les meilleurs apprentis des non-essentiels-EB

Emilie , coiffeuse: « On constate un laisser-aller bien visible à l'entrée des grandes surfaces: une personne sur cinq seulement se désinfecte convenablement les mains. Les Caddies ne sont pas systématiquement nettoyés, tout comme les tapis de caisses. Dans nos petits commerces, le passage des mains au gel est obligatoire à l'entrée et en sortie. Nous nous tenons derrière les personnes coiffées, et nous prenons des précautions énormes avec le matériel. Il y a infiniment moins de risques chez moi que dans les transports en commun. Les clusters ne sortent pas de chez nous… »

Stefanie, esthéticienne : « Lorsque nous faisons des soins nous nous équipons d'un masque chirurgical et nous doublons cette protection avec un casque visière. Tout est plastifié, protégé, les postes de travail sont entièrement désinfectés entre deux clients. Nous nettoyons absolument tout, les sièges, le sol, et jusqu'aux semelles des chaussures. Et nous, nous sommes fermés, mais pourquoi? »

Magalie, restauratrice : « On nous dit que les propriétaires des murs accepteraient de ne pas être payés, mais eux aussi sont parfois dans la difficulté et ils veulent percevoir leur loyer, point ! J'habite à 40 kilomètres de mon lieu de travail, mon personnel est au chômage partiel, je cours toute la journée pour préparer des commandes à emporter et limiter la catastrophe, au final j'arrive tout juste à payer l'électricité. J'ai plusieurs salles où je peux disposer des tables très éloignées les unes des autres, malgré cela je ne peux pas ouvrir le restaurant. Une ouverture le midi et un couvre-feu le soir aurait été un moyen de réduire la casse. Je suis très inquiète pour la suite

Carine, coiffeuse : « Je ne suis pas habituée à gérer ce genre de manifestation. J'ai lancé ce Collectif Non-Essentiel sur Facebook pour partager mes craintes avec les commerçants et alerter les élus sur notre situation réelle. Le maire de la commune où j'exerce, M. Brechkoff, soutient officiellement notre mouvement. Avec plus de 365 adhérents, notre collectif s'étend désormais sur toute la Charente-Maritime. Aujourd'hui nous interpellons le préfet, nous souhaiterions voir davantage de maires se mettre en avant pour nous défendre. Un point de détail; lorsque l'on nous parle d'exonération des charges, il faut savoir qu'en fait c'est un report de charges dont il faudra s'acquitter l'année suivante…»

Sebastien, cafetier-restaurateur : « On entend parfois que tout ne va pas si mal parce qu'il est possible de recevoir une aide de 10 000 € pour pallier les difficultés. Peut-être, mais je souhaite porter l'attention des élus sur le fait que les entreprises récentes ne peuvent recevoir aucune aide d'État lorsqu'elles débutent. Si vous ne pouvez pas présenter un bilan basé sur les résultats de l'année précédente, vous n'avez droit à rien! C'est mon cas, j'ai investi dans une seconde brasserie et je m'interroge sur la viabilité de cette affaire. La directrice de cabinet nous a répondu qu'elle n'était pas assez calée là-dessus pour répondre, mais elle a effectivement convenu que ce problème était connu en haut lieu

Nul doute que ces entrepreneurs redoutant la faillite ont parfaitement compris que la défense de leurs intérêts dépendait de hautes décisions. D'un confinement à l'autre et de loi en loi, ils espèrent ainsi voguer de mal en mieux en bénéficiant de l'oreille de leurs élus locaux. Face au questionnement de Sébastien (voir ci dessus), la réflexion pleine de bon sens de Mme la sous-préfète (« Je ne suis pas assez calée la dessus pour vous répondre »), prête à s'interroger sur Qui détient le savoir ou le Comment trouver les bonnes réponses. Davantage encore en connaissant le parcours éclairé de cette jeune énarque, professeure agrégée de sciences économiques et sociales. En clair, qui peut faire quoi, où et quand pour raviver la flamme. Comment organiser les secours pour ces non-essentiels que l'on va probablement encore enterrer un peu vite sur l'autel d'un déconfinement progressif à venir ? Les aides proposées aujourd'hui vont-elles correspondre à leurs futures attentes? Voyez encore comme il n'est jamais trop tard pour se faire entendre…

Des aides qui se décident ici ou là...
Des aides qui se décident ici ou là...

Durant cette après-midi, un communiqué (voir ci-dessus) s'est mis à circuler de main en main en marge de la manifestation. Il semblerait que certaines aides d'État, notamment à propos de la collecte des cotisations foncière des entreprises (CFE) seraient très diversement versées d'une commune à l'autre. On trouve sur le site du ministère de l'Économie et des Finances quelques infos sur le sujet: « Le Gouvernement proposera une nouvelle mesure de soutien permettant aux communes et intercommunalités qui le souhaitent d’accorder un dégrèvement de deux tiers du montant de la CFE. Les collectivités pourront délibérer au plus tard au mois de juillet pour décider d’activer ou non cette mesure d’allègement de la fiscalité locale. Quand une collectivité adoptera cette mesure, l’État prendra en charge la moitié du coût du dégrèvement. » Le deal n'est hélas plus à faire mais environ 200 communes et 400 intercommunalités se sont déclarées favorables à ce principe, quand d'autres ont préféré ne pas y avoir recours. Nul doute que cette diversité de traitement va concourir à créer des fossés interrégionaux qui, au final, déboucheront sur d'interminables discussions d'initiés. Le tout restant bien sûr assez peu audible pour un non-essentiel aux abois.

Les écoles de danse, un essentiel social?- EB
Les écoles de danse, un essentiel social?- EB

« Laissez-nous travailler! » clamaient-ils ces manifestants du vendredi, « Laissez-nous danser ! » ont réaffirmé les danseuses et danseurs du samedi. Car s'il est de bon ton de considérer la culture au travers du prisme des grands théâtres ou des seules vitrines des librairies, les professeurs d'écoles de danse ont également tenu à rappeler la précarité de leur « commerce vivant » ainsi que du nombre de personnes impactées par la fermeture de leurs studios.

Valérie, professeure de danse : « On parle beaucoup du sport mais beaucoup moins de la danse, qui fait partie intégrante de la culture. Il y a des choses qui ont été faites à la culture pour que la création ne s'arrête pas, mais on oublie les petites structures qui sont pourtant le vivier des futurs professionnels. Nous sommes peut-être les non-essentiels de la culture, mais n'oublions pas que danser reste primordial pour beaucoup. Sur l'agglo il y a environ 3000 adhérents concernés par la fermeture des écoles, près de 1000 sur la ville de La Rochelle. D'un confinement à l'autre, j'ai pu ouvrir mon studio quatre mois à peine dans l'année. Cela laissera longtemps des traces chez les plus jeunes qui perdent peu à peu l'envie et ne voient plus de progression dans leur apprentissage de la danse. »

Alors pour en finir et à bien y réfléchir, il me semble que si les manifestations n'arrivent pas toujours à l'heure, le train des sages décisions semble lui aussi avoir pris un sacré retard.

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