OQTF en sortie d’audiences à Bobigny
La justice instrumentalisée illégalement par la préfecture pour expulser des étrangers ?
Ils sortent libres du tribunal puis semblent s’évaporer, à peine l’audience terminée. Depuis plus d’un an, avocats et juges constatent la disparition inexpliquée de certains justiciables. Un seul point commun : ils sont tous étrangers. Que se passe-t-il dans les coulisses du tribunal de Bobigny ?
« Nos clients disparaissent tout simplement ». Le constat d’Agathe Grenouillet, avocate et membre du Syndicat des Avocats de France (SAF) est partagé par ses confrères et par des juges de Bobigny. Dans cette juridiction, des étrangers en situation irrégulière, convoqués pour des affaires sans lien avec leur statut administratif, ne ressortent pas du tribunal. Entre la salle d'audience et les portes du palais de justice, les policiers les retiennent sous de faux prétextes et les conduisent au dépôt, l'espace de rétention du tribunal. L'objectif caché ? Les expulser. Avocats et juges s'accordent sur un point : ces interpellations sont parfaitement illégales. La préfecture utiliserait le tribunal pour y faire la chasse aux étrangers.
Ils m’ont dit : venez récupérer vos affaires
En cherchant un de ses clients, un avocat l’a retrouvé au Centre de Rétention Administrative (CRA) du Mesnil-Amelot, une prison administrative pour étrangers en situation irrégulière, ultime antichambre avant l'expulsion. C’est ce qui est arrivé à Ibrahim Dosso. Installé en France depuis 2017, ce coiffeur comparaît mi septembre pour une affaire de violences conjugales. Son procès est reporté, il ressort donc libre aux côtés de son avocat. Mais à cet instant, des policiers l'invitent à les suivre au dépôt sous prétexte de récupérer ses affaires. Sur place, on lui remet une Obligation de Quitter le Territoire Français (OQTF), la mesure administrative qui enjoint à un étranger en situation irrégulière de quitter la France dans un délai donné. Il tente d'expliquer qu'il a un titre de séjour italien en cours de renouvellement, mais les policiers l’enferment au dépôt en attendant une réponse des autorités italiennes. Trois jours plus tard, la réponse n’est pas arrivée, il est transféré au CRA du Mesnil-Amelot pour préparer son expulsion. Trois mois plus tard, à la mi-décembre 2024, au bout du maximum légal de temps de rétention, il est expulsé en Cote d’Ivoire.
Autre histoire, celle d’un Nigérien qui se présente libre à Bobigny pour y répondre d’un délit mineur. Il ressort libre, son jugement ne sera prononcé que dans plusieurs mois. Mais, là aussi, à peine sorti d’audience, des policiers lui demandent de les suivre pour une soi-disant « notification administrative ». Son avocate proteste : « aucun texte ne vous y autorise ». Rien n’y fait, et les fonctionnaires escortent l’homme vers le dépôt
En toute illégalité
Cette stratégie, illégale, est assumée par la préfecture de Seine-Saint-Denis selon plusieurs sources judiciaires. Il s'agit de traquer les ressortissants étrangers sans titre de séjour valide, de les « piéger » en quelque sorte, alors qu'ils comparaissent pour des affaires sans lien avec leur statut administratif, puis d’enclencher la procédure d'expulsion en les plaçant en rétention. Le SAF et le Syndicat de la Magistrature de Bobigny sont formels sur l’illégalité de cette pratique. Dès août 2023, les deux organisations ont tiré la sonnette d’alarme dans un communiqué : « En l’absence de détention pénale, toute personne doit être libre de ses mouvements. Or, à la sortie de l’audience, elles sont maintenues sous contrôle policier ». Agathe Grenouillet, avocate et membre du SAF, enfonce le clou : « Si ces personnes étaient réellement libres, elles pourraient quitter le tribunal sans escorte. En réalité, elles sont retenues au sein du dépôt, ce qui constitue une privation de liberté hors cadre légal ». Du côté des magistrats aussi, la méthode passe mal. Et même, pour la juge d’application des peines Albertine Munoz, cette stratégie préfectorale sape leur travail : « On place une personne sous bracelet électronique ou en travaux d’intérêt général, on l’oblige à rester sur le territoire, à se présenter au commissariat… Et du jour au lendemain, elle disparaît en rétention. Impossible d’exécuter la peine. Cela remet en cause tout le sens de nos décisions ». La magistrate pointe une conséquence lourde : l’opacité totale du processus. « On n’est jamais informé. Si une personne ne se présente pas à son audience, le juge risque d’être plus sévère et de prononcer de la prison ferme ».
Une technique parmi d’autres
Cette méthode s'inscrit dans un dispositif plus large pour lancer des procédures d’expulsion déloyales. Selon plusieurs sources judiciaires, la préfecture, le parquet et l’administration pénitentiaire travailleraient de concert pour que des policiers attendent aussi les étrangers en situation irrégulière, à la sortie de prison, pour leur notifier une OQTF et de les placer en CRA. Un procédé d’une grande brutalité qu’a subi Patrick*, un ressortissant haïtien installé en France depuis quinze ans : « Je pensais que j’allais être libre. Le jour venu, la Police aux Frontières m’attendait. Personne ne m’avait prévenu que j’irais en rétention. Ma femme devait venir me chercher, je n’ai même pas pu la voir... ». Après avoir purgé sa peine, il a été immédiatement transféré en CRA et y a passé un mois avant d’être libéré à la suite d’un jugement de la Cour européenne des droits de l’homme.
Des explications en demi-teinte
Interrogé sur ces pratiques le président du tribunal de Bobigny reconnaît pourtant qu’une personne libre ne peut être retenue pour recevoir une OQTF. Même constat du côté du procureur de la République, Éric Mathais : « Lorsqu'une personne est remise en liberté par le tribunal, elle est alors libre de quitter le palais de justice et ne doit pas être soumise à la contrainte ». Ces déclarations de principe contrastent avec l’inaction des deux magistrats. Le Syndicat de la magistrature et le Syndicat des avocats de France, tout comme le barreau de Bobigny, les ont alertés à plusieurs reprises. Ces méthodes « sont encore courantes », assurent les syndicats, ce que confirme La Cimade, une association de défense des droits des personnes étrangères qui intervient au CRA du Mesnil-Amelot, et parle d’une « pratique récurrente ». Ni le procureur ni le président du tribunal n’ont pris de mesures concrètes pour y mettre fin ou alerter officiellement la préfecture. Ils admettent juste des « échanges réguliers » sur le sujet avec le barreau de Bobigny et avoir répété plusieurs fois leurs positions publiquement. La préfecture de Seine-Saint-Denis n’a pas répondu à nos sollicitations, et il est impossible, à ce jour, de mesurer l’ampleur du phénomène.
*Le prénom a été modifié