Journal d'investigation en ligne
par Sam Han

Occupations bruxelloises

D'une conférence sur le logiciel libre aux luttes des sans-papiers, itinéraire iconoclaste dans la capitale belge.

Les frontières sont souvent bien illusoires. Nos voisins européens vivent les mêmes crises que nous, y réagissent parfois différemment. Plongées dans le Bruxelles des occupations pour creuser les questions et les réponses belges aux crises du logement et des sans-papiers.

Les voies de la mobilisation sont impénétrables, un week-end de détente en Belgique peut se transformer en manifestation contre la précarité. - © Reflets
Vous lisez un article réservé aux abonnés.

Les 3 et 4 février se tenait à Bruxelles, la conférence FosDem, une des plus grandes conférences européennes sur le logiciel libre. S'y rassemblaient des myriades de programmeurs et geeks en tout genre, évoluant entre ateliers éclairs de 30 minutes, « develloper rooms » toujours complètes et conférences plénières aux sujets cryptiques. L'avenir des logiciels libre était débattu, mais également l'adoption par une sombre librairie méconnue du dernier standard en vogue dans la communauté. La conférence se tenait à l'ULB, l'Université libre de Belgique.

Le samedi soir, une des soirées quasi officieuse de l'évènement, la « ByNight », était hébergée par le hackerspace Bruxellois, le HSBXL, uu troisième étage d'un ancien bâtiment industriel abandonné. Un lieu loué à une entreprise spécialisée, sous-louant ces ruines à des associations et permettant ainsi aux propriétaires d'éviter de payer la taxe sur les bâtiments inoccupés, fort chère en Belgique. Mais une occupation temporaire, le bâtiment devant être détruit prochainement.

Ici, le discours de la conférence est appuyée par ce grand écran bleu, la dernière mise à jour du conférencier n'étant pas compatible avec le rétroprojecteur.  - © Reflets
Ici, le discours de la conférence est appuyée par ce grand écran bleu, la dernière mise à jour du conférencier n'étant pas compatible avec le rétroprojecteur. - © Reflets

Une soirée « ByNight »  en forme d'adieu, le HSBXL devant déménager dans les semaines qui viennent. - © Reflets
Une soirée « ByNight » en forme d'adieu, le HSBXL devant déménager dans les semaines qui viennent. - © Reflets

Ces grands évènements, sponsorisés par les fleurons de l'industrie informatique, sont de ce fait aseptisés. La dimension politique de ces technologies n'est jamais abordée. C'est pour répondre à cette problématique qu'un collectif disparate organise le OffDem depuis quatre ans. Un festival construit sur « le sentiment qu'un autre type de rassemblement autour du logiciel libre est nécessaire, plus radical et plus concentré sur l'intersectionnalité des sujets, un rassemblement des citoyens concernés et de tous ceux qui tombent sous le vocabulaire unique d'"utilisateur", déployant une diversité et explorant la complémentarité entre les gens habituellement laissés de côté par les élites programmeurs de l'open-source ».

L'OffDem était accueilli dans une occupation d'un collectif, la « Voix des sans papiers » ou VSP, au 47 rue Fitz Toussaint, à quelques blocs de maison de l'Université. Les ateliers et l'accueil du public se tenaient au premier étage. Dans les autres parties du bâtiments, les habitants continuaient leur vie. Modou, le porte-parole de VSP a accepté de répondre à nos questions pour nous éclairer sur l'action de son collectif et sur la situation des sans-papiers dans la capitale de Belgique, centre névralgique des institutions européennes.

Modou, porte parole de l'association « La voie des sans papiers » . - © Reflets
Modou, porte parole de l'association « La voie des sans papiers » . - © Reflets

Reflets : Peux-tu nous parler de cette association, « la Voix des sans-papiers » ? Qu'elle est votre action au sein de ce lieu ?

Modou : « Notre collectif existe depuis 2014, nous allons fêter nos 10 ans d'ici quelques mois. C'est notre vingtième occupation. Nous avons constaté être abandonnés à notre propre sort, rien n'étant mis en place par l'État ou par les associations. Alors, il a fallu qu'on s'organise, qu'on réfléchisse, qu'on mette en place des outils qui nous permettent de survivre. Au départ, c'était compliqué, on déménageait tous les trois ou six mois, les gens n'arrivaient pas à trouver la stabilité nécessaire. Mais nous croyons en ce que nous faisons, à la nécessité et à l'utilité de notre action. Cela nous a fait tenir jusqu'à aujourd'hui. Depuis 2019, on est dans ce bâtiment. Cela nous a donné une stabilité et beaucoup de projets ont émergé.  »

« On a lancé, « Baraka Graphica », un projet de bande dessinée avec un groupe d'étudiants belges. C'est une bande dessinée qui raconte les parcours de personnes sans papiers. Elle a gagné des trophées et elle sera affichée dans le musée des dessins de la Belgique. Pour nous, ce n'est pas rien. On a aussi lancé « Exil et création. » L'idée est de montrer l'absurdité des situations, de redéfinir la vision des personnes sans papiers. Non plus des personnes dans la précarité, mais des personnes avec un savoir, une expérience à partager, une envie de développer avec d'autres sur un pied d'égalité. On montre qu'elles n'ont pas besoin d'être aidées. Elles savent quoi faire. Elles ont juste besoin de leur régularisation pour montrer leur valeur ajoutée dans ce pays. »

Monou nous a accueilli dans la salle réservée aux formation et ateliers du lieu. Les murs sont couverts de notes informatives sur les procédures de régularisation en Belgique. - © Reflets
Monou nous a accueilli dans la salle réservée aux formation et ateliers du lieu. Les murs sont couverts de notes informatives sur les procédures de régularisation en Belgique. - © Reflets

Nous ayant fait rentrer dans leur salle de formation, Modou continue :

« Ici, c'est notre temple de savoir, le cœur de notre projet d'accompagnement administratif « Y en a marre ». On décortique les procédures pour comprendre les pièges administratifs qu'elles comportent. On y va pas à pas, on accompagne les personnes. Car si elles échouent deux ou trois fois, après, c'est mort. Et elles restent ici pendant pendants des années dans une situation plus que précaire. Nous, notre base, c'est notre expérience, du vécu, complété avec la définition intellectuelle. On essaye aussi de sensibiliser les citoyens qui veulent nous accompagner dans notre lutte, mais qui n'ont pas vraiment le savoir. On organise des formations, des échanges tous les trois mois. On essaye de faire une transmission de savoir. C'est ouvert à tout public.  »

« Nous collaborons avec d'autres associations si elles acceptent nos recommandations. Le but n'est pas de se faire aider mais de créer un échange, un partage d'expérience » - © Reflets
« Nous collaborons avec d'autres associations si elles acceptent nos recommandations. Le but n'est pas de se faire aider mais de créer un échange, un partage d'expérience » - © Reflets

Vous avez l'air extrêmement bien organisés. Nous avons pu également croiser une autre personne, très impliquée auprès des réfugiés afghans, durant les rencontres dans ce lieu. Vos associations ont l'air solides.

« Tous ces projets nous ont permis d'avoir une représentation au niveau de l'administration. On a signé une convention pour ce bâtiment. Et on a pu aider à signer d'autres conventions dans d'autre bâtiment. Aider d'autres collectifs de sans-papiers qui n'avaient pas la possibilité de mettre en place l'organisation que nous avons mis en place ici. En quelque sorte, au niveau de Bruxelles, on est devenu des coachs pour ces collectifs naissants. On veut changer la vision des occupations, monter que ce ne sont pas des lieux où on met au rebut la précarité ! Les gens sont là par manque de choix. Mais malgré cette précarité, ils arrivent à s'organiser et à survivre sans l'aide administrative.  »

« L'institution en Belgique qui gère les titres de séjours ne se trouve qu'à Bruxelles. C'est l'office des étrangers. C'est une institution cadenassée, assez floue. On nous dit qu'il existe des critères, mais depuis plus de vingt ans, on n'arrive pas à mettre la main dessus. Pour nous, c'est discriminatoire. Tu fais ta demande, tu essaies de mettre toutes les chances de ton côté, mais rien ne te garanti que tu aies un résultat positif. Quant aux demandeurs d'asile, ils ont récemment décidé de n'accueillir que les familles. Les célibataires, surtout les hommes, il faut être très patient.  »

Durant les rencontres « OffDem », on boit la bière « 100 pap », une bière solidaire dont la moitié des bénéfices sont reversés aux collectifs de sans-papiers. - © Reflets
Durant les rencontres « OffDem », on boit la bière « 100 pap », une bière solidaire dont la moitié des bénéfices sont reversés aux collectifs de sans-papiers. - © Reflets

En France, le droit au logement est mis à mal. Avec les récentes lois « anti-squat », les luttes sont criminalisées. Comment se passent les choses ici ?

« Récemment, une enquête sur la question des bâtiments vides a estimé que leur superficie équivaut à une des plus grande commune de Bruxelles. Donc c'est pas des bâtiments vides qui manquent. Et en même temps, il y a des dizaines de milliers de sans-abris dans les rues. Et nous, ce que nous demandons, c'est d'avoir accès à ces bâtiments vides. On n'a pas besoin d'être gérés. On peut s'organiser, en autonomie. Chaque fois qu'on demande au gouvernement Bruxellois ou régional, ils nous répondent qu'ils n'ont rien. Nous, on ne va pas dormir dans la rue, on n'a pas le choix. On occupe les bâtiments et après, on négocie que ce soit un bâtiment public ou privé. Souvent, on arrive à trouver un terrain d'entente. Mais pas tout le temps. »

Hier, pendant le repas, il a été annoncé qu'une manifestation de soutien contre une expulsion avait lieu demain matin avec votre appui. Tu peux nous en dire plus ?

« L'hôtel, où nous allons demain, a d'abord été occupé par des ukrainiens. Puis, il a été refermé. Et maintenant, il y a plusieurs femmes avec des enfants sans papiers. On a voulu les soutenir pour que ce lieu reste accessible à ces personnes, mais on a reçu une ordonnance d'expulsion validée par un juge. Sans que personne ne vienne sur place comprendre la situation. Il n'y a pas eu d'enquête, rien du tout. C'est de l'abus de pouvoir. Ils veulent remettre ces femmes et ces enfants à la rue, l'hiver. Exposés aux maladies. Donc, on essaye de créer un rapport de force pour qu'ils puissent revoir leur décision et réfléchir comment accompagner ces personnes qui sont là. Quand les ukrainiens sont arrivés, tout a été mis en place. Et pourtant ces femmes sont là depuis des années. Ces enfants, ils sont nés en Belgique. On est obligés de lutter. C'est ce qu'on va faire demain. On va se faire entendre. C'est notre devoir. »

Malgré l'heure matinale, de nombreux soutiens sont venus au 101 du boulevard Brand Whitlock pour soutenir ces femmes menacées d'expulsion. - © Reflets
Malgré l'heure matinale, de nombreux soutiens sont venus au 101 du boulevard Brand Whitlock pour soutenir ces femmes menacées d'expulsion. - © Reflets

Avec la bonne nouvelle de l'expulsion repoussée, les occupantes s'accordent une boisson chaude alors que les chants continuent à l’extérieur.  - © Reflets
Avec la bonne nouvelle de l'expulsion repoussée, les occupantes s'accordent une boisson chaude alors que les chants continuent à l’extérieur. - © Reflets

Au matin et grâce à la présence des soutiens, l'expulsion est repoussée. L'ambiance est déterminée, mais apaisée, la police fait la circulation alors que les chants continuent. À l'intérieur de l'occupation, Bintou, membre de la coordination des sans-papiers et du comité des femmes sans-papiers, répond à un journaliste local :

Bintou : « Ici ça leur permet d'avoir une adresse pour les démarches administratives et une adresse pour la carte médicale. Un lieu comme ça leur permet de se construire. C'est un lieu qui sauve des vies, ici. C'est ce que j'ai dit au Bourgmestre, elles sont venues s'abriter là pour sauver leur vie. Une avait été hospitalisée pour hypothermie. La plupart de ces personnes sans-papiers ont fait des demandes d'asiles qui ont été refusées. Ce sont des personnes qui sont abandonnées à elle mêmes. Ce sont des personnes en danger. Si elles sont victimes de violences, elles ne peuvent pas aller se plaindre à la police.  »

Le journaliste renchérit : « Aujourd'hui, vous n'allez pas être expulsé, c'est déjà une victoire. Mais la police va peut-être revenir d'ici une semaine ou deux semaines. Et très certainement à la fin du moratoire hivernal. Qu va-t-il se passer quand la police va venir mettre des scellés. »

Bintou : « Les femmes vont devoir retourner à la rue. C'est pour ça qu'on a fait les démarches auprès des autorités, elles ont besoin d'un toit pour pouvoir se reconstruire. C'est la vie et le combat des personnes sans-papiers, le lendemain n'est jamais certain. Elles ont besoin de cette adresse pour se régulariser. Les politiques nous mettent dans un paradoxe pas possible.  »

0 Commentaires
Une info, un document ? Contactez-nous de façon sécurisée