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par Timothée de Rauglaudre

Mythe du complot jésuite : le complotisme avant l’heure

Conversation avec l’historien Pierre-Antoine Fabre

Une société religieuse cachée parmi nous, complotant contre les nations pour servir ses objectifs politiques : le mythe du complot jésuite, apparu dès le XVIe siècle, est une des matrices du complotisme contemporain. Entretien avec l’historien des religions Pierre-Antoine Fabre, coauteur de l’ouvrage “Les antijésuites : discours, figures et lieux de l’antijésuitisme à l’époque moderne” (Presses universitaires de Rennes, 2010).

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À travers l’histoire, l’antijésuitisme prend-il souvent la forme de ce qu’on appelle de nos jours des “théories du complot” ?

Pierre-Antoine Fabre : Si l’on considère que le fondement de l’antijésuitisme, c’est le principe d’une association internationale visant à corrompre les États et diffuser son influence au-delà des frontières, le complot jésuite est aussi ancien que l’antijésuitisme. Tous les discours antijésuites, dès l’époque moderne, sont fondés sur l’hypothèse d’une volonté d’emprise et de destruction des États. Aujourd’hui, j’ai le sentiment que c’est un phénomène très marginal. Mais on peut dire qu’il reste influent jusqu’à la moitié du XXe siècle. L'argumentation antijésuite est quasiment consubstantielle à la Compagnie de Jésus. C’est quelque chose qui est très puissant jusqu’au XVIIIe siècle, sous la forme de l’accusation de tyrannicide et plus généralement de régicide. Au XIXe siècle, l’antijésuitisme prend plutôt la forme d’une accusation d’opposition à la République, définie par l’autonomie de sa légitimité nationale.

Peut-on voir l’antijésuitisme comme l’une des matrices du complotisme contemporain ?

Oui, on peut tout à fait le voir ainsi. Ce qui définit les jésuites par rapport aux autres ordres religieux, c’est leur caractère peu identifiable, puisqu’ils ne sont ni clercs ni laïcs, ne vivent pas dans des espaces séparés, ne portent pas d’habit aussi spécifique que les moines des ordres fondés dans des période antérieures. D’une certaine façon, ils sont comme tout le monde, ils ne se définissent pas eux-mêmes, à l’inverse des anciennes fondations monastiques, comme hors du monde. C’est aussi, de ce point de vue, une matrice de l’antisémitisme : le Juif serait d’autant plus dangereux qu’il est comme nous, quels que soient par ailleurs les efforts de la propagande antisémite pour le rendre reconnaissable, pour le démasquer. C’est l’idée de la haine de celui qui vous ressemble, la haine de soi, comme l’a formulé Jean-Paul Sartre dans une première approche, insuffisante mais précieuse pour concevoir l’antisémitisme. Le jésuite peut être considéré comme une forme de modèle pour tout ce qui suivra ensuite dans le complotisme, compris comme la dissimulation, au cœur du monde, d’une puissance destructrice de ce monde.

Comment se manifeste le premier antijésuitisme, à l’époque de la querelle entre les jésuites et les jansénistes ?

La Compagnie de Jésus est contemporaine de l’affirmation des États modernes. Elle représente ce qui, dans l’Église catholique, se définit à ce moment-là comme une forme de transcendance par rapport aux États, en particulier à travers la tentative de définir quel peut être le pouvoir du pape par rapport à ces États. Les jésuites ont été théoriciens de cette tentative de penser comment pouvaient s'articuler l’autonomie des États et les formes transcendantes du pouvoir spirituel du pape, ce qu’on a appelé le “pouvoir temporel indirect”. Le socle de ce premier antijésuitisme, en particulier en France, réside dans le gallicanisme, qui condamne chez les jésuites cette tentative de saper l'autorité et l’autonomie des États. De ce point de vue, l’antijésuitisme républicain puise dans cet héritage.

Ironiquement, c’est un prêtre jésuite, Augustin Barruel, qui théorise, l’un des premiers, le supposé complot maçonnique à l’origine de la Révolution française. Cet antimaçonnisme est-il courant dans la Compagnie ?

C’est un discours assez répandu dans la Compagnie de Jésus elle-même après sa suppression par le pape Clément XIV, en 1773, que de concevoir cette suppression comme le fait de la franc-maçonnerie et le premier acte de la Révolution française. Ce discours a pris une tonalité apocalyptique, la destruction des jésuites apparaissant comme le début d’une séquence qui s’achèvera par la Révolution. Ce sont des discours très complexes à interpréter car, ce qui est tout à fait remarquable dans la période qui suit la suppression de la Compagnie, c’est l’implication très forte des jésuites dans la maçonnerie, dans laquelle ils retrouvent une partie de leurs idéaux scientifiques, de leur “humanisme”, de leur aspiration finalement cosmopolite aussi. L’antimaçonnisme, exprimé sous la forme d’une martyrologie jésuite, ne semble pas dominant dans la littérature jésuite de cette époque.

Avec l’avènement de la philosophie des Lumières et la Révolution française naît un deuxième antijésuitisme, plus présent dans les milieux républicains et anticléricaux. Comment expliquer ce glissement ?

À l’époque moderne, il y a un antijésuitisme clérical très fort, étant donné que les jésuites apparaissent comme la dernière grande congrégation, la “congrégation de trop” comme on l’a souvent dit. Dans leur prétention à être le fer de lance de l’Église catholique, ils sont très attaqués à l’intérieur même de l’Église, à la fois par ses composantes les plus conservatrices et par les ordres religieux antérieurs, comme les dominicains, par exemple, ou par les composantes les plus gallicanes. Au XIXe siècle, cet antijésuitisme clérical perd beaucoup de terrain. Au moment de la Restauration, les jésuites adoptent une très forte orthodoxie, en particulier du point de vue de la soumission au pape. Traumatisés par leur suppression, ils se montrent plus papistes que le pape et deviennent de ce point de vue la quintessence du cléricalisme.

Comment expliquer le déclin du mythe du complot jésuite, alors qu’il a été si puissant dans les imaginaires pendant au moins trois siècles et demi ?

L’explication est assez simple, dans la mesure où les jésuites, et par conséquent l’anitjésutisime, correspondaient à un certain nombre des caractéristiques de l’Église catholique et des oppositions à cette Église. Le déclin général de l’influence de l’Église catholique dans nos sociétés contemporaines a eu pour conséquence évidente de porter atteinte à la plausibilité d’un complot jésuite. À l’inverse, l’antisémitisme a perduré, car les Juifs ne sont pas forcément identifiés - à l’époque contemporaine en particulier - à une appartenance religieuse. De ce point de vue-là, on peut dire qu’il y a eu un relais antisémite de l’antijésuitisme, sécularisé dans des formes plus culturelles que religieuses. Ce glissement se retrouve également, dans une certaine mesure, dans l’évolution des théories du complot maçonnique, mais d’une manière plus difficile à spécifier, la détermination religieuse du maçonnisme étant pour le moins atypique par rapport à des formes d’adhésion confessionnelles.

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