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Entretien
par Anne-Claire Poirier

Mouvement climat : « la question de la violence n'est pas réglée »

Le politologue Maxime Gaborit analyse les mutations du mouvement climat

Maxime Gaborit est doctorant du Centre de recherche en science politique (Crespo) de l'Université Saint-Louis de Bruxelles où il rédige une thèse consacrée aux mouvements sociaux écologistes. Alors que le mouvement se massifie, il en décortique les tiraillements existentiels : rapport à la violence et rapports de classes, catastrophisme et Convention citoyenne.

Cérémonie d'Ouverture de la Rébellion Internationale d'Octobre 2019 d'Extinction Rebellion à Paris - Bastian Greshake Tzovaras / Flickr - CC BY-SA 2.0

La préoccupation climatique est aujourd'hui largement partagée au sein de la société, en témoignent les marches pour le climat de plus en plus suivies. Comment les organisations accueillent-elles cette arrivée massive de nouveaux partisans ?

Maxime Gaborit
Maxime Gaborit
En effet, le mouvement climat en France est marqué par une massification récente qui date de la rentrée 2018. A ce moment-là, une vague verte a déferlé dans les rues, galvanisée d'abord par la démission de Nicolas Hulot puis par l'importante médiatisation du cinquième rapport du GIEC. Aux côtés d'organisations déjà en place, ont alors émergé de nouvelles mouvances pas toujours stabilisées, identifiées par l'étiquette « citoyenne ». La dimension générationnelle est apparue ensuite avec les grèves pour le climat et la naissance de Youth for Climate en janvier 2019.

Assez rapidement, les organisations ont profité de cette nouvelle base sociale capable de faire masse pour organiser des actions de grande ampleur. Jusqu'à présent, des organisations comme Greenpeace s'appuyaient surtout sur du lobbyisme institutionnalisé et des actions spectaculaires menées par quelques activistes sur-entraînés. En avril 2019, ils ont pu compter, avec ANV-COP21 et les Amis de la Terre, sur plus de 2 000 citoyens pour bloquer « la République des pollueurs » dans le quartier de la Défense.

Le mouvement climat joue désormais sur un ensemble de tableaux extrêmement varié, allant de la désobéissance civile de masse aux combats juridiques pointus. Il y a une réelle fluidité entre l'expertise scientifique, le travail juridique ou institutionnel et la revendication politique.

Malgré cette massification, on constate que le mouvement reste relativement homogène socialement. Là où les médias ont pu renvoyer l'image d'une société civile unifiée par un même intérêt climatique, on a en fait affaire à un mouvement dont les participants sont issus du salariat qualifié et très ancrés à gauche. Il faut reconnaître que cet ancrage social leur confère une certaine immunité dans leurs actions, en étant perçus comme inoffensifs. Ils en ont d'ailleurs conscience et c'est aussi ce qui fait qu'ils s'autorisent plus facilement des actions illégales. Ce faisant, ils mettent les autorités en tension car sévir à leur encontre est délicat. Un exemple marquant est l'évacuation des militants d'Extinction Rebellion du pont de Sully en juin 2019. Toute la classe politique et médiatique s'était alors émue de voir les militants abondamment aspergés de gaz lacrymogène. En comparaison, les Gilets jaunes n'ont pas toujours bénéficié d'autant de compassion.

Il reste cependant un important fossé entre la victoire culturelle du mouvement, qui a désormais gagné l'opinion publique à sa cause, et ses échecs politiques, qui l'obligent à se reconfigurer en permanence pour trouver de nouveaux moyens d'action. De ce point de vue, la crise sanitaire, malgré les frustrations qu'elle génère, a aussi l'avantage de donner du temps aux organisations pour se réorganiser et réfléchir à de nouvelles stratégies.

Vous avez évoqué les Gilets jaunes, également très présents dans la rue et les médias à partir de l'automne 2018. On leur doit d'avoir repositionné le débat sur l'écologie en réintégrant la question sociale. Comment cela a-t-il été reçu au sein du mouvement climat ?

Les choses sont plus complexes que cela. La préoccupation sociale est véritablement au cœur d'un mouvement comme Alternatiba depuis sa création en 2013. En revanche, il est vrai que les organisations écologistes ont échoué à faire émerger cette question sur la scène médiatique, de sorte que les sympathisants ou les primo-militants ne faisaient pas forcément ce lien lorsqu'ils se politisaient sur la question de l'écologie. Effectivement, le mouvement des gilets jaunes a poussé les organisations écologistes à clarifier très rapidement leur position sur la question. Cela s'est traduit par des appels à la convergence, l'émergence des gilets verts et du slogan « fin du monde, fin du mois : même combat ». A partir de ce moment, c'est vraiment devenu une évidence de lier la question écologique et la question sociale.

De leur coté, les Gilets jaunes ont eux aussi été influencés par le mouvement climat. Le débat autour de la taxe carbone qu'ils rejetaient les a forcé à se positionner sur la question écologique en développant une autre approche, basée notamment sur la consommation locale, le réaménagement du territoire et une fiscalité plus juste.

Ces influences réciproques ont permis une désectorialisation de la question écologique en montrant qu'elle n'est pas une thématique uniquement environnementale mais reliée à une problématique sociale de lutte contre les discriminations et pour un meilleur partage des richesses. Cette désectorialisation est imparfaite et précaire mais elle a permis de nouvelles dynamiques de convergence avec les autres mouvements sociaux. C'est ce qui a pu conduire, par exemple, à ce que l'occupation du centre commercial Italie 2 en octobre 2019, organisée à l'appel d'Extinction Rebellion, accueille également le comité Adama et plusieurs collectifs de Gilets jaunes. Et le 18 juillet dernier, la marche Adama IV de commémoration de la mort d'Adama Traoré, a été co-organisée par le Comité Adama et Alternatiba, sous le slogan commun « Génération Climat - génération Adama #Onveutrespirer ».

« on ne peut pas accéder à une société non violente par des moyens violents »

Ces moments de convergences avec d'autres mouvements sociaux ont soulevé d'importants débats autour du rapport à la violence et des dégâts matériels. Où en est-on à ce sujet ?

Historiquement, le mouvement climat est très attaché au principe de non-violence. Il a produit toute une réflexion et une théorisation dont l'une des idées phares, au-delà de sa dimension stratégique, est que l'on ne peut pas accéder à une société non violente par des moyens violents. Toutefois, la question n'est pas réglée, en particulier en France où le débat a acquis une grande importance et la définition même de la non-violence continue d'évoluer.

On se souvient que la question s'est notamment cristallisée autour du mouvement Extinction Rebellion, de son apparition en France en avril 2019 jusqu'à la semaine de Rébellion internationale d’octobre 2019. Il y a d'abord eu un engouement autour de la symbolique utilisée par Extinction Rebellion qui véhicule une certaine radicalité. Et puis l'occupation d'Italie 2 a généré un premier débat sur les dégâts matériels. C'est à ce moment-là qu'ils ont dû clarifier leur position et en se prononçant pour une non-violence stricte (pas de dégâts matériels). Quelques jours plus tard, leur banderole « uni.e.s contre toutes les violences » affichée sur le pont au Change a ravivé le débat lorsque le Comité Adama les a accusés de mettre toutes les violences sur le même plan (violences policières et violences civiles notamment).

Le débat continue d’être vif et de créer du dissensus à l'intérieur du mouvement climat. Par exemple, on a constaté lors de nos enquêtes par questionnaires que la question des dégâts matériels ne fait toujours pas consensus. Parmi ceux qui se disent prêts à participer à de la désobéissance civile, près de la moitié est favorable au fait de commettre des dégâts matériels. Tandis que ceux qui soutiennent la désobéissance civile sans vouloir la pratiquer ont une adhésion bien moindre à cette idée. Politiquement, cela conduit à deux stratégies frontalement divergentes : la tentation du sabotage portée par une minorité active et la nécessaire modération pour ratisser large. Au cours de l'année 2019, on a vu cette tentation de la radicalité s'affirmer au sein de Youth for Climate. Plus récemment, la Ronce s'est créée autour de l'idée même de sabotage. Et la question continue de travailler les autres organisations.

A propos de radicalité, on constate une évolution dans le champ lexical et l'iconographie des organisations environnementales. Les « historiques », comme Greenpeace ou le WWF, portent un imaginaire beaucoup plus pacifiste que les nouvelles organisations comme Extinction Rebellion ou la Ronce. France Nature Environnement a modifié son logo en 2016 pour un hérisson nettement plus en colère qu'avant. Sont-ce les prémisses d'un durcissement du mouvement ?

Cela peut être relié effectivement à l'acceptation d'un niveau de radicalité ou de violence supérieure. Mais cela illustre surtout le fait que l'écologie positive arrive en bout de course. Depuis 2018, l'écologie ne se politise plus sur le fait d'imaginer un monde meilleur, même si ce tropisme persiste encore dans certains mouvements. L'émergence de mouvements comme Extinction Rebellion ou la Ronce illustre l'idée nouvelle que le catastrophisme peut aussi mettre en mouvement. Pendant longtemps, les écologistes ont refusé cela, préférant évacuer les affects négatifs jugés stériles politiquement ou démobilisant. Les scientifiques ont eu un rôle important dans cette reconfiguration car les constats qu'ils font ne permettent plus de mettre en avant un avenir radieux mais au contraire des changements brutaux et des désastres sociaux et environnementaux.

Quelle est votre lecture de la Convention citoyenne pour le climat ?

La Convention citoyenne pour le climat est un objet politique très intéressant car elle montre comment la connaissance de l'urgence climatique vient modifier des positions de citoyens et donner des positions assez radicales. D'un autre côté, c'est aussi un exemple paradigmatique de l'écart évoqué plus tôt entre la victoire culturelle du mouvement climat et ses échecs politiques. Ces citoyens tirés au sort ont fini par tomber sur des mesures très proches de celles préconisées par les ONG depuis des années. Or la réaction du gouvernement est perçue par beaucoup comme une manière d’enterrer ces mesures.

L'échec est à relativiser toutefois car la promesse du « sans filtre » offre une prise aux écologistes pour attaquer l'hypocrisie du gouvernement. Cela permet de recréer de la conflictualité et de re-visualiser l'adversaire. Le mouvement climat a souvent pâti du fait d'avoir du mal à identifier un ennemi clair. Ici, il est identifié et cela s’avère beaucoup plus mobilisateur.

J'alerte cependant sur une interprétation un peu risquée des conclusions de la Convention citoyenne qui serait de considérer que, en connaissance de l'urgence climatique, les solutions s'imposent d'elles-mêmes. En ce sens, les solutions de la Convention ne seraient rien d'autre que ce que l'application simple, directe et sans conflictualité de ce que propose la science. Or ce n'est pas ce qui s'est passé. Des délibérations de qualité ont eu lieu, dans un cadre politique et économique particulier qui est celui de l’État-nation, du capitalisme. C'est donc bien une position particulière, qui peut être confrontée à différents discours, plus réformistes ou plus radicaux. En d'autres termes, il ne faut pas que les conclusions de la Convention citoyenne mettent fin au débat politique sur les moyens d'accéder à une société viable, à la fois au sein du mouvement climat et de la société en générale.

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