Journal d'investigation en ligne et d'information‑hacking
Édito
par drapher

@Mettout, vous devriez quand même accepter d'écouter un peu…

Le propre d'une corporation est d'être corporatiste et donc de se serrer les coudes. C'est naturel, c'est humain. Il est par contre parfois un peu malsain d'en venir à défendre ses collègues, sa corporation, au delà du raisonnable, jusqu'à proférer des contre-vérités. Réponse à Eric Mettout, journaliste parti en guerre — et un peu en cacahuète — contre les "légions de l'Internet libre".

Le propre d'une corporation est d'être corporatiste et donc de se serrer les coudes. C'est naturel, c'est humain. Il est par contre parfois un peu malsain d'en venir à défendre ses collègues, sa corporation, au delà du raisonnable, jusqu'à proférer des contre-vérités. Réponse à Eric Mettout, journaliste parti en guerre — et un peu en cacahuète — contre les "légions de l'Internet libre". [billet de blog, non corrigé par mes pairs, tant pis pour les amoureux des belles lettres]

Cher Eric, j'ai attentivement lu ton billet de blog intitulé "Les légions de l’Internet libre" et je suis un peu désappointé. En effet, rien de concret, de sourcé, de vérifiable ne vient appuyer ton discours — puisqu'il n'y a rien d'autre que du discours dans ton billet, disons-le — censé défendre l'édito de ta consœur nommé "Daech est une créature de l'ère Internet"(édito auquel Bluetouff a déjà répondu). C'est fort dommage, surtout pour des journalistes.

Reprenons depuis le début. Et tentons de nous mettre d'accord. Tranquillement. Ou pas.

Quand un journaliste veut s'emparer d'un sujet qu'il ne maîtrise pas…

L'édito dont tu prends la défense est absolument déplorable, pour une raison simple : il est un empilement de poncifs et enfile des perles à propos d'Internet, le web, et tout cet univers fort complexe, touffu et fabriqué par des millions de personnes depuis des décennies.

Je m'explique : un journaliste, s'il est un simple "surfeur du web" (expression très 90's qui pourrait se marier avec les "autoroutes de l'information" de Bill Gates), n'a qu'une vision d'Internet très réduite. Ce qui est bien normal, puisqu'il n'est pas du tout spécialiste, ou féru du domaine.

Décrire Internet depuis l'extérieur, sans le pratiquer intensément durant de longues années, sans y rencontrer ceux qui le font, le modifient, le protègent, est un exercice périlleux pour un journaliste qui veut en parler.

Pour enfiler la métaphore, c'est un peu comme quelqu'un qui n'aurait aucune notion d'histoire, lirait Mein Kampf et voudrait soudainement se mettre à expliquer comment les livres, l'écriture, l'imprimerie et les idées peuvent devenir un très grand danger pour l'humanité. Sans discuter avec aucun historien ou politologue.

La personne en question aurait raison en apparence dans son discours : les livres ça peut être dangereux, les idées aussi, et l'imprimerie une technologie fortement déstabilisatrice, parce que permettant toutes les propagandes. C'est vrai Eric. Mais ce serait un peu réducteur, non ? Et c'est bien là que nous arrivons à Internet, cette imprimerie très moderne…

Internet est Internet parce qu'il est sans contrôle, décentralisé et doit rester neutre

Ce serait un peu long ici même, de te retranscrire toute l'histoire du net, cher Eric, mais il faut que tu saches que ce réseau de réseaux est ce qu'il est, te permet de faire ce que tu fais parce qu'il n'est pas centralisé. Il n'a donc pas de "chef".

Il n'y a pas d'autorité centrale avec Internet. Et le concept de neutralité du net, qui a déjà une quinzaine d'années est assez important pour une raison simple, puisque sans neutralité du réseau, tu te retrouverais avec plein d'Internet différents les uns des autres, et que fonction d'où, comment, avec quel appareil, quel FAI, que montant payé pour ton accès, tu n'aurais jamais le même Internet. Ce serait dommage, parce que les pauvres, par exemple, auraient leur Internet, bien moins rapide que l'Internet des riches, et puis les communications des puissants auraient des priorités, et tu serais obligé d'attendre, et plein d'autres choses étranges t'arriveraient, au bon vouloir des telco et des décisions de leurs gouvernements…

Mais peut-être es-tu un ardent défenseur de cette conception de la liberté basée sur la discrimination et l'inégalité de fait, par l'argent ou la condition ?

Daech, ce scélérat qui ose utiliser des codes secrets !

Tout le départ de cette histoire vient de ce fameux édito grotesque de ta consœur. Les djihadistes utilisent plein de trucs pas net sur le net. Au point qu'on lit qu'il y a un "Dark Web", et toutes ces choses que le lecteur peu averti prend pour argent comptant : alors comme ça il y aurait des coins sombres dans le réseau ? Naaaan, c'est dingue Eric ! Un scoop : si tu ne veux pas qu'on voit ta tronche en voiture, tu peux faire fumer tes vitres. Ah, zut, ça va être interdit. Mais mieux : tu peux rencontrer des gens dans des endroits où il n'y a :

  • Ni caméra
  • Ni force de l'ordre en planque
  • Ni micro
  • Ni passant
  • En fait des endroits obscurs… et secrets (dingue)

Dans ces endroits obscurs (ton arrière cuisine, un bois, une carrière, une usine désaffecté, le salon de ta mémé partie en cure), les gens se disent des trucs sans que personne ne soit au courant. Ils peuvent même y préparer des attentats. Que faut-il faire ? Interdire les coins sombres ?

Plus sérieusement : les communications chiffrées, les protocoles d'accès à des services "invisibles", les techniques d'anonymisation, tout ce travail formidable qui a été réalisé sur le réseau pour permettre de préserver autant que possible la vie privée des personnes, sont aussi importants que ton droit à la confidentialité des correspondances, à la vie privée et à la propriété privée. Accepterais-tu de vivre dans une société où l'Etat pourrait ouvrir ton courrier, déclencher une caméra pour regarder ce que tu fais chez toi à tout moment, ou pouvoir écouter tout ce que tu dis, tout le temps ?

Le système politique où ces droits élémentaires (confidentialité, vie privée etc…) étaient annihilés est connu, c'est l'Union Soviétique. l'Express serait donc devenu un repère de staliniens qui voudraient centraliser Internet, le contrôler, lui ôter tout caractère de confidentialité, sous prétexte que des djihadistes l'utilisent ? Il va falloir nous expliquer ça…

La légion d'Internet n'existe pas plus qu'un Daech généré par l'ère Internet

Lors de la seconde guerre mondiale, les Américains avaient trouvé un truc (que tu dois connaître) pour passer des messages vocaux qu'aucun ennemi ne pouvait déchiffrer : ils utilisaient la langue navajo. Comme personne d'autres que les Navajos ne parlaient navajo, et que l'ennemi n'avait pas de Navajos sous la main, c'était bien pratique. On appellait ça des code-talker. C'est un peu PGP avant l'heure, un truc chiffré, que tu ne déchiffres pas comme ça. Il y avait même un dico du code. Effrayant…

Il est pour autant certain que la seconde guerre n'a pas été gagnée grâce aux Navajos. Ni qu'Hitler a pu devenir le Führer et causer 6 millions de morts par déportation uniquement grâce à l'imprimerie. Ou à la radio (et un peu de cinéma-télévision). Même si tous ces éléments l'ont aidé.

Internet est quelque chose de puissant, c'est vrai. Comme la TV, ou la radio en ondes courtes. Pour peu qu'on sache comment il fonctionne. Pour autant Internet n'est pas autre chose qu'un outil de communication dont les êtres humains font ce qu'ils veulent. Mais il ne faudrait pas pour autant en venir à penser que communiquer est dangereux. Les "gentils" communiquent, et les "méchants "aussi. Daech est méchant et il communique. Il utilise des outils modernes de communication. Comme il utilise des moyens modernes pour se déplacer. Pour faire la guerre. Pour engranger de l'argent.

Donc, renvoyer aux lecteurs que Daech est une "créature de l'ère Internet", est une démarche intellectuelle très périlleuse. Totalement foireuse, en réalité.

Les républicains espagnols recrutaient des milliers de jeunes gens qui venaient les rejoindre pour lutter contre Franco : bizarrement, Internet n'était pas encore du tout au point. Les exemples de génocides, de mise en place de dictatures au cours du XXème siècle — tous sans Internet — sont légions.

Pourquoi donc avoir besoin de théoriser sur Internet pour expliquer la création de Daech ? Parce que toutes les autres raisons, politiques, géopolitiques, économiques sont plus difficiles à faire passer, du point de vue de la responsabilité des dirigeants des grandes "démocraties" ? L'intervention de Georges W. Bush de 2003 en Irak ne serait-elle pas un peu en cause ? Le suivisme français en Afghanistan, les atermoiements sur la Syrie, le soutien aux "rebelles" syriens financés par les alliés des pétromonarchies qui ont fini par constituer Daech ne seraient-ils pas de grosses pièces du puzzle, un peut trop gênantes ?

Un indice : sans Internet, les kalachnikov crépitent quand même, les égorgement font couler du sang, les revendications aussi. Un bon gros camescope, et des envois aux plus grandes rédactions, et tout le monde connaîtra la revendication au 20h. Le pétrole se transporte avec des camions pas avec Internet, et s'il n'y a pas d'Internet, tous les systèmes connus depuis la seconde guerre mondiale (et avant) pour échanger des informations et faire des transactions secrètes seront utilisés. Ben Laden en 2001 n'avait pas besoin d'Internet dans sa grotte pour être une super-star…

Je finis donc cette réponse à ton billet avec les "légions de l'Internet libre" — que tu dénonces — mais sans m'attarder, puisque c'est peut-être là le plus affligeant de l'affaire.

Il n'y a pas de "légions" sur Internet. Seulement des individus, les plus libres possibles, qui tentent, le plus souvent, de défendre leurs idées. Leurs convictions. Pas toujours celles que tu apprécies — ou celles que certains gouvernements apprécient dans le cas des "légions de l'Internet libre". Et donc, il faut savoir que ceux qui luttent pour que la liberté de communiquer sans contrôle des Etats ou d'autres puissances, sont avant tout des gens de conviction. Qui connaissent… et aiment le réseau. Les légions en question, en y réfléchissant bien, sont en réalité des communautés. On appelle ça parfois des peuples aussi. Qui revendiquent leur droit à la liberté… et à l'expression.

C'est visiblement ça que vous n'aimez pas, toi et ta collègue de l'Express.

Et c'est peut-être bien ça, au fond, qui nous sépare. Certainement, en y pensant bien.

P.S : Pour le pseudonymat sur Internet, que vous détestez visiblement, toi et ta consœur, il serait intéressant de nous expliquer, à nous la "légion", pourquoi le pseudonymat est utilisé depuis le XIXème siècle par la profession des journalistes — ainsi que par les auteurs — sans que cela ne gêne personne ?

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